La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

vendredi 18 août 2017

Des enfants soignés

Bobos, écorchures, pinçons brûlures, genoux couronnés, ampoules, verrues aux pieds, coliques gros rhumes petites toux, sans compter la galerie des maladies obligatoires à plaques, à boutons, à rougeurs, à fièvres, à douleurs, nous avons pris notre part, nous avons partagé les chutes et les microbes, mais pas en part égale: il y avait quelque injustice à te voir toujours plus malade que moi, injustice ambigüe car si je te plaignais d'une varicelle tenace qui t'éprouva petite, où tu fus héroïque en ne te grattant pas, elle te maintint au lit deux semaines, alors qu'à mon grand dépit la mienne m'abandonna au bout de quelques jours et je dus retourner à l'école, un peu envieux que tu aies toute la journée notre infirmière de mère pour toi seule. Les maladies infantiles, tu les fis en grand, je les eus en passant, seule exception les oreillons dont seul j'ai souffert. Nous fûmes des enfants soignés, vaccinés, médiqués, la pharmacie de maman pouvait nous semblait-il guérir tous les maux de la terre, ils aimaient les médicaments, les enfants de l'infirmière, moins que l'infirmière cependant. Sirops sirupeux efficaces et dangereux, pommade pectorale, suppositoires expéditifs à l'odeur humiliante de camphre, comprimés beaux comme des bonbons, désinfectants rouge orange ou rose, charbon actif noir et sucré, nous fûmes enduits, humectés, pommadés, pénétrés, tamponnés, désinfectés, pansés, il ne pouvait rien nous arriver, nous étions des enfants soignés, aseptiques, d'une moderne propreté, dont les agents s'appelaient Mercurochrome, Théralène, Pulmofluide, Normogastryl, Néocodion, Merfène, bleu de méthylène, aspirine, dakin, et toute la sainte famille des antibiotiques qui nous assurerait l'éternité, pas moins.

mercredi 16 août 2017

L'été 76

Il y a eu -ainsi je m'en souviens, ainsi je le raconte- un été au Croisic chaud comme les étés d'aujourd'hui, de ceux qui bientôt nous feront étouffer jusque dans le bocage, dans l'ombre d'ici, noisetiers grillés, mares évanouies. Mais en 76, on croyait encore à l'accident, à l'anomalie, on accueillit canicule et sécheresse comme on regarde une comète ou une pluie de grenouilles, et Giscard en fit un impôt, dit-on. Nous, l'enfance inconséquente, cette chaleur nous l'aimions -cette année-là nous avons cuit dans une maison de location mal isolée qui jouxtait un entrepôt de cercueils dont le menuisier faisait l'article aux familles éplorées. On nous autorisait à veiller jusqu'à la fraîche, et la fraîche tardait jusqu'à minuit parfois, nos premiers minuits sans la messe, et les étoiles s'offraient sans un frisson de vent, parfois même la fraîche ne venait pas vraiment. Tu l'avais aimé, cet été là, tout particulièrement, car Franz, le grand cousin, -ton préféré je crois- était venu de Suisse, il était joyeux, drôle, on riait tout le temps dans la canicule. Il vient d'avoir soixante ans me dit sa vieille mère, les canicules ne font plus rire personne et c'en est fini des peaux bronzées, de l'insouciance.

dimanche 13 août 2017

Campagne et jardin

Nous ne fûmes pas vraiment des enfants des champs, pas des petits paysans non, mais nous aimions le calme des jardins des maisons forcément bourgeoises. C'était le père qui jouait le rustique parce qu'enfant de la guerre il avait gardé quelques vaches dans les prés, ça nous embarrassait cette posture, ce rapport à la nature si clairement de droite, où "la terre ne ment pas" mais pue toujours un peu, où l'on se ment en paysan alors qu'on est le fils du médecin de campagne, où l'on croit connaitre les bêtes parce qu'on les chasse, comme on se déguise en pêcheur sur le quai du port du Croisic au point de tromper les touristes, ce serait trop long l'inventaire des paravents du père, peut-être y croyait-il vraiment? Le puits sans fond de ses mensonges, je ne m'y penche jamais trop, tu approuverais: trop longtemps qu'il s'y est noyé. J'aime la campagne, j'y vis depuis longtemps, sans me prendre pour un paysan, juste parce que j'aime le calme -mais je n'ai pas de jardin, je ne sais pas m'en occuper. Tu as toujours vécu en ville, et très vite avec un jardin, un petit jardin pour les enfants, des enfants urbains, pas du tout des enfants des champs.

