La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

mercredi 1 mai 2013

Couteau

Il fouille le ventre des femmes, cherche trace de sa naissance, soupçonne le vide au-delà du gant de chair que son impatience déchire. Qu’elle gise ou geigne, il cure de ses cartilages le creux intolérable, et la laissera morte, pantelant d’une violence fichée là comme le drapeau d’une nation sans merci.

mardi 30 avril 2013

Fonds de culotte

C’est la peur qui les fait jouir, c’est ça le grand secret. Je les flaire, je les connais, seule la peur les fait bander. Ils veulent des geôles, des uniformes, des pauvres en haillons, des victimes innocentes. Ils veulent des coupables noirs comme la suie, ils veulent des enfants de Marie dans un halo bleu pâle, sans désirs, sans sexe. Ils ont des rêves de petits garçons diabétiques, d’obèses en culottes courtes, ils votent des crédits pour un autre porte-avion, ils rient des jupons du ministre. L’an prochain, ils commanderont un sous-marin, si la crise leur en laisse les moyens. Ils hument la queue des arabes, ils frémissent au spectacle des nègres, s’affligent du mariage des pédés, y voient la fin de leur race, pure, forcément pure. Et, dans le ciel de leur bêtise, ils déploient en pleurant un cœur vendéen rouge.

lundi 29 avril 2013

Trappeur d'enfance

Je voulais juste partager le soleil de mon ventre, l’échanger contre des peaux et des fourrures, passer par la forêt broussailleux moi aussi. J’ai quitté les plaines, oublié jusqu’au nom des villes, aux couleurs des murs. On avait trop bercé mon enfance, mené dans trop d’églises adorer trop d’impostures. Je voulais me faire sauvage et manger la viande crue à même l'os du gibier, dormir à la fourche des arbres, m'allier aux loups, traquer les lynx, faire l'amour en passant. Des hivers interminables à tresser des mèches d'or, pour partir au dégel forcer des grottes et découvrir en leurs eaux noires des poissons aveugles. James Oliver Curwood, vous me vengiez des chloroses catholiques et des horizons bornés d'Europe. James Oliver Curwood, je n'ai pas mordu la chair crue des bêtes ni pêché le saumon des torrents à la façon des ours, mais je vous remercie des appétits que je vous dois.

Nous portons nos ombres

Survivre à l'enfant mort et le porter comme distraitement, ne jamais le montrer mais lui parler le soir quand tout est endormi et que seuls nous veillons et guettons les signes sous l'aile imbécile du monde. Ne pas s'attendrir, le tenir au courant, compter sur sa vigilance. Ne pas l'imaginer comme un pantin de chair, le sauver du gnan-gnan. Survivre à l'enfant mort et le porter au poing comme un oiseau nocturne, venger l'enfant mort en lui offrant des proies de choix, lui laisser se pousser les ongles pour que serres, elles paraphent l'air impur de ma vie d'homme mûr: rêves de chasses barbares de fauconnerie galante qui lacèrent ma léthargie d'épuisé. Que toujours l'enfant mort veille à mon qui-vive.

samedi 27 avril 2013

Paraphrase de Dryden

Puisse la musique, pour un instant, rien qu’un instant, chasser ta peine, t’apaiser jusqu’à la surprise, toi qui méprisais les plaisirs et qu’Alecto stupéfia en délivrant les morts de leurs chaînes, tandis que pleuvaient les serpents de sa tête, que le fouet lui tombait des mains.

Patience des vieux

Ce ne serait rien, des couloirs aux tons pastels avec des dessertes à chaque extrémité, sur lesquelles sont déposées des bouquets de fleurs, des romans sentimentaux, des biographies de grands hommes de la librairie Perrin. Une télévision allumée la tête d’un animateur aux cheveux rares et arrangés qui lit ses fiches et pose des questions savantes, cet homme toujours cravaté qui répond toujours juste à trop haute voix, qui tente l’impossible dialogue avec l’écran, mais ne parle guère aux autres que sa science intimide. Vous portez des noms qui reviendront à la mode, et certaines d’entre vous dansent entre elles certains dimanches à l’heure du thé. Vous payez cher la baignoire abaissée, le lit à télécommande, le fauteuil percé d’un pot. Vous attendez le week-end, où la fille viendra avec du linge propre, où le fils enverra des fleurs qui ne tiendront pas dans les vases, et le petit carton agrafé au bouquet, même pas de sa main. Le fils n’a jamais le temps, il faut lui pardonner, vous trouvez, dans le fatras de vos idées confuses, dans ce temps cotonneux qui est le vôtre, toutes les excuses pour l’absent. Et la fille repart avec le sac de linge sale, qui reviendra la semaine prochaine, elle, régulière et lasse, avec sur le visage l’expression de son effort.

jeudi 25 avril 2013

Napoli-Cagliari 3-2

Alors tu as surgi sur le balcon et ton cri m'a figé dans la rue. "Due, due!" répétais-tu, et avec toi la clameur du quartier. Tu étais jeune et beau, tu portais cette crête au sommet du crâne qu'arborent toutes des idoles qu'on subit dans tous les restaurants, et qui stupéfient la course des serveurs. Frénétique dans ton maillot bleu, tu hurlais "due due!" en secouant la rambarde, exultant d'un bonheur dont je ne comprends rien.

