Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

mardi 7 avril 2015

La part d'ombre

Tu m'as demandé de raconter ta vie, tellement peur qu'on t'oublie, comme si t'oublier c'était de l'ordre du possible, mais ça ne se raisonne pas ces craintes-là, je sais bien, alors je raconte, pour qu'au-delà de ma vie ta vie, Flavie ma mieux que jumelle, ma sœur unique, ma sans pareille, ta vie que la vie injuria, qu'on s'en souvienne en bien, pour le bien que tu fis, la vie que tu portas, Flavie, la vie que tu aimas.
Et la lumière et l'ombre, c'est ce que tu m'as demandé, le soir de ton dernier appel, et la lumière et l'ombre, et je sais exactement de quelle lumière tu parlais, et je ne sais que trop l'ombre qu'il faut nommer père.
Flavie ma morte, que l'ombre survive à ta vie, voilà l'insupportable et moi qui te porte je ne supporte pas qu'il soit, qu'il mange et dorme, cet homme dont le sperme nous fit naître et qui versa son sperme sur toi, comme sur tant d'autres petites filles, mais surtout sur toi. Ces lignes-là parlent de l'ombre comme tu me le commandas, elles résonnent du mal qu'il incarne encore, c'est un mal qui ne s'avoue pas, c'est donc un mal sans pardon possible, je ne lui pardonne pas. Qu'il vive et que tu meures, Flavie, que tu sois morte jeune et qu'il vive si vieux, penser qu'en dépit de l'âge peut-être il bande encore, c'est insupportable, ce vieillard, cet homme, c'est l'ombre-même, c'est le père, c'est le mal en somme.

samedi 4 avril 2015

Je te porte

De nous plus de photos, dégât des eaux photos noyées, quelques diapos qui sait, dommage mais au fond qu'importent les images fixées? Je te porte en moi, jamais tu ne fus si lourde, je te porte loin de ton corps abîmé des derniers temps, ma pareille et ma différente, ma sœur et mon enfance, je te porte, au profond du soleil et du sable, je ne rêve pas de toi, tu palpites ma morte et ma petite, ma sœur. Je te porte vivante et vibrante et je t'entends dire "crapette!" et j'abats le jeu de cartes, et je te vois courir sur les films muets de l'oncle suisse et je te vois dire mon nom comme un sauf-conduit.
Je te porte, faute de t'avoir sauvée du père et de la mort, je te porte et c'est bien doux ce fardeau-là, et c'est bien lourd la scène dont seul désormais je porte l'image, je te porte ma sœur, ma petite, ma morte, et je t'emmène loin de la chambre où le père embusqué t'attend, tu dis mon nom sur le super-huit et je t'emmène dans une ville nomade, toute de Lego où les maisons roulent sur le plancher de nos après-midis, où l'on nourrit tes poupées de chocolat fondu dans les casseroles de ta dînette sur la bouche de chauffage, du chocolat au lait qui révèle son sucre et nous écoeure un peu, je te porte je t'emmène tu m’entraînes et c'est à l'aventure loin des jonquilles du dernier jour, vers les fraisiers de Villepreux, les morilles du chemin de la Comtesse, les étrilles de l'Ilot, les chanterelles cendrées de novembre, les framboises de Honfleur, et jusqu'au bout, dans la cuisine bleue aux faux carreaux de Delft, le goût des crevettes grises que recouvraient des torchons humides.

mercredi 1 avril 2015

Tenir parole

A ton dernier appel, envahie par l'angoisse et les visions de la morphine, lucidement hallucinée, tu m'as demandé d'écrire ton histoire et je te l'ai promis, mais cela ne t'a pas suffi: il te fallait et la lumière et notre enfance, ne pas perdre l'enfance partagée, il te fallait la lumière et l'ombre du père sur l'enfance, dire le soleil et ce qui l'a masqué. J'ai promis de nouveau. A présent sous terre ma sœur et mon enfance, il faut tenir parole.
Ta terreur d'être oubliée, dite et répétée lors des derniers jours, m'est insupportable. Alors je commence par la lumière d'été, au club Mickey, sur la plage de Port-Lin, la plage au sable de gros grains, la lumière de juillet sur l'épi blond de tes cheveux courts, et me revient ta drôle de façon de courir, une façon de fille, des maladresses de genoux qui te rendaient souveraine aux jeux d'élastique dans la cour de récréation, pendant que je perdais aux billes, jeux de filles, jeux de garçon.
Je note comme ça vient, pour ne pas tout perdre, et notant je mesure ce qui est perdu, et notant je comprends combien tenir parole est difficile, mais aussi combien tenir parole me tient.

lundi 30 mars 2015

Satori

Tu voulais voir les crocus sur la pelouse en pente, ce furent des jonquilles et les premières tulipes. Printemps donc que tu vis voilée dans ton écharpe, et j'ai chanté des chansons idiotes, poussé trop vite ton fauteuil sur le parking du CHU, à faire trembler les perfs sur l'étrange potence qui te faisait comme un paratonnerre un mètre au-dessus de ta tête. Tu riais de ce visage de vieillarde et de petite fille qui t'était venu depuis quelques semaines, et te poussant j'apercevais ton cou maigre et l’œdème de tes joues. Nous avons fait trois fois le tour du rond point: lumière, ombre lumière, ombre, lumière ombre. Un vieil infirmier fumait sous le porche et nous a regardés. J'ai chanté Méditerranée en accentuant tous les e muets, tu as ri puis tu as toussé puis tu as eu froid. J'ai repris le chemin de ta chambre lentement, par l'ascenseur des patients, la chambre de ta mort et tu souriais encore.

vendredi 27 mars 2015

l'heure approche

L'heure approche où vous tenir
la main sera pour vous dire
qu'on est là
mais qu'on est là ce n'est rien
et ce lieu qu'on nomme on ne l'atteint pas.