jeudi 10 août 2017

Pierres lave lauze

Dans la maison de pierres de lave, de lauze, au jardin bruissant d'insectes, je lis Sister de Savitzkaya, j'aime le texte, pas le titre, et bien-sûr je pense à toi, sans raison véritable et tant mieux: il ne dit rien de nous ce texte terrible, il dessine un possible de la sœur / du frère et du schizophrène, du lien brisé que je n'avais jamais imaginé, tant il est vrai qu'on imagine depuis soi, il ne dit rien sur nous tant mieux, ou alors en creux, la chance d'avoir été comme deux doigts de la main, différents, solidaires et confiants, deux doigts, trois adjectifs, je m'arrête là. Je t'avais fait lire Savitzkaya, ses petits livres aux noms d'enfants, Exquise Louise, Marin mon cœur, tu avais aimé, c'est si dur d'écrire les enfants, chez lui rien de gnan-gnan, du sensuel, du sensible à hauteur de trois pommes, confitures, parquets craquant, je ne sais plus de quoi je parle, de Savitzkaya, de la maison de pierres, lave, lauze, aux lambris qui craquent ? Depuis la fenêtre je vois les forêts, les sucs et les désastres de basalte. Tu n'es jamais venue par ici. C'est un pays qui a connu la fin du monde quand un autre monde a poussé, il y a douze millions d'années. Les pentes en sont encore secouées, le pays s'en est remis, pas d'aplomb mais remis. Tu aurais aimé la maison que j'ai louée, il y a de bons livres, de vieux CD et des vues sur les pierres aux colères adoucies, des bois qui doivent être sombres en hiver et rappeler la peur du loup. C'est une maison de famille, il reste dans la bibliothèque des albums que je n'ouvrirai pas, pas besoin pour comprendre ça, une maison de famille, de secrets et de friandises, avec un baby-foot pour les enfants, si jamais il pleuvait, comme jadis, dans la grande villa du bord de mer, Jean-René s'énervait quand il jouait jusqu'à suer du front, cela nous étonnait, tu t'en souviendrais.
C'est une maison où tu manques, tu manques à toutes les maisons, c'est une maison de famille, j'entends par-là une maison d'où je regarde par la fenêtre, pour le cas où -c'est vain, je sais- pour le cas où tu reviendrais.

samedi 15 juillet 2017

Sixième extinction

La sixième extinction tu ne sauras pas, tu es morte avant le dernier guépard d'Iran, le dernier pangolin, les alouettes il y en avait tant qui peuplaient notre ciel d'enfants, qui chantaient à la verticale de leurs nids -les alouettes nichent en plein champ- jamais on n'aurait cru qu'à leur tour, qu'elles aussi viendraient à manquer dans mon ciel d'homme, seulement tu as manqué avant, mon ciel est un grand manque, mon ciel est vide d'oiseaux, mon ciel anticipe la sixième extinction. Il resterait vingt ans, peut-être trente, pour sauver les abeilles, les martinets et les moineaux, les bêtes ordinaires y laisseront leur peau sinon et nous serons les artisans de la sixième extinction, pas toi, tu es morte avant, mais tes enfants la connaitront mieux que moi -j'aurai touché mon terme- et les enfants qu'ils feront, s'il faut souhaiter qu'ils en fassent, peut-être qu'ils méditeront la chanson de Ziggy Stardust, celle où il ne reste que cinq ans pour pleurer -Earth was really dying- se résigner à la sixième extinction.

vendredi 14 juillet 2017

14 juillet, pour inventaire

La nuit dernière j'ai entendu les pétards des feux d'artifice, d'où venaient-ils? Pas du village, et peu importe. J'étais à moitié endormi, j'ai pensé au Croisic où nous allions en famille crier à la belle bleue, après avoir guetté sur la petite télé de la villa de pierre la silhouette du père sur ses engins blindés, il était militaire il était cavalier, il fallait être fier du père qui avait tué, il était officier, il était décoré, colonial et amer le père qu'on admirait, qu'on guettait dans le défilé sur ses E.B.R.. Pour toi nul ne savait, pour la guerre c'était à peine plus clair, il avait gardé des clichés, des morts aux visages de berbères, des morts aux mains de bergers, des morts aux yeux ouverts de fusillés, il a fallu attendre bien des années bien des leçons d'histoire pour y voir plus clair en effet, savoir de qui on était né, une manière de meurtrier, d'exécuteur de corvée de bois, qui fut inculpé pour avoir tué pendant la trêve, qui fut décoré un 14 juillet par un de ses pairs qui m'a montré sa queue et qui m'a demandé Comment va ta mère?. Je n'aime pas tu sais les 14 juillet, je n'aime pas la Marseillaise, je n'aime pas les militaires, ni ceux que la mort fait bander.