Chaud et froid

Brandon est né des suites du feu de Saint-Clair, comme il se doit. Le feu de Saint-Clair est utile en cela qu’il est un des rares moyens de savoir si l’année en cours va ou non déboucher sur une guerre : au sommet du bûcher, en juillet, on place une croix. Si elle brûle, ce sera la guerre. Si elle tombe, on est tranquille pour une année. Les gens sont formels, elle a brûlé en 14, elle a brûlé en 39, ils ne se souviennent plus pour les guerres coloniales. Sinon, c’est comme le feu de la Saint Jean, des histoires d’été, de nuits qui tardent, d’enfants sur les épaules de leur père pour mieux voir le feu, qui s’endorment pendant que chacun va retirer un brandon du bûcher qui protégera le foyer des foudres et des flammes le restant de l'année ; des jeunes qui fument et qui s’emmerdent, les garçons la tête perdue dans leur sweat à capuche, les filles aux tenues courtes comme la nuit, qui savent bien qu’elles vont avoir froid comme ça, qu’ici ce n’est pas la Provence, que si on dit sortir à la fraîche ce n’est pas pour rien, il est joli le mot, mais l’humidité les percera vite, et elles chercheront un gars dans un sweat à capuche, un gars pour les réchauffer, pour les sauver de la mucreur. Ici les filles ne brûlent pas, jamais, même pas les années où la croix de Saint-Clair brûle, ici, les filles vont voir les gars parce qu’elles ont froid, ici les gars ne draguent pas, ils attendent qu’elles aient trop froid. Brandon est né de ces frottements-là, d’une fille froide et d’un mec à capuche, qui avait une voiture, et dans le coffre un brandon éteint.

mercredi 24 avril 2013

Circumvesuviana

La vieille gitane au foulard fleuri débordait de son siège. Sa fille dont le visage de bronze se plissait d'un sourire, admirait son enfant qui mendiait dans le train où les touristes serraient leurs sacs. Puis, à cinq stations de Pompéi, elle s'est mise à pleurer, essuyant ses larmes avec une serviette de papier orange. Elle a gémi longuement, s'est levée, et la vieille à sa suite, entraînant l'enfant vers la sortie à trois stations de Pompéi. Ce qu'elle pleurait, nulle idée.

lundi 15 avril 2013

Villepreux, 2 (Upper-middle class, mettons.)

C’étaient déjà les Yvelines mais demeurait le vieux nom de Seine et Oise sur maints panneaux ; on parlait encore le plus souvent en anciens francs. Le village avait doublé avec la construction de pavillons à l’anglaise, accolés les uns aux autres, mitoyens par le garage. On se saluait par dessus la haie, on était forcés de s’entendre, et de fait on s’entendait, fondus dans l’homogénéité de la classe moyenne, blanche, où les pères étaient dessinateurs industriels et dont les mères organisaient l’après-midi des réunions Tupperweare lorsque les enfants étaient à l’école (Jean Rostand pour les garçons, Marie Curie pour les filles). Les placards étaient donc pleins de boites indispensables, salières étanches bleu pastel, mélangeurs de vinaigrettes dotés d’une hélice en plastique qui interdisait qu’on puisse douter du progrès. On votait à gauche, mais pas communiste, on avait une MJC où des réfugiés chiliens animaient des ateliers d’émaux, un théâtre plein d’illusions nationales populaires, un stade Salvador Allende, un collège Léon Blum. Le père, de droite, s’agaçait de ces noms. Restaient quelques champs au milieu des lotissements, quelques grands domaines dans cet espace mité, confins d’un continuum urbain aujourd’hui accompli. Haies de troènes, haies de thuyas, intimité toujours incertaine contrôle collectif de l’espace urbain, rues limitées à 45 à l’heure: les enfants pouvaient faire du vélo, aller en classe à vélo, au catéchisme à vélo, aucun danger vraiment, on savait toujours où ils se trouvaient. Les courses au Nova, la laideur des arcades du petit centre commercial, la laideur de l’église séparée de son clocher qu’on appelait beffroi pour légitimer l’aberration de son architecture : Tout s’inscrivait dans la fausse sécurité proprette d’une modernité médiocre.