Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

vendredi 15 mai 2015

Ce que boiter veut dire

Aux Sablons, à Provins, il y avait tout un monde, qu'il est lointain ce monde, qu'il est ancien ce monde, il approche ton âge. C'était en 67 et nous étions enfants, j'allais seul à l'école dans un petit couvent, tu étais trop petite, j'allais seul à l'école en traversant la cour qui sentait les latrines. Je savais déjà lire, et ce couvent a décidé que j'écrirais de la main gauche au stylo bille d'une écriture dévoyée mais qu'importe, j'avais forcé le père à m'apprendre les lettres, il ne serait pas dit qu'on me raconte des histoires sans que j'en sois le maître.
Aux Sablons, à Provins, la voisine, Madame Gomis -ça revient, tu vois, ça revient- habitait un escalier plus loin. Je crois me souvenir d'un mari boulanger -tout ne me revient pas, forcément, le passé criblé- mais je me souviens de sa douleur -peut-être pas toi, tu étais si petite- son petit-fils mort, de ce mot dont j'ignorais tout, mort en Saint disait-elle, leucémie pleurait-elle, à l'âge qui bientôt allait être le nôtre.
Aux Sablons, à Provins, tu te mis à boiter si spectaculairement qu'on appela le médecin de la garnison dont le nom nous faisait rire. Le Docteur Poireau mesura tes hanches et ne comprit pas. Tu boitas donc près d'un an, tu boitas en jouant dans la tente que nous dressions sur la pelouse -tabourets manches à balais et couvertures militaires pour bédouins miniatures. Il y avait deux petites filles dont je ne me souviens que des diminutifs, il y avait Bouboute et Nanouche, leur mère pied-noir et leur père amputé, le crâne rasé, les prothèses rangées dans le porte-parapluie. Tout un monde militaire. Tu boitas comme leur père, près d'un an, et le Docteur Poireau finit par le comprendre, mais je crains aujourd'hui qu'il n'ait pas tout compris et que ta boiterie si je sais bien la lire, n'était pas tant l'imitation de celui qui jeune avait sauté sur une mine, mais le signe alors illisible de l'assaut du père sur toi, au point qu'il te fallut un an -tu n'en avais que trois- pour remarcher droit.

mardi 12 mai 2015

Bouchée à la reine

Nous avons connu, enfants, la vie de garnison, enfin, un peu connu. Mulhouse nous ne savions pas bien, Provins t'en souviens-tu? L'appartement des Sablons, le 9ème Hussards à Sourdun, comme c'est loin le père maigre et militaire à la tête des E.B.R. en rangs pour la parade du 14 juillet, le mess des officiers où nous avons bu nos premiers cocas à ce bar où grimper sur les tabourets c'était tout une affaire, tout une fierté. Mais pour toi le comble du plaisir, c'était lorsqu'au déjeuner tu pouvais commander une bouchée à la reine. C'est drôle, ça ne te ressemble pas, cette gourmandise pour cette fadeur-là, ces champignons, la béchamel, mais aucun doute en moi, tu avais quatre ans et tu préférais les bouchées à la reine, pour le nom peut-être? Dans le salon des officiers, des trophées, des tableaux, une selle de dromadaire qui nous fascinait. Je ne sais plus si nous avions le droit, mais je crois l'avoir chevauchée, et tu n'es plus là pour que je puisse m'en assurer auprès de toi. C'est aussi ça ta mort: me voici seul face à ces manques, maître de notre enfance criblée par ces trous de mémoire; moi, j'étais tout près d'oublier. Mais il faut raconter, tu l'a voulu je te le dois; tu vois, une selle de dromadaire et me voilà désarçonné.

vendredi 8 mai 2015

Ta mort exactement

Je n'ai plus peur de rien le pire est arrivé, te perdre, t'avoir perdue. Je ne peux plus trembler ni conjurer le sort ni me répandre en conjectures, en exorcismes. Ta mort exactement me l'interdit. Je peux montrer les moignons du lépreux, je peux me faire gueule cassée, c'est toi la morte, ma sœur mon enfance, mon emmerdeuse ma courageuse, mon enfance morte ma sœur en moi toujours vivante et forte, ma juste immodérément juste ma violentée ma reconstruite, mon enfance détruite, ma sœur dessous la lame de granit, ma sœur courant en fille sur la plage de gros grains, ma sœur courant près de moi pour que le père se tienne loin, le plus loin possible, ma sœur la vigilante, ma veilleuse éteinte, ma morte consciente.

