La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

mercredi 15 octobre 2014

Ta faute

Tu aurais pu faire en sorte que cela passe, tu aurais pu nous laisser le souvenir d'oeufs turquoise et d'oiseaux surpris, de lièvres palpitants au gîte, de claques de congres convulsés au fond du zodiac, mais non, cela non plus tu ne l'as pas voulu.
Tu aurais pu faire retour, dire le mot magique, nous délivrer du mal, c'était à toi de le dire, à toi de réparer, mais non, cela non plus, c'est con, tu n'as jamais su dire pardon.
Si ce que je crains advient, je te plains, s'il advenait alors pire que le malheur dont tu nous as marqués, il n'y aura plus de glace où te regarder, plus de grâce, il n'y aura plus que ta faute inscrite sur ton front d'infâme, plus que ta faute impardonnée faute d'avoir demandé pardon.

C'est moi qui pleure à toutes les chansons, c'est moi qui viens trop tard à Nantes, moi dont dont le nom flamboie Boulevard des Capucines, c'est moi qui devrais rendre grâce que tu aies à ce point manqué, car marcher sans toi suffit à marcher droit, vaincre le signe indien du labdacide, devenir l'indien contraire de ton vice, marcher à ton revers pour revenir à l'origine et demander pardon pour toi.

samedi 4 octobre 2014

Une anatomie du monde

Puisqu'on tranche la tête des oiseaux de l'automne, que partout éructent des reines de coeur sanglantes, qu'il n'est plus d'île où se tenir, apprendre à pardonner, susciter la tempête apaisante, puisque la tempête est partout, que les poissons se noient et que les chansons nous manquent, puisque les mères sont à bout de souffle et qu'aux frontières elles voient se masser leurs enfants monstrueux qu'aimantent des joueurs de flûte, puisque mon rêve n'a plus de prise et que la terre que je foule s'épuise sous mes pas, quelque effort que je fasse à ne pas lui peser, puisque la mer monte et lèche ma maison d'une caresse menaçante, que ma voix s'use à proroger des livres impuissants à remédier au monde, que le vin du soir ne suffira pas, que ta main manque à jamais à l'heure recommencée où tous les poings se crispent, par défaut je te nomme amour quand les oiseaux égorgés pendent à l'office et que partout c'est carnage et bêtes éventrées sous le couteau de tous, tous étonnés de jouir en bouchers, de s'endormir équarrisseurs mélancoliques tandis qu'à l'horizon des nuits frémissent les golems de nos désirs abjects, l'ombre des dieux morts, la glaise de nos rancunes. Par défaut je te nomme amour et je suis baptiste au désert et je suis un enfant qui pleure et je veux être la main qui desserre l'étau du poing qui brisa l'oiseau.

dimanche 28 septembre 2014

Mare Nostrum

Notre mer, un tombeau. En elle sombrent des misères que sabordent les passeurs pressés d'embarquer d'autres misères.
Dans la barque du nocher s'entassent tous les noms du malheur dans toutes les langues et toutes les langues se confondent dès lors qu'il s'agit du malheur, tous les dieux et des peaux sombres plus que des peaux claires, et toutes les peaux assombries. Tous les malheurs du monde pèsent plus que les crimes et la barque coule entre deux enfers: en notre mer s'ouvre un en-deçà. Coulent avec les damnés, avec les innocents, leurs dieux, leurs enfants, leurs femmes violées, l'espoir des jeunes gens pour qui les vieux s'étaient saignés, coule avec le nautonier qui ne sait plus à quel enfer se vouer, l'enfer lui-même, dépassé.

dimanche 7 septembre 2014

Transparentes de Croncels

Nous n'aimions pas les pluies de septembre: elles entraînaient le tas de sable où nous trompions notre ennui, le dissolvaient, et apparaissaient à sa base des veines de terre noire hostiles à nos jeux.
Le sable, il avait fui par la pente, il avait fondu dans la nuit, malin, il avait trouvé le moyen de rejoindre la mer, et nous avait laissés sur le bord du chemin. On aurait voulu qu'il nous emporte, on aurait voulu faire plage avec lui, mais non. Nous nous vengions alors sur les pommes pourries, tombées de l'arbre pendant la pluie, dont, d'un coup de talon rageur, nous faisions des compotes à cru. Des compotes à cru de transparentes de Croncels, précoces, fragiles, ennuyeuses, juteuses du jus de notre ennui.

mardi 26 août 2014

Jokari

La balle du jokari nous revenait toujours, on cognait dessus comme des sourds et l'on sentait vibrer le bois de la raquette, on entendait le coup comme un pétard de fête, jusqu'à ce qu'épuisé l'élastique pète à son tour, rompant cet éternel retour le temps de renouer les bouts, de relancer la balle de caoutchouc et de cogner à nouveau comme des sourds.

