La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

mercredi 27 janvier 2016

L'eau des mares

En ce jour gris de courte vue, de pauvre lumière, je m'en retourne vers l'eau des mares au reflux, sous les grands rochers au granit un peu taché de goudron, à Port-lin, après le club Mickey, en contrebas de la belle villa, la seule qui soit du côté mer de la route. Nous plongions le regard plus encore que nos épuisettes dans ces petits mondes clos dont nous étions les dieux patauds: les coquillages se refermaient sous nos doigts, crabes verts, crevettes translucides se cachaient sous les algues brunes et rouges, dans ces volumes illusoires qu'elles développaient sous la loupe de l'eau. Entre les pierres d'autres crabes, des bigorneaux, des anémones renfrognées dans l'attente de la marée. C'était un âge d'abondance, où les enfants qui s'ennuyaient pouvaient ramasser des pleins seaux de bigorneaux qu'on méprisait à la cuisine, tout comme Maria soupirait lorsque nous rapportions du port plus d'éperlans qu'il n'était attendu de notre maladresse et qu'il fallait bien frire, nous en étions si fiers. Dans ces rochers, plus loin, nous étions un peu plus âgés, lors des pêches à pied des grandes marées, coefficient 95 ou plus, nous connaissions toutes les failles où les bouquets se réfugiaient et les trous où déjà il n'y avait plus de homards, mais des étrilles aux carapaces d'un velours taupe et parfois une araignée qui se confondait en camouflage. Dans ces rochers-là -car on disait dans les rochers, un dormeur sournois que j'avais crocheté sortit sa pince du sac de nos trophées et s'en prit à ta cuisse en brute invertébrée, j'eus du mal à le décramponner et je me souviens que tu pleuras de douleur. Sur ces rochers, un peu plus loin, j'ai glissé, et je me suis luxé le coude, et tu étais là, et tu m'as aidé à rentrer. La lumière, l'eau des mares c'était avec toi, c'était.

mardi 19 janvier 2016

Aux jours d'école

Nous avons aimé l'école, les maîtres, les billes, la balle au prisonnier, et dans la cour de l'école Jean Rostand devenue mixte (Jean Rostand vint je crois l'inaugurer), tu t'emberlificotas des heures avec tes copines dans ces mystérieux jeux d'élastique auxquels les garçons n'ont jamais pris part, tant leur étaient indéchiffrables les figures qui s'y composaient, tressauts entrechats de gamines maigres tendues comme des ressorts de joie. Nous fûmes des enfants sages, des bons élèves, et c'était naturel, cela allait de soi dans ce monde homogène où le dimanche à la messe on pouvait compter les portugais -on les trouvait honnêtes et travailleurs, c'était acquis dans ce monde d'essences, mais jamais on n'eût pensé que leurs enfants dussent être studieux. Nous l'étions, et nos amis étaient fils d'officiers pareils au père -du moins le croyait-on- ou les filles de nos instituteurs-de-gauche-mais-des-gens-bien-quand-même. Je vous nomme, amis de la première enfance, Jean-François, Laurent, Anne, et vous nommer c'est comme un vœu d'hiver, un souhait de longue vie pour les images heureuses que vous suscitez ce soir, et je vous nomme aussi Maryse et Edouard Fabre-Garrus, nos instituteurs bien aimés, la petite brune et le grand distrait que toi comme moi avons écouté avec tant de plaisir, qui nous apprirent tant, qui nous firent chanter, apprendre des poèmes un peu communistes, et nous emmenaient, les après-midi de printemps, marcher chemin de la Comtesse, lorsqu'il faisait soleil sur les digitales à faire tiédir les gourdes de Fanta orange.