samedi 2 mai 2015

A la bien aimée

J'écoute la Sonate de Requiem et tu es morte, et mort celui qui la conçut.
Je suis retourné chez toi, j'ai retrouvé Philippe et les enfants, je suis allé revoir maman, je suis rentré, nous avons marché le long du port et bien-sûr j'ai fait la cuisine. Nous te survivons et c'est une étrange expérience que de survivre à quelqu'un qu'on aime. Tes enfants, ton mari, ta mère, le frère que je suis, nous sommes en droit de dire nous, et nous pouvons sereinement prétendre t'avoir bien aimée. Pas parfaitement non, mais t'avoir aimée, dans le bien, ce bien que j'entends dans le temps même de la douleur, ce que sait dire, extrêmement -j'entends, j'entends, j'entends- la Sonate de Requiem, qui dit ta mort, et mort celui qui la conçut qui nonobstant nous donne le repos des justes.

jeudi 23 avril 2015

Souvenir du 14 mars

Si le père, un jour, me lisait -il aurait bien tort, mais sait-on jamais? Parfois on désire les mots qui condamnent, parfois c’est la vérité qui gagne- si le père me lisait, qu'il sache qu'une semaine peu ou prou avant ta mort, tu étais assise très droite -tu pouvais être bravache- très souriante, très soulagée aussi de ne plus délirer sous la morphine. On était contents de te voir comme ça Philippe et moi, de te voir si droite, frêle et forte, de te voir si toi, on t'a trouvé bonne mine, on te l'a dit tu n'y croyais pas trop, mais c'était tellement mieux que tes pleurs du mardi, quand tu te voyais pressurée comme par le piston d'une cafetière, on te l'a dit tu as souri, et comme une évidence, tu as tranquillement, benoîtement, sereinement affirmé que ce jour-là, de toute façon ce jour-là ne pouvait être le jour de ta mort. J'aurais dû comprendre, je n'ai pas compris, j'avais oublié, tu me l'as rappelé: Le 14 mars, puisque je parle de ce jour, c'était l'anniversaire du père, et tu tenais, une dernière fois, tu tenais radicalement à survivre à ça. Tu es morte à cinquante ans, et tu as tenu à dépasser, de quelques jours à peine, mais tu l'as dépassé, l'anniversaire du père, ses putains de quatre-vingt-un ans. Qu'à une semaine de ta mort, peu ou prou, tu aies pensé à ça, tu aies pensé à lui de la sorte, cela suffit pour comprendre à quel point tu l'as subi, à quel point ses mensonges sont cendres et qui veut encore les entendre qu'il crève avec le vieux bonimenteur, et que le vieil homme tremble, car le repos c'est fini pour lui.

mercredi 22 avril 2015

Egalement

Nous fûmes enfants modernes toi et moi, avec la télévision , la radio Telefunken, l'électrophone Teppaz. Nous avons regardé bonne nuit les petits, écouté les quatre barbus chanter les chansons de France, tremblé à la version audio de la Marque jaune. Nous avons porté des pulls acryliques qui filaient des boutons au cou, écouté des cassettes pourries sur l'autoradio de la 504 injection que le père conduisait trop vite pour que maman ait peur et fasse un peu plus la gueule.
On a eu les cheveux longs et courts, et toi les cheveux courts et moi les cheveux longs, et toi tu fus brune bébé, et moi blond tout enfant, puis tout s'est inversé, puis tout également. Également les jeans à pattes d'éléphant, les sabots suédois, les disques de Genesis. Egalement enfants modernes, jouant également, marchant également, également riant également méfiants, l'entité que nous fûmes nous protégea sans te sauver. Au moins ce fut ensemble, également.

dimanche 19 avril 2015

Plage Valentin

Il y a les jours où je ne peux pas, il y a les jours où le soleil m'aide, d'autres où le soleil pèse, d'autres enfin où le soleil n'est pas. C'est que la lumière a changé, c'est que mon regard s'est troublé, c'est que ma main tremble. Je ne suis pas Poussin, j'ai un mauvais soleil disait, si je me souviens bien, Chateaubriand post outre-tombe, affrontant la vieillesse après la mort, la mort il voulait bien, la vieillesse il aurait préféré ne pas: une pénitence dont il s'impatientait.
Tu m'as donné cette chance, retrouver l'enfance, notre enfance dans le malheur d'après ta mort, aller la chercher loin, te la rapporter palpitante, car elle palpite encore, je te parle, le deuil n'est pas fait et qu'importe, on doit pouvoir faire autrement, tu palpites dans notre enfance que je rapporte avec la marée de juillet, et te voilà renversée par les rouleaux de la plage Valentin, du sable plein le maillot de bain, du sable gros du sable fin, moi aussi j'en avais plein quand nous roulions dans les rouleaux à confondre le ciel et l'eau, quand nous buvions la tasse, il fallait qu'enfance se passe. L'enfance est passée mais vois comme le deuil n'est pas fait, vois comme je prends soin de toutes ses traces.