dimanche 9 juillet 2017

Rien voilà l'ordre

Je ne fais pas de bruit ce soir, c'est la petite cérémonie dominicale, je te parle, il pourrait pleuvoir, le ciel est gris le temps lourd, un âne braie qu'on entend de loin. Une femme au Havre me parlait hier des géants je n'entendais rien, je deviens sourd, ils étaient revenus pour les cinq cents ans du port de Grâce, je ne fais pas de bruit ce soir, ils furent machinaux les géants, mais dieu que cette ville est belle, tu l'aimais aussi, le musée la plage les vitraux de Saint-Joseph et le café du bout du monde. Les géants se sont un peu répétés, pas la magie d'antan, la magie d'antan c'est raté, nous sommes d'après la magie, quand la machine s'est installée, le perlimpinpin se disperse. Il vente toujours par le Havre, alors c'est à toi que j'ai pensé par les rues, tu aurais aimé la joie des gens bigarrés qui suivaient la marche du scaphandrier, tu aurais aimé voir dormir le petit géant noir, mais tout comme moi, t'auraient glacée la clameur, les applaudissements: le peuple assemblé, tout bigarré qu'il fût, célébra la police qui fermait le ban plus que les artistes de rue, la foule voulait l'ordre, elle l'eut, qui règne sur nos joies désormais contenues, sous contrôle.

vendredi 7 juillet 2017

Frère et soeur

Nous les trouvions bruyantes, les grandes familles d'autrefois, les fratries du père et de maman, ces oncles et tantes à la douzaine, ces cousins si nombreux qu'on ne les connaissait pas tous, mais il fallait faire comme si, que nous n'aimions pas tous -il aurait fallu faire mieux nos aimables, nous n'avons pas su, pas voulu, qu'importe, ces familles nous encombraient, surtout l'été, ces grandes tablées, le concert des sœurs de maman qui riaient trop fort, pas méchamment mais trop fort, les chansons des frères du père (à eux les rires gras, les mains baladeuses, les plaisanteries déplacées). Avec la cousine boudeuse (elle avait raison de bouder) nous regardions la comédie se dérouler, nous en avions honte, quoi, nous étions de ce monde-là? nous aurions donné n'importe quoi pour être ailleurs ces moments-là, se délier de ces gens-là, lorsqu'avinés les oncles chantaient le pas d'armes du roi Jean, qu'ils chantaient en meute Nous qui sommes, De par Dieu, Gentilshommes De haut lieu, Il faut faire Bruit sur terre, Et la guerre N'est qu'un jeu et meute ils étaient, de fait et pas qu'un peu. A bien y réfléchir ce qui nous hérissait, c'était de subir ces chœurs de frères, ces fous-rires de sœurs, ces pluriels impensables de tribus archaïques: j'étais ton frère, tu étais ma sœur, c'était tout, c'était singulier, unique, c'était suffisant: ça, nous savions le signifier, que seule la cousine boudeuse comprenait.

lundi 3 juillet 2017

Le gras du jambon

Et lorsqu'à mon tour tombé mort, nul ne te parlera plus d'enfance, et qu'oubliés seront nos peurs, nos gourmandises, nos dégoûts -la peau du lait, le sucre fondu dans le beurre des crêpes, le gras du jambon, le parfum des fraises des bois qui changeait selon qu'elles avaient poussé à l'ombre ou non, le ténia du renard qui nous menaçait puisqu'on avait mangé les fraises des bois à même les bois, sans les laver, les fils des haricots verts et de la confiture de rhubarbe, verte elle aussi -tu le mangeras pour ton dessert râlait la grand-mère devant le gras qu'on délaissait sur le rebord de nos assiettes, elle avait traversé deux guerres, laisser du gras, ça ne se faisait pas, ça ne va pas te boucher disait-elle parfois, bien sûr que non, mais on n'aimait pas ça. Lorsque tombant à mon tour seront ensevelies avec moi les traces du sel sur nos maillots de bain, la peau pelée des coups de soleil, les gerçures de tes lèvres au froid, lorsque sera tournée la page qui ne tournera qu'avec moi -car j'aurai tenu parole- certains sans doute en seront soulagés. Si triste de penser cela, que ta mort lasse, que ton souvenir puisse peser, que d'aucuns travaillent à l'oubli, comme si l'oubli c'était affaire de volonté, comme si l'oubli ne s'accomplissait pas, quoi qu'on en ait: je ne fais que le retarder.

samedi 1 juillet 2017

Ca se lève

Le retour de la pluie ne m'ennuie ni ne me réjouit, c'est sur les ardoises le petit bruit de l'ouest, si elle n'était morte maman aurait dit je vous assure que ça se lève, nous aurions souri, sous la pluie, un peu transis, les pieds sur le sable jauni de l'averse à regarder la mer salie par les nuages noirs, bleu-gris, les vagues vertes gercées par la herse de la drache (ce n'est pas un mot d'ici, mais il cingle comme il faut, il glace et hache, c'est ainsi qu'il pleut aujourd'hui). Ca va se lever, ça se lève répétait maman, bien seule à y croire sous les nuages noirs, comment occuper les enfants, il y en avait des compagnies, des grands, des petits, les siens, des neveux, des cousins des amis, les emmener à la crêperie, sortir les jeux de société, Mille Bornes, Scrabble, Monopoly, les jeux de cartes, pas de disputes, pas de cris, maman jouait, tu gagnais toujours, elle perdait joyeusement en regardant de temps en temps par la porte-fenêtre, prête à l'ouvrir au premier signe d'éclaircie et nous envoyer prendre l'air.