mercredi 20 août 2014

Retour de bal

Ce furent des années légères: les corps ne pesaient pas de ces plis affaissés sous le poids de la graisse, on entrait dans la danse sans même y penser, nous dansions le cœur léger, semions sur le plancher des gouttes de sueur et de curaçao bleu. On ne savait pas, le monde durerait, la terre sous nos pieds toujours douce à nos pas, on ne savait pas. Les amis d'alors sont dans les ossuaires, la terre est venue à manquer.
Nous n'aurions pas cru, la fête finie, devoir régler le bal, reconduire les filles défaites, déchaussées à l'arrière de la vieille bmw, jeter écœurés la bouteille de curaçao. Tout alors revenait lourd, de ce poids-là que que nous avions voulu ignorer.

samedi 2 août 2014

Derniers des derniers

Quand il sera bien clair qu'avec nous meurt le monde, que les enfants semés ne nous prolongeront pas, que les bouches ouvertes ne seront pas nourries, que manqueront et l'eau et l'air, et les herbes et les bêtes, il ne restera aux maîtres pansus comptables du désastre que la mélancolie des masturbateurs après la sueur des petites morts. Dans le sursis que leur fortune aura payé, qu'ils s'ennuient, seuls, dans le gâchis du monde, qu'ils piétinent les tombes qu'ils auront fait creuser, qu'ils pleurent les enfants qu'ils auront dévorés. Qu'à leur tour ils crèvent dans l'abjection de leurs maisons sécurisées, sans pleureuses ni linceuls, seuls, derniers des derniers.

dimanche 27 juillet 2014

L'incendiaire

Celui qui alluma le feu, le voulait-il, le savait-il? Les champs brûlés sont plus fertiles disaient les frotteurs d'allumettes, ces bons gros gars aux yeux bleus qui regardaient fiévreux les filles.
Celui qui battit le briquet, voulut-il déclarer sa flamme, et femme qui le battit froid, savait-elle qu'on n'éteint pas la braise sous la cendre, le feu couve en-deçà, la lame qu'on rengaine n'en perdra pas son fil.
Comment a-t-il mordu le pré, comment le blé a-t-il fait torche, tourbe dessous, foudre tombée, comment le feu s'est ingénié nul ne le sait, pas plus celui qui l'a bouté que celui qui l'a combattu.
L'incendiaire au bras tremblant se tient aux côtés des pompiers. Comme eux, il bande et déroule la lance, mais l'eau versée c'est en pure perte, il voit son désir partir en fumée, vapeur, suie sperme tout ensemble.
Et voilà que brûle la première maison. C'était un hôtel borgne et les filles hurlent qui sautent des étages et se brisent près du brasier. Puis c'est la grange et du grenier, le feu vole jusqu'à l'église dont crépitent les pans de bois, et dieu s'y carbonise et l'incendiaire dit: "Seigneur, je ne le voulais pas."

dimanche 1 juin 2014

Se vautrer

Il n'y aura -il faut le dire ainsi, il faut restreindre à la façon des pauvres- il n'y aura plus que des listes de manques, et nous tuerons pour des mots creux, pour des objets sans objet, et nous ne jouirons plus d'embrasser ni d'étreindre, car entre nos bras rien, ni chair ni peau ni cuir ni poil ni cheveux ni dents: pauvre c'est embrasser du vent, pauvre c'est respirer son propre vide.
Nous serons tous pauvres, pas de la belle pauvreté de l'évangile -dieu aussi c'est du vent- nous serons tous pauvres de l'épuisement du monde, d'avoir fouillé les champs retourné des forêts de nos groins tièdes pour quelques truffes, pour quelques traces, pour le souvenir d'une odeur. Nous sommes les sangliers sales, les porcs mélancoliques à la bauge asséchée.

lundi 26 mai 2014

A mi-pente

La maison je l'ai prise à mi-pente, pour avoir le temps d'observer l'eau monter, voir venir, les gens descendre, les enfants remonter, les pierres rouler les jours d'orage, voir tomber, regarder le temps s'écouler.
Bien-sûr, à mi-pente, je cherchais l'équilibre, la vieille maison pour demeurer, demeurer j'entends par-là le fol espoir que l'heure s'arrête de tourner, l'eau de verser par la chaussée, le gravier de dévaler, le fol espoir qu'à mi-pente le temps cesse de serpenter et se tienne immobile et moi à ses côtés. Hors l'histoire l'espoir fou que la course se fige, qu'en suspens nous tenions dans un monde apaisé. Mais l'espoir fou a pris la pente, et l'élan l'a emporté.