dimanche 17 janvier 2016

T'écrire

T'écrire est difficile, j'entends, savoir que faire pour ne pas trop trahir. J'y pense toutes les nuits, au fond c'est impossible -impossible mais nécessaire. Je ne puis te prêter vie -je ne suis pas cet hystérique ce démiurge, ce mystique, je n'ai pas volé le feu ni contraint les dieux à m'entendre, je ne projette ni ne délire je te sais morte et nonobstant je te parle je t'écris ce sont des actes insensés dont je ne saurais faire l'impasse, pas des actes impensés je peux faire pleurer les pierres mais pas non plus l'horreur terrifiante des tombeaux. J'essaye moi qui ai choisi la lame qui te recouvre, de ne pas écrire de pierre, que t'écrire soit toujours de l'élan du vivant et non -sous le mauvais prétexte que tu ne saurais me répondre- un monument qui te fige: l'abominable ce serait que te parlant je te statufie. Chaque mot tremble d'encre bleue, chaque mot je te le lance, chaque mot danse avec ton ombre qui s'enfuit.

samedi 16 janvier 2016

Première neige

Tu n'as pas oublié mon anniversaire, oublier, tu ne peux plus, oublier c'est encore être. Maman non plus, elle s'est souvenue, m’a appelé, c'est rare qu'elle appelle, très rare que ce soit le jour dit de ma naissance, je suis comme elle, moi aussi j'ai l'anniversaire approximatif. En cela nous différions: tu tenais à ton anniversaire, je fuyais plutôt le mien, tu souffrais enfant de prendre un an de plus le jour de la rentrée des classes, et je me souviens que tes quarante ans te furent pénibles, et je me souviens surtout que l'année dernière tu fis tout pour survivre à celui du père, je ne peux pas mourir aujourd'hui m'as-tu dit crânement -moi j'avais oublié la date et si je la sais à présent c'est pour ta rage à survivre à ce jour-là. Non, je n'aime pas les anniversaires, trop absorbé par la guirlande de l'après qui se tresse quoi qu'on en ait: hier c'était la première neige sans toi, cette première neige me pèse plus que mes cinquante trois ans -que vaut cet âge que tu n'atteindras pas?

mardi 12 janvier 2016

Lettre morte

Philippe a retrouvé le brouillon de tes lettres, il me le dit au téléphone, sa stupeur, ces brouillons au milieu des cours d'internat qu'il allait jeter, la douleur de te lire écrivant au père, à tante Marie aussi, écrivant pour dire ce qui fut. Je n'ai pas lu ces lettres, tu m'en avais parlé. Ce que je sais, tu y nommais l'inceste, sommais le père de le reconnaître, de s'excuser. Restée lettre morte la lettre, le père ne sait pas dire pardon, le père s'absout d'avance, le père n'a jamais répondu de rien, le père nie devant l'évidence, le père persiste et va très bien, merci.
Quant à nous qui te portons nous avons cœurs et poings serrés.

dimanche 3 janvier 2016

Jardin-de-derrière, jardin-de-devant

Ta chambre au papier peint Crin blanc (enfants et chevaux de Camargue) donnait sur le jardin-de-derrière, comme la mienne où entraient des merles ivres: ils avaient picoré les baies sures du buisson ardent et moitié titubant s'envolaient vers la vitre. Il y eut des accidents d'oiseaux au-dessus du jardin-de-derrière. Jardin-de-devant non, un forsythia, un vegelia, un arbre de Judée, une haie de troènes, des hortensias un peu chlorotiques et voilà tout le jardin-de-devant, un jardin de façade, pas un jardin d'enfants, un jardin pour les gens, pour le qu'en-dira-t-on, bien tondu, bien taillé, bien traité par le père: un jardin impeccable, blason de probité. Dans le cellier tous les produits KB contre tous les parasites possibles, toutes les pulvérisations, tous les engrais, tous les pesticides et même les fumigations rien n'était inutile. On invitait les invités au tour du jardin-de-devant, c'était vite fait mais il leur fallait s'extasier et s'intoxiquer en humant les roses Meilland jaunes de poudre anti-pucerons, juste devant le salon.
Nous étions, nous, du jardin-de-derrière. Les jardins ne communiquaient pas, il fallait traverser ou cuisine ou cellier pour arriver aux corètes du Japon, au buisson ardent, aux cassis-fleurs, au parterre de fraisiers. Au centre de la pelouse du jardin-de-derrière, le portique jaune et vert aux deux balançoires qu'on nous offrit pour nous consoler de la mort du chat -de fait cela nous consola. Le père ce diviseur avait segmenté le jardin-de-derrière, le jardin caché, le jardin des enfants. A toi les fraisiers, à moi les cassis fleurs, question d'odeur peut-être, de stratégie sans doute: à toi la jouissance des fruits, à moi le rien des parfums d'avril. Il escomptait ton égoïsme, tu mangerais toutes les fraises, te ferais l'agent de ma frustration -c'est ce qu'il aurait fait- mais non tu partageas toujours les fruits innocents de l'Eden, et de cette enfance incorruptible nous vient je crois cette indifférence à la propriété, la certitude que tout ne s'achète pas. Tu fus toujours la généreuse, je demeure désintéressé.

