Le ravaudeur n'a pas collecté toutes les pièces du puzzle. Le ravaudeur ravaude, j'entends par là qu'entre les morceaux de sa peine il suture, et que suturant il renonce à l'unité de ce qu'il rassemble et sa tâche c'est de faire tenir ensemble, et son travail un manteau d'Arlequin.
La ville au bord de l’eau
jeudi 24 janvier 2013
Lenteur des steppes
La moto fumait plus bleu que les gitanes de ma mère, et qui l’aurait volée ne serait pas allé loin. Elle leur restait donc, on la leur rapportait même, les soirs où le père était trop bourré pour rentrer avec, trop bourré même pour se rappeler où il l’avait laissée. Ils traversaient sans regarder le passage à niveau, mais aucun risque, aucun vertige : les trains étaient rares par la plaine, un seul s’arrêtait à la gare, les vieilles elles préféraient prendre le car cacochyme qui fumait plus noir que la moto ne fumait bleu. Elles l’avaient attendu des heures, c’était un temps où tout prenait des heures, ce n’était pas la fin de l’histoire, non, puisque rien, jamais, n’avait commencé, on savait bien qu’au delà de l’horizon, c’était encore la plaine, on avait la sagesse de ne pas aller vérifier. Tout était patience, jusqu’au cours de la rivière, au sourire des filles. Ce n’était pas l’ennui non plus : le désir trouvait sa solution. Allongés la nuit sur le bord du chemin ils écoutaient les peupliers bruisser, le long de la rivière ils regardaient l’eau fuir comme l’amour. Mélancolie kirghize.
mardi 15 janvier 2013
Serre-livres
Il fut un temps quelque temps pas longtemps
temps de jeunesse, moment d'enfance où
nous espérions.
Il fut un temps quelque temps pas longtemps
dans l'allégresse de l'ignorance, fous
nous avions confiance.
Qu'avons-nous perdu dans le temps gaspillé
et la lumière éteinte?
Cette photographie déteinte
et nos souvenirs détrempés
Voilà ce qui demeure et qu'il faudrait chérir
pour le temps qu'il nous reste.
Ce temps qui fut, ce temps fut, oh qu'il fut
bon ce temps qui fut, il y a longtemps de cela
et plus une photo qui reste, il a plu sur le carton du temps perdu.
Gestes ensoleillés et maillot de bain rouge
- ce qu'il reste il faut fouiller, les sables des plages différents sous le pied, le gros grain de Port-Lin je m'en souviens dans les sandales, ce qu'il reste il faut l'arracher aux sables (sable plus fin à Valentin, les enfants y font des pâtés).
Ce temps qui fut qui a fui oh qu'il fut bon ce temps
le temps de l'innocence, de la confiance, des confidences.
J'avais une photo mais elle fut inondée lors d'un dégât des eaux pour parler assurances, pleurer le temps perdu.
Peaux de cuivre tannées, brûlées peaux pelantes, tignasses blondies par la mer, dentelles de sel sur le maillot de bain rouge sur la peau rouge et les yeux rouges après la nage, des écorchures sur les rochers, glissades estafilades éclaboussures, ce qu'il reste il faut l'arracher.
dimanche 28 octobre 2012
Memento 1 variante
Un an durant, tous les jours qu'il fit, nous avons joué au Monopoly. Il fallut plus d'un an à jouer tous les jours pour que je gagne une partie. Gagner c'était sans importance. On disait que tu avais de la chance. On ne savait pas, comme on sait aujourd'hui.
mercredi 17 octobre 2012
Memento 1
Un an durant, qu'il vente, pleuve, neige, chaque jour qui fut nous vit jouer au Monopoly. Tu gagnais tous les jours, il fallut plus d'un an c'est invraisemblable mais c'est vrai, pour qu'enfin je l'emporte et qu'importe, j'ai toujours été bon joueur, j'entends, jamais un gagnant, jamais un gagneur.
Et de ce jour on ne joua plus.