Vous serrer la main
vous dire qu'avoir peur cela ne sert à rien
la gorge me serre
et je ne dis rien.

Vous mentir encore
dire que ça ira bien
vous dire de tenir
bon quand rien ne tient
plus que je n'y peux rien.

Vous sentir partir le long de ma main
voir s'évanouir l'espoir du matin
tomber votre corps
le regard lointain
rimer des je t'aime
le regard éteint
demander encore
et n’obtenir rien.

lundi 16 février 2015

Pour Lubin Baugin

Fatigué comme on ne l'est pas, on gravira cependant les marches du musée, on traversera les deux grandes salles, on ne regardera pas le Nouveau-né sur-éclairé, non, la seule vertu ce jour à combler le chagrin, c'est la douceur de Lubin Baugin. Des bleus tendres, des mains jointes à la base du cou d'une vierge si douce, l'enfant la main tendue pour caresser la mère, il y a dans cette manière matière à consolation, et de fait, le pas lourd encore de la petite chose qu'on vit à l'hôpital, méconnaissable dans son sommeil, la peau ridée sur la chair perdue, on redescend presque serein, on ne sait pas par quel chemin, mais on rend grâce à Lubin Baugin qui nous a redonné la paix.

dimanche 8 février 2015

Jour d'enfance à Niamey

L'enfance me reprit, c'était un samedi, c'était sur le Niger et je revois l'ombre du manguier où la pirogue nous attendait, et je revois les merles bleus, et je brûle de ma peau rouge de blanc repu d'hiver, ma peau d'hiver saisie par le soleil d'aplomb, cet enchantement d'herbes, d'oiseaux surpris, plongeons d'hippopotames et rires sur les rives. Sur l'île, je ne me souviens pas d'hommes, ils pêchaient sans doute, juste des mères, des théories d'enfants fiers de me mener à l'école, à peine de l'institutrice, du tableau plein de grammaire à la craie. Je fus enfant ce jour pour la dernière fois, et grande fut ma joie aux pets d'hippopotames.
Je pourrais dire: c'était un autre temps, le monde était offert, le soleil exact et ma peau naïve; un autre temps pas si lointain, mais la herse est tombée comme le soleil le soir dans le fleuve, et l'enfance avec avec lui.

lundi 2 février 2015

Qu'elle tombe

Et voilà qu'elle tombe et nous voue au silence. Elle est la loi d'un nouveau monde, et tout nous est méconnaissable. C'est à la vue qu'elle s'attaque: elle abolit les les paysages, conteste la profondeur, nous fait douter d'être là. C'est à l'espace qu'elle s'en prend, à nos ombres, à nos pas qu'elle étouffe, qu'elle efface. Et nous voilà rêvant qu'elle tombe assez longtemps pour que figeant le jour les crimes en soient lavés, que la fée qu'elle nous semble nous donne les trois vœux qui changeraient la donne, aboliraient la rage et la boue qui nous pèsent.

jeudi 22 janvier 2015

Ombres de nous-mêmes

Et personne, alors, pour nous dire ce que nous allions faire, comment nous allions rire, quand il fut bien clair que ce bélître de dieu gisait, mort de ses prétentions. L'homme qui nous l'apprit l'avait lu dans le regard perdu d'un cheval fouetté, à Turin, l'homme y avait vu que libérés de dieu nous nous vengerions sur les bêtes, et bêtes enragées nous vomirions le vivant, nous le ferions saigner d'une haine vile. Nous furent refusés et l'espoir et la paix, et c'est à nous-mêmes qu'il fallut se vouer, de nous mêmes qu'il fallut désespérer.
Sans dieu pour enchanter le ventre creux des pauvres, sans dieu pour justifier les appétits des grands, sans dieu pour sacrer la sueur de nos amours, sans dieu pour éclairer le jour, accepter la nuit, sans dieu pour pardonner les fautes prétendues, sans dieu pour sonder nos reins douloureux, nos coeurs écoeurés, serrer les dents sans dieu, et sans dieu se tenir debout dans un deuil joyeux.

mardi 20 janvier 2015

Promesse de neige

Les enfants attendaient la neige. Les enfants sont sans patience. Ils criaient pour crever les nuages, dessinaient sur leurs cahiers des canons pointés vers le ciel bas, faisaient cercle dans la cour, païens sous les arbres dépouillés, défiant de toutes leurs forces l'équilibre des nues. Qu'ils tombent, les flocons sur les paumes rouges de nos mains dégantées, qu'ils couvrent la route de l'école, qu'on ne la retrouve jamais, qu'y disparaisse l'auge gelée des boeufs et la voiture du père, qu'ils figent dans le silence l'élan terrible de la vie, qu'ils soient la vie même avant de recouvrir la vie. Ils sont énervés disaient les maîtresses qui les voyaient tendus vers les fenêtres, jusqu'à ce que la cloche de quatre heures et demi les libère dans la nuit tombante, la boue, la pluie, puis les premiers flocons qu'ils faisaient fondre sur la langue avec de petits gloussements transis.