jeudi 31 décembre 2015

A la bonne heure

Puis c'était, en ces jours de nuit, la visite à Maurice, à quelques rues de la maison de Honfleur, une autre maison, à jardin caché. Maman nous laissait sonner, il fallait attendre, pas longtemps, le temps d'entendre la voix de Blanche approcher, haut perchée, modulant toutes les nuances possibles d'"A la bonne heure", son expression préférée. Le bonheur lui avait été refusé, mais la bonne heure elle la prenait avec le thé qu'elle nous offrait. Nous n'aimions pas tellement le thé en ce temps-là -Ça vous viendra nous disait-on, on avait raison- mais c'était la bonne heure de Blanche, qui proposait des chocolats. Tu serais là, tu te souviendrais. Les pas traînants, comme étouffés des charentaises de Maurice, qu'on entendait venir -que c'était long, comment pouvait-il marcher si lentement?- le baiser dégoûtant qu'il fallait accepter. Sa salive lui échappait, c'étaient d'affreux baisers mouillés qu'on se cachait pour essuyer. Maman nous avait expliqué le Parkinson de Maurice, comment jadis, par-dessus le marché, il avait été gazé à la guerre, combien il avait été beau naguère -mais c'était inimaginable et nous ne l'imaginions pas. C'est discrètement qu'on s'essuyait en attendant la récompense qui ne tardait pas trop, juste une éternité de potins, de tasses de thé. Blanche sortait de longues allumettes, et son sapin s'illuminait de bougies pincées au bout de chaque branche, qui révélaient des ornements scintillants, des fées de mousseline, des lutins veloutés, des lampes à pétrole aux bulbes roses comme des bonbons. Si nous avions été sages, nous avions le droit de choisir parmi ces trésors, un chacun, que Blanche décrochait d'un sourire. Nous étions toujours sages et je me souviens de l'année où tu choisis une lampe rose dont le plastique nous fut alors révélé mais qu'importe, elle fut accrochée par la suite à tous nos sapins de Noël, et même fêlée, même ternie, elle a traversé les années et tes enfants, à leur tour, ont pu la regarder.

mercredi 30 décembre 2015

Inventaire de Noël

Aimions-nous tant Noël? Je ne m'en souviens plus. Aussi loin que je me rappelle, ce fut Honfleur dans la nuit du jardin qui trop boueux nous était interdit, la nuit recommencée jusqu'au cœur du jour indécis. Je me souviens mal de Noël comme si tous les noëls empilés s'étaient annulés, et plus personne désormais pour m'aider à faire le tri, faire lumière dans la nuit. Même nos premiers noëls légos poupées dînettes voiture téléguidée, je m'en souviens à peine, est-ce si important, en serais-tu peinée? Un sapin certes, une guirlande de pères noëls en papier découpé, la première guirlande électrique -pas de celles qui clignotaient, mais elle avait des cabochons de plastique qui imitaient l'involucre des noisettes. Ce que je revois mieux, c'est la crèche démesurée, les rochers de papier crèche savamment scotchés, le lac où nage un cygne -le lac un vieux miroir où le cygne est posé. Le père prenait prétexte de la crèche pour disparaître dans les bois sombres, dont il sortait le panier plein de mousses, de bruyère et de lichen, les mains écorchées par le houx, et la maison d'un coup sentait l'humus. Non que le houx manquât dans les bois des coteaux, mais il fallait trouver ceux dont les branches luisaient des baies rouges que le folklore exige. Le gui ne le requérait pas, trop commun, foisonnant dans les vieux pommiers du verger près de la maison de Denise, à peine prenait-on le temps d'en couper une boule -c'était un peu païen, pas trop le genre de la maison.

