Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

jeudi 20 juin 2013

Le concert des belles-soeurs

Elle arrive d'Amérique et le fait bien sentir, parle plus qu'il n'est de mise, rit trop fort, humilie l'air de rien ceux qui sont restés là, renvoyés à la petitesse, au passé, à la crasse de l'ancien monde. Les belles-soeurs la détestent, elle et ses robes de big mama, qui s'abat sur les choses, leur parle comme à des arriérées qu'il faudrait ménager et siffle en deux soirées la bouteille de cognac en racontant New-York, en comprenant tout, de loin très floue, myope, embrumée d'alcool. Elle pontifie, s'esclaffe et s'endort. De fait, comment mesurerait-elle le tranchant des femmes d'ici, leur modestie rageuse, fierté d'une vie d'effacement? Discrètement, elles laissent le bulldozer (ainsi la nomment-elles entre elles, au marché)occuper l'avant-scène et donner le spectacle de ses titubations. La condamnation n'a plus qu'à tomber et l'Américaine, vulgaire, alcoolique, n'a plus sa part au concert qu'elles donnent. Les belles-soeurs n'ont jamais bu, elles, jamais fumé, jamais joui. Elles élèvent leurs enfants comme on taille un bonsaï. Le linge est rangé, la vaisselle faite, parfaites elles sont les belles-soeurs du concert. Aux States, ça fait vingt ans qu'on a des lave-vaisselle, laisse tomber l'Américaine qui ne propose pas d'aider.

mercredi 19 juin 2013

Paraphrase de Ferdinand

Souvent il vaudrait mieux ne plus parler du tout. Ceux qui savent le disent qu'il vaudrait mieux se taire. Qu'on n'en parle plus, dit Bardamu. J'aurais dû parler? Bigornos! dit Ferdinand la merde au cul.
Parler aggrave, telle est la leçon du bavard, mais il est là le petit démon, la langue un muscle infatigable, on parle à s'en coller des aphtes: parler ulcère évidemment.
On parle de partout, bavant, foireux, postillonnant nos humeurs plus ou moins bilieuses. On ne crache plus du sang mais c'est tout comme: saignent les mots, le monde est sourd, vaudrait mieux s'y tenir, n'avoir jamais rien dit pour éviter que ça commence, penser des ordures, s'en tenir au silence, aux points de suspension, aux postillons sur la page blanche.

Mon double et moi

J'ai rencontré mon double à Crawley, Sussex. J'avais dix ans et, sur la cheminée de mes hôtes trônait ma photo, une photo que je ne connaissais pas, arrivée là je ne sais pas comment. Ils me regardaient d'une drôle de façon, Mr and Mrs Hooper, ils disaient des choses que je ne comprenais pas, l'anglais j'en avais fait six mois et je ne parlais qu'au présent.
J'ai oublié son nom, mais lorsqu'il est rentré j'ai compris, et immédiatement je l'ai haï, et comme un coup de foudre à l'envers, à croiser son regard j'ai vu sa haine en miroir, nous n'étions plus rien que le reflet d'un autre. Nous sommes allés jouer à l'étage, en garçonnets bien élevés, et sitôt hors de vue nous nous sommes battus. Mon double demeure à ce jour le seul être que j'aie jamais frappé.

dimanche 16 juin 2013

Casablanquer 4


Le bus hier –C'est un aquarium avec des poissons tristes et des crabes farcis! – il était bleu, le bus hier –il était vert, il était gris– il était surtout plein d'œufs gros d'éclosions monstrueuses –mais nécessaires, l'air de Casablanca réclame l'émeute– mais ils n'ont pas cassé, lorsqu'hier le bus bleu gris vert a renversé l'enfant de front. Le sang tachait sa chemise jaune, et son ballon a roulé, j'ai regardé le ballon rouler quand l'enfant s'est achevé, parce qu'il s'est achevé, comme le cheval de mon histoire, les palabres des vieux qui ceinturaient le corps d'un corps d'indifférence. C'était écrit, l'enfant les roues, le chauffeur qui crie son innocence, et je vois le ballon rouler à l'infini, et je crois un instant que ce ballon, c'est mon œil arraché.

Aller au feu

Les flammes s’élançaient dans un ciel orange sale, une auréole douteuse sur laquelle se découpaient les arbres de décembre. C’était à droite de mon ciel, vers Saint-Christophe, c’était lointain, mais très net, tant les flammes jaillissaient haut , bien au-delà des haies du bocage, des courbes des collines. J’ai compris le pouvoir des naufrageurs et l’histoire de l’étoile : quand brûle ainsi le très grand feu, il n’est que d’aller voir, un fantasme d’anophèle, une fin de phalène. Ce qui brûlait là-bas, ce qui flambait si haut comment savoir, il fallait savoir ce qui brûlait si bien, de quelle passion dans la campagne, quel sacrifice était là consommé.

mardi 4 juin 2013

Chronique 6


Passons s'il faut nuages nuages
passons sans tragédie nuages familiers
frères de pluie marcheurs sans efforts
foulons le ciel et consentons à n'être que passages