mercredi 15 avril 2015

Le roi des forêts

Nous aurions pu garder l'enchantement des bois, le père tu t'en souviens, il excellait à nous faire remonter vers les sources, observer les bords des mares noires, sous une pierre, une souche, telle salamandre luisant dans l'ombre où palpitait son dos jaune, un nid de troglodytes aux œufs comme des bonbons, des œufs liqueur comme en vendait en petits sachets la boulangère à Pâques. Il était le roi des forêts de la chanson de Claire, nous montrait les têtards dans l'eau croupie des fossés d'avril, les œufs turquoise des grives qu'il gobait dégoûtant, je crois qu'il aimait ça, dégoûter ses enfants, lancer sur un tronc d'orme le corps de ton hamster, achever la tourterelle sur l'arête d'un caillou, nous prouver qu'il était puissant. Passionnément chasseur le père, il nous montrait les coins à cèpes, à coulemelles, mais la chasse il y allait seul, et tout alors lui était gibier.

dimanche 12 avril 2015

A la neige

Reprenons, tu le veux, je le dois. Fouillons l'enfance en moi puisqu'elle fut notre enfance à quelques trous noirs près. Premier lieu où tu m'apparais, Mulhouse, je crois, la pelouse rase de l'immeuble, une luge qui ne glisse pas. Sans doute, avant, des images, mais je n'en suis pas sûr, es-tu à Mourmelon au pied de la maison, devant les fleurs de fraisier, près de la coccinelle bleu ciel? A Mulhouse c'est sûr, tu parles déjà, et déjà tu parles beaucoup moins que moi. A Mulhouse tu es encore, aussi, ce bébé joufflu qui sourit, les cheveux bruns encore et moi moins blond: nous commençons d'inverser nos couleurs. A Mulhouse les courses à Inno dans la dauphine pourrie de Lucienne Martini, t'en souvient-il? Je ne sais pas. Près de Mulhouse, le premier ski, te rappelles-tu? Trois gnomes sur les skis du père glissant sur une pente à vaches, Ballon de Guebwiller, Ballon d'Alsace, qu'importe, les gnomes pris par la vitesse, accrochés comme grappe au père, guirlande de gnomes, collier de nains, nous tombons un à un et toi la plus petite la première à tomber, avant Jean-François Martini, je fus le dernier à décrocher des cuisses du père, comme c'est étrange d'y penser aujourd'hui. Ballon d'Alsace, de Guebwiller, ce goût de neige dans la bouche des gnomes enfouis.

mardi 7 avril 2015

La part d'ombre

Tu m'as demandé de raconter ta vie, tellement peur qu'on t'oublie, comme si t'oublier c'était de l'ordre du possible, mais ça ne se raisonne pas ces craintes-là, je sais bien, alors je raconte, pour qu'au-delà de ma vie ta vie, Flavie ma mieux que jumelle, ma sœur unique, ma sans pareille, ta vie que la vie injuria, qu'on s'en souvienne en bien, pour le bien que tu fis, la vie que tu portas, Flavie, la vie que tu aimas.
Et la lumière et l'ombre, c'est ce que tu m'as demandé, le soir de ton dernier appel, et la lumière et l'ombre, et je sais exactement de quelle lumière tu parlais, et je ne sais que trop l'ombre qu'il faut nommer père.
Flavie ma morte, que l'ombre survive à ta vie, voilà l'insupportable et moi qui te porte je ne supporte pas qu'il soit, qu'il mange et dorme, cet homme dont le sperme nous fit naître et qui versa son sperme sur toi, comme sur tant d'autres petites filles, mais surtout sur toi. Ces lignes-là parlent de l'ombre comme tu me le commandas, elles résonnent du mal qu'il incarne encore, c'est un mal qui ne s'avoue pas, c'est donc un mal sans pardon possible, je ne lui pardonne pas. Qu'il vive et que tu meures, Flavie, que tu sois morte jeune et qu'il vive si vieux, penser qu'en dépit de l'âge peut-être il bande encore, c'est insupportable, ce vieillard, cet homme, c'est l'ombre-même, c'est le père, c'est le mal en somme.