dimanche 13 décembre 2015

Nos peurs

Nos peurs d'enfants tenaient à peu de choses, une gravure et deux disques, un couloir obscur la nuit -on ne savait pas où allumer la lumière dans la grande maison, on entendait grincer les branches de l'araucaria. Sur un vieux Teppaz, nous avons rayé nos peurs et toutes les musiques qui nous étaient données, Toréador prends garde, Colargol l'ours qui chante en fa en sol, une face des danses hongroises de Brahms -l'autre c'était pour les slaves de Dvorak- Casse-Noisette et Pierre et le loup, toutes les chansons et rondes de France par Lucienne Vernay et les quatre barbus, telle était notre discothèque -si tu étais là, tu compléterais- avec, c'était un prêt je crois de tante Marie, la Marque jaune en trente-trois tours.
La gravure d'un diable qui sortait de sa boîte, dans le couloir, les douze coups de minuit qui sonnaient à Big Ben -en fait il suffisait qu'il soit huit heures l'hiver dans nos robes de chambre- et surgissaient des terreurs expressionnistes, les sourcils du Docteur Septimus hurlant sur "Guinea-Pig" qu'il dirigeait à coups de fouet, dès que la nuit tombait il fallait à tout prix éviter ces périls dont nous n'osions parler -les parents s'en moquaient, nous étions ridicules. J'ai préféré je m'en souviens, un soir d'hiver à Honfleur, pisser au lit plutôt que frôler le diable du couloir qu'il fallait traverser pour aller aux toilettes, tu n'avais pas pissé mais tu as pleuré avec moi par solidarité, sans savoir vraiment pourquoi. C'était pourtant un faux diable -la gravure est chez maman- un bon diable même, puisque l'effroi causé par son apparition permettait au jeune homme de ravir son amante -maman nous l'avait expliqué, en vain, les enfants ne comprennent rien avait ricané la grand-mère. Mais le pire, peut-être, ce qui vraiment te terrorisait c'était le quarante-cinq tour de L'homme à l'harmonica, bien-sûr, nous n'avions pas vu le film, mais l'air à lui seul racontait le poids du destin sur le dos de l'enfant, et t'accablait bien plus que moi, ce qu'aujourd'hui je comprends mieux mais je ne saurais dire pourquoi.

lundi 7 décembre 2015

Sale année

Tu n'aurais pas aimé, je crois, l'année que tu n'as pas vécue. Tu aurais aimé vivre, cela n'a rien à voir et tu ne l'as pas pu. La veille de l'attentat de janvier, je t'avais retrouvée à Caen, au pavillon des cancéreux -ce n'est pas ainsi que cela s'appelle mais c'est ainsi que je le nomme et que c'est juste. Tu attendais, ce que tu as attendu c'est fou -être malade c'est attendre, il reste si peu à vivre et c'est sur de mauvaises chaises, sièges de salles d'attente, au milieu des visages possibles de sa mort prochaine qu'il est donné de perdre son temps- tu attendis des heures durant que l'oncologue te reçoive et te donne les drogues expérimentales et l'espoir afférent qui venaient d'Amérique et tu t'es aperçue que tu étais la seule qu'on avait retenue pour l'essai, l'essai qui n'a pas marché. Le lendemain les crayons se turent, nous n'en avons pas parlé. Mes élèves ont porté longtemps des badges "Je suis Charlie", comme ils ont chanté voici quinze jours Imagine de tout leur cœur. Trois semaines durant, tu as pris les cachets, tu as vomi, tu as voulu croire aux effets secondaires. Le rebond n'eut pas lieu. Ton agonie entre la chambre et le salon.
Tu aurais aimé, je le sais, voir Thibaud heureux, tu ne l'as pas vu. Tu aurais tremblé pour lui qui n'est jamais allé au Bataclan, tu n'as pas tremblé. Tu aurais voté vert, probablement, en râlant sur ces vieux adolescents qui ne savent pas avoir raison. Tu aurais découvert que notre très gauche président avait des érections militaires et la démocratie merdeuse. Tu aurais vu le Front monter, sale année, sale année que celle de ta mort.