Ca ne rime à rien, ça ne rime à rien.
mercredi 5 septembre 2012
Souverains de la marée basse
Et tous deux accroupis ma sœur, les mares nous étaient mondes à notre échelle, crabes minuscules qui ne faisaient pas peur, crevettes translucides battant l’eau transparente, fuyant nos épuisettes maladroites. Forêts d’algues vertes, cascades de moules enchevêtrées, berniques cramponnées sur le flanc des rochers, une mer miniature, un vaste coquillage. Souverains de la marée basse, nous écrasions des moules pour les anémones que nous regardions absorber de leurs bras pourpres la chair déchirée, jaune, visqueuse. Et parfois, joyeusement, par justice, nous écrasions de nos sandales en plastique les anémones repues, avec un frisson de plaisir dégoûté.
dimanche 2 septembre 2012
Le vent d'été
Au bout du corridor, les chambres des enfants. Maison de bruit, de courants d’air, portes battues et courses de sandales. Une horde d’enfants qu’il fallait contenir, puisque c’était le temps des vacances communes, une théorie de cousins, de parents, une grand-mère levée tôt, des repas à heures fixes sur la table Henri II dont les rallonges semblaient n’avoir pas de limites. Il faudrait vous nommer, enfants, mais pour l’heure vous m’êtes masse indistincte, masse non, élan pur d’énergie, vous êtes les infatigables, ceux que rien ne crève, ni les agrès du club de gymnastique, ni les pêches dans les rochers, ni la nage dans l’eau froide pourvu que sous le parasol une mère attende, le panier plein de tranches de pain et de carrés de chocolat.
Un temps d’avant l’individu, d’avant que ne poussent les seins aux filles, le duvet aux garçons. Un temps d’avant la fuite et les désirs, sous un soleil donné comme évidence. Vous me revenez, hordes d’enfants bronzés, cuivrés, roux, blonds, châtains au plus sombre, vous me revenez en courant, mais je n’ai pas le temps de vous saisir que déjà il ne reste plus de vous que le sable que vous rapportez, des traces de pas mouillés sur l’escalier de la cuisine, des draps de bains qui sèchent au nord, claquant au vent. On vous retrouve dans le jardin grillé par la mer, grimpant dans les cupressus, on entend vos cris surgir des fusains dorés que les tempêtes ont taillés, blottis derrière les murs de pierre, émergeant à peine, rusant pour malgré tout s’élever. Sous leur ombrage, chat perché et balle au chasseur.
C’est un lieu où les ballons ne durent pas, où les volants échappent aux raquettes, et les cheveux aux peignes. Les courants d’air, le vent, la course des enfants.
mardi 5 juin 2012
dimanche
Il pleuvait sur les aubes et Brionne se grisait
au porche de l'église
et les pavés plus gris penchaient vers vers la rivière
où passaient des cygnes plus blancs que les capelines des communiantes.
Il pleuvait fin sur les étals au marché
où la bruine faisait luire les légumes
et les poissons rafraichis hors l’œil terne.
Il pleuvait doux, il pleuvait dru,
dimanche de juin, le marché, le crachin
la mucreur,
vivre sous le ciel gris
debout sur le ciel bas.
mercredi 18 avril 2012
La peau des pauvres
Quelque chose dans le visage des gens
m’a intimé ça : il faut que tu changes,
il faut que tu changes,
ces gens de la braderie ton manteau d’aujourd’hui ne saurait les couvrir
ces gens qui aiment Johnny et qui boivent de la bière
dans des gobelets de plastique rue Thiers
ces gens qui n’ont la tête d’aucun métier
ceux qu’on accuse de voter le Pen,
ces gens qui ne votent pas,
dont les dents de devant manquent,
qui font beaucoup d’enfants sales qui courent en faux survêtements adidas,
il faut pouvoir les dire il faut aller les voir
manger avec eux pralins et chichis
c’est à la braderie de Bernay
c’est à la foire à Lieurey le 11 novembre,
où l’on couronne le plus gros mangeur de harