Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

samedi 19 mars 2016

Présence sensible

C'est donc aujourd'hui. Mais non rien ne se boucle, et autant te le dire, parler du jour de ta mort comme d'un anniversaire m'est impossible, pas plus que je ne considère la formule convenue qu'on m'assène parfois: non je ne fais pas mon deuil. T'écrire c'est maintenir un lien vivant, les couleurs acides de l'enfance passées par le filtre des diapositives, c'est saisir à l'occasion un retour qui fait mouche, saisir ce qui me saisit dans l'air et me ramène à toi, ta façon bien particulière d'affirmer c'est n'importe quoi, ton sourire fêlé de fossettes, tes cheveux, cet épi qui blondissait l'été, la couleur indécise de tes yeux noisette un peu verte, tu demeures inscrite dans le monde sensible, j'entends par-là qu'à chaque instant le moindre coup de vent, la fleur courbée vers le talus, l'odeur du poisson frais, le soleil qui perce l'averse, le reflet d'un nuage sur une mare, les Litanies de la Vierge de Charpentier, un morceau de pain trempé dans une fondue fribourgeoise, la chair sanglante d'une pêche de vigne, la guitare de George Harrison, une toile de Veira da Silva ou un verre d'Irancy, à chaque instant, dis-je, une sensation peut surgir, se déployer, se déplier, te faire revenir, et moi reconnaissant, te reconnaissant, de t'accueillir.

dimanche 13 mars 2016

Nos maîtres d'école

Ils sont revenus du passé, tu en aurais été heureuse, Philippe me le confirme, tu aimais, comme moi, les évoquer. Ils m'ont écrit après avoir lu les lignes qui parlaient d'eux, nos maîtres d'école, et lisant les autres textes, ils ont appris ta mort, alors ils m'ont écrit, nos maîtres d'école, et j'aurais tant aimé que tu partages ma joie de ce retour d'enfance, je sais que tu l'aurais partagée, je sais quels souvenirs nous aurions fait surgir, la classe bien sûr, le plaisir des leçons, les promenades Chemin de la Comtesse, mais pas seulement: ils étaient les parents d'Anne, ta meilleure amie, et nous avons souvent passé nos mercredis chez eux. Aux mots que je lis d'eux, je les retrouve, je me souviens de leur maison à Villepreux, au Prieuré, des gâteaux de Maryse, du sourire bagué d'Anne (toi aussi, tu as porté autour des dents ces appareils qui firent la fortune des dentistes). C'est Laure leur cadette qui tapant le nom de ses parents sur Google, les a trouvé nommés ici. Elle était timide Laure, jusque dans son sourire. Reviennent alors les sorties de fin d'année au zoo de Vincennes, le rocher aux singes, les odeurs des fauves, et les animaux de verre filé que tu achetais là pour en orner ta chambre. Revient leur 4L et une journée à la Mer de sable d'Ermenonville, Anne écoutant des disques de Serge Lama, tout une enfance, notre enfance en sa lumière, et la chaleur intacte de ces gens de bien, nos maîtres d'école.

dimanche 6 mars 2016

Écrivant mars

Se boucle, ce mois-ci, la première année sans toi, pas besoin de calendrier: les fleurs le disent sous la gelée, c'en est fini de février, mais nous sommes dans ces temps où l'hiver est plus doux que le printemps qui cingle, et mars, en dépit des jonquilles, m'est une Toussaint violente. Les fleurs sont en avance, on ne peut pas comparer disent les jardiniers, une année ne fait pas l'autre, mais l'an dernier, tu me l'avais dit, si attentive à la vie qui te quittait, l'an dernier déjà, les fleurs avaient anticipé l'appel. Je vois par la fenêtre les derniers perce-neige, les narcisses, les primevères. Lorsque pour la dernière fois, nous sommes sortis de l'hôpital pour prendre le soleil, je me souviens que fanaient les crocus et qu'explosaient d'un rouge invraisemblable les massifs de tulipes, et ce fut très joyeux de pousser ton fauteuil, de se laisser porter par l'allégresse des plantes. Ce mois-ci boucle, un vieil oncle est mort et à l'enterrement revoir certains de ceux qui étaient venus au tien. Moins de fleurs pour le vieil oncle, plein de robes d'avocats et quelques vieux chantres ânonnant le rite latin. Je suis rentré glacé, et je pense, t'écrivant, aux premières tulipes, et je te rêve un paradis païen.

mardi 23 février 2016

Un autre temps

J'aurais aimé te raconter cela, ce retour d'enfance impromptu dimanche. Celui qui me parle je ne le connais pas, mais très vite il évoque les Yvelines, Villepreux, Chavenay où il habitait, comme c'est étrange ce que les lieux reviennent. Dans une haie, à Chavenay, coulait une source claire où nous rêvions de boire, mais le père nous le refusait, à raison sans doute. Il me rappelle que le collège s'appelait Léon Blum, qu'un garçon avec qui je suis allé en classe à l'école Jean Rostand habitait chemin de Rambouillet, ils étaient scouts ensemble, et le nom revient, Philippe Gautier. En vieux professeur de français, je me demande si Gautier souffrait un "h" ou non, je ne sais plus, mais je revois son visage tout en longueur, et plus tard je me demande si je n'ai pas confondu avec Frédéric Leclerc, c'est bien possible, les retours sont si incertains. Resurgissent les noms des voisins, des copains, Yann Delpech, Ronan Kérodren, et le chemin de Rambouillet pris chaque jour pour aller au collège, lentement, car Laurent interdit de vélo par sa mère déposait son cartable sur mon porte-bagage. Lui évoque d'autres lieux, la piscine où l'on m'a poussé à l'eau pour m'apprendre à nager, le lotissement du Prieuré, le théâtre du Val de Gally, et à ce nom tu m'apparais concentrée un jeudi après midi à fabriquer des émaux à l'atelier de travaux manuels qu'animaient des réfugiés chiliens -c'était un autre temps, les réfugiés on les accueillait dans les municipalités socialistes, socialistes ça voulait dire de gauche, et Villepreux était de gauche, même le curé disait la messe en pull-over rouge devant grand-père indigné. C'était un autre temps où les familles de droite comme la nôtre envoyaient sans crainte leurs petites filles fabriquer des émaux avec des réfugiés chiliens. Au théâtre du Val de Gally, j'ai vu Le malade imaginaire joué par une troupe africaine, et cela m'a beaucoup surpris, j'avais dix ans, et je n'ai pas ri. Dans la même salle plus tard, au ciné club, nous avons vu plein de films pas de notre âge -c'était un autre temps où une mère catholique qui faisait le catéchisme aux enfants ne voyait nul inconvénient à ce que les siens voient des films ardents, Bergman à quatorze ou quinze ans, Sonate d'automne et toi pleurant à mon grand étonnement.

mercredi 17 février 2016

poisson grillé 2

Il aurait fallu dire la part du père dans la pêche, sa marinière délavée, le pull dont sa mère avait honte, pull bleu raccommodé. Ce serait justice de rappeler qu'il fut source de ces joies-là, qu'il fut patient à nous apprendre les gestes qu'il faut pour ne pas affoler les bêtes, comment savoir faire silence et se mouvoir lentement, sur l'eau comme dans la forêt. Nous lui devons le nom des arbres, des oiseaux, des poissons et des crustacés, nous lui devons de ne pas écraser les champignons, de cueillir les bons. Les poissons grillés, c'était lui qui les préparait. Au père l'art du feu, le barbecue rituel. Mais voilà je suis seul à me souvenir, et injustement, parce qu'il fut injuste, je décide ici que le bonheur ce fut sans lui, malgré lui, contre lui. il disparaît du bateau qu'il pilotait, il ne plonge plus, il ne pêche plus, ses mains sont sans effet sur les braises. Les cèpes, c'est sans lui que je les trouve, les poissons je ne les grille pas. Il te survit, mais en moi pour toi toute la place toute l'enfance et pour toi toute la lumière, et limpide tu l'annihiles, et morte tu lui survis dans ce territoire dont moi seul j'ai la clé.

Poisson grillé

Il faudrait revenir aux îles, retrouver les criques où nous avons pêché, prendre le bateau pour Hoëdic, et marcher sur la lande aux odeurs d'anis et d'asperge sauvage. Les îles ne protègent de rien, mais Dumet, Houat, le plateau découvert lors des grandes marées autour du phare du Four, la joie des laminaires en dessous du bateau, tu aurais aimé j'en suis sûr les revoir un été où, moins souples sur les rochers, nous aurions cependant crocheté des dormeurs et d'une main retrouvant les gestes de l'enfance, capturé des étrilles en évitant leurs pinces. Au retour, nous aurions laissé filer les lignes, et pris quelques maquereaux goulus, une orphie à la chair verte, celle-là aurait serpenté un instant à la surface des vagues, avant de se tordre au fond du zodiac, et nous aurions été bien déçus, car c'était toujours le bar dont nous rêvions et que nous ne ferrions jamais. Tu aurais bronzé, j'aurais rougi en dépit des crèmes, et nous serions rentrés fatigués, heureux d'un bonheur dont l'été fut prodigue. Le soir, nous aurions mis sur le poisson grillé du beurre fondu, du gros sel gris et un jus de citron.

mardi 2 février 2016

Ta part du monde

Le jour rallonge un peu, c'est l'heure des lumières rases. Voilà dans la vitre de la chambre un reflet rose orange, et sous cet éclairage l'hiver semble une fiction d'où sourd l'envie de ne pas perdre l’occasion d'une joie. C'est toi qui m'a appris cela, moi je serais du genre à laisser couler l'eau. Tes dernières années t'ont changée, saisir le temps te fut un art, et la lumière sur le Golfe, certains jours décida de tout. Il n'était plus question de rater l'occasion, et de mois en mois, virtuose du kairos tu fus là si absolument, comme ce midi tardif à Conleau, où nous avons pris le soleil, de ce qui s'appelle prendre, avec Philippe, comme des petits vieux sur un banc, dans un décembre irréel de transparence, et pour la dernière fois tu sus prendre ta part du monde dans ce jeu d'îles et de reflets, et une fois encore il fit bon vivre à côté de toi.

mercredi 27 janvier 2016

L'eau des mares

En ce jour gris de courte vue, de pauvre lumière, je m'en retourne vers l'eau des mares au reflux, sous les grands rochers au granit un peu taché de goudron, à Port-lin, après le club Mickey, en contrebas de la belle villa, la seule qui soit du côté mer de la route. Nous plongions le regard plus encore que nos épuisettes dans ces petits mondes clos dont nous étions les dieux patauds: les coquillages se refermaient sous nos doigts, crabes verts, crevettes translucides se cachaient sous les algues brunes et rouges, dans ces volumes illusoires qu'elles développaient sous la loupe de l'eau. Entre les pierres d'autres crabes, des bigorneaux, des anémones renfrognées dans l'attente de la marée. C'était un âge d'abondance, où les enfants qui s'ennuyaient pouvaient ramasser des pleins seaux de bigorneaux qu'on méprisait à la cuisine, tout comme Maria soupirait lorsque nous rapportions du port plus d'éperlans qu'il n'était attendu de notre maladresse et qu'il fallait bien frire, nous en étions si fiers. Dans ces rochers, plus loin, nous étions un peu plus âgés, lors des pêches à pied des grandes marées, coefficient 95 ou plus, nous connaissions toutes les failles où les bouquets se réfugiaient et les trous où déjà il n'y avait plus de homards, mais des étrilles aux carapaces d'un velours taupe et parfois une araignée qui se confondait en camouflage. Dans ces rochers-là -car on disait dans les rochers, un dormeur sournois que j'avais crocheté sortit sa pince du sac de nos trophées et s'en prit à ta cuisse en brute invertébrée, j'eus du mal à le décramponner et je me souviens que tu pleuras de douleur. Sur ces rochers, un peu plus loin, j'ai glissé, et je me suis luxé le coude, et tu étais là, et tu m'as aidé à rentrer. La lumière, l'eau des mares c'était avec toi, c'était.

mardi 19 janvier 2016

Aux jours d'école

Nous avons aimé l'école, les maîtres, les billes, la balle au prisonnier, et dans la cour de l'école Jean Rostand devenue mixte (Jean Rostand vint je crois l'inaugurer), tu t'emberlificotas des heures avec tes copines dans ces mystérieux jeux d'élastique auxquels les garçons n'ont jamais pris part, tant leur étaient indéchiffrables les figures qui s'y composaient, tressauts entrechats de gamines maigres tendues comme des ressorts de joie. Nous fûmes des enfants sages, des bons élèves, et c'était naturel, cela allait de soi dans ce monde homogène où le dimanche à la messe on pouvait compter les portugais -on les trouvait honnêtes et travailleurs, c'était acquis dans ce monde d'essences, mais jamais on n'eût pensé que leurs enfants dussent être studieux. Nous l'étions, et nos amis étaient fils d'officiers pareils au père -du moins le croyait-on- ou les filles de nos instituteurs-de-gauche-mais-des-gens-bien-quand-même. Je vous nomme, amis de la première enfance, Jean-François, Laurent, Anne, et vous nommer c'est comme un vœu d'hiver, un souhait de longue vie pour les images heureuses que vous suscitez ce soir, et je vous nomme aussi Maryse et Edouard Fabre-Garrus, nos instituteurs bien aimés, la petite brune et le grand distrait que toi comme moi avons écouté avec tant de plaisir, qui nous apprirent tant, qui nous firent chanter, apprendre des poèmes un peu communistes, et nous emmenaient, les après-midi de printemps, marcher chemin de la Comtesse, lorsqu'il faisait soleil sur les digitales à faire tiédir les gourdes de Fanta orange.

dimanche 17 janvier 2016

T'écrire

T'écrire est difficile, j'entends, savoir que faire pour ne pas trop trahir. J'y pense toutes les nuits, au fond c'est impossible -impossible mais nécessaire. Je ne puis te prêter vie -je ne suis pas cet hystérique ce démiurge, ce mystique, je n'ai pas volé le feu ni contraint les dieux à m'entendre, je ne projette ni ne délire je te sais morte et nonobstant je te parle je t'écris ce sont des actes insensés dont je ne saurais faire l'impasse, pas des actes impensés je peux faire pleurer les pierres mais pas non plus l'horreur terrifiante des tombeaux. J'essaye moi qui ai choisi la lame qui te recouvre, de ne pas écrire de pierre, que t'écrire soit toujours de l'élan du vivant et non -sous le mauvais prétexte que tu ne saurais me répondre- un monument qui te fige: l'abominable ce serait que te parlant je te statufie. Chaque mot tremble d'encre bleue, chaque mot je te le lance, chaque mot danse avec ton ombre qui s'enfuit.