Ventons nous ne sommes que temps
variable ils disent à la télé c'est faux la télé ment
nous sommes répétition ventons c'est la même chanson
et c'est bonheur que de chanter

Horizon s'il faut disparaître c'est vers toi que je veux aller
horizon tous deux nous fuyons amoureux même direction
s'il faut passer passons

dimanche 2 juin 2013

Chronique 16


Retrouver le marché de retour de vacances
on avait oublié la déclinaison des visages
rougeur des peaux, oreilles décollées, on avait oublié
combien ces visages-là sont rudes, et les mains terreuses des maraîchers
on les redécouvre quand ils rendent la monnaie.
Leurs légumes leur ressemblent :
ils ne sont d'aucun calibre, on sent l'effort qu'ils
eurent à croître
leur forme en témoigne.
Aucun souci d'ornement.
On produit, on vend
l'effort et l'argent comptant.

Ceux qui parlent ici
les boujou ça va ty,
les bisous sonores qui pètent sur la joue
les bons gros rires
il ne faudrait pas s'y tromper
ceux qui parlent d'ici
comptent les morts et les trompe la mort
les infarctus et les cancers
pleurent les disparus
les chiens écrasés

Ceux qui parlent ici
sont moins nombreux
que les taiseux :
C'est dire la joie des marchés.

samedi 1 juin 2013

Saint Georges, cimetière (Prose tombale)


Furent, comme tant d’autres, ceux dont on voit le nom sur les pierres. Ces noms-là ne disent rien. Photos stupéfiées dans des blocs de résine, jaunissement des traits quand l’or des lettres s’éraille sur la dalle. Passons, disons-nous en lisant la disparition même des signes, passons. Des fleurs de porcelaine, un christ au bras brisé, dont la fonte creuse révèle l’imposture. Passons. Vieilles qui ploient, vieilles qui pleurent les vieux, morts. On se souvient de la couperose des charitons, des bannières, des torchères que des bras tremblants portent depuis la peste. Ceux-là aussi, morts. Et les bannières posées qui moisissent dans le chœur : l’agneau de dieu pâli sent le vieux champignon. Couleurs passées, passons, nous passons aussi, et déjà nos mains sont lourdes des fardeaux portés, et déjà nos doigts sont gourds des rhumatismes qui nous vouent à la raideur. Nul ange ne veille. Lames de schiste, feuilles de plomb. Passons.

Lin


Juin venu, guetter le vert tendre du lin voir monter la fleur qui s’ouvre au matin d’un bleu qu’ondule le vent sur les plateaux d’ici, terres de Caux, Roumois, Lieuvin. J’attends cette marée d’au-dessus des falaises, je lui prête des vertus qui s’annulent le soir lorsque tout se referme sur moi et les fleurs sur elles-mêmes. Juillet sera trop tard: jaunes montées en graines les tiges seront couchées par des machines insolites, en bandes régulières. Juillet pour rouir jusqu’à rouille.

mercredi 29 mai 2013

La barrière blanche


Il n'y a rien à reconnaître dans la maison de l'enfance. Ce qu'est devenu mon vélo je m'en fous, treize ans de rouille et je m'en fous, je n'ai plus à huiler la chaîne, c'est tout. Que d'autres s'en chargent, qu'ils plient en septembre les voiles pour l'hiver, qu'ils rangent dans le garage les dérives, les mâts, les planches. Quant à moi je ne dérive plus, et ce père qui enjoint de repeindre la barrière n'est plus mien, ne doit plus m'être rien, dent de sagesse extraite qu'on regarde dans le ravier, encore un peu sanglante, mais déjà étrangère à la douleur qu'elle causa.
J'ai souvent repeint la barrière de la maison de l'enfance. Jamais je n'en ai eu les clés. Les moisissures sous l'escalier peuvent moisir de tous les désirs rances, le père peut en paix guetter les secrets de toutes les petites filles, leur faire honte et les caresser sans crainte, je n'ai pas la clé, leur trouver la peau douce, les traiter de menteuses lorsqu'elles se plaindront à leur mère, je n'ai pas la clé, flairer leurs maillots de bains - les mères laveront, les mères lavent tout- je n'ai pas la clé. Des mères franchissent la barrière blanche, des mères qui savent - ou ne veulent pas savoir- lui confient des enfants, leur disent d'être sages avec l'oncle Paul. Il sourit il est si gentil, si patient avec les enfants, les petites filles surtout l'adorent, c'est ce qu'il dit, c'est ce qu'on croit. Moi je reste dehors, je ne repeindrai plus la barrière, et je ne sais pas si le vélo… je crois que je ne sais plus en faire.
Je ne veux pas revoir la maison de l'enfance. Je n'en peux plus de ces poupées détruites, les yeux de verre brisés dont la douleur fêle les miroirs sans tain derrière lesquels le père se terre et jouit au moment précis où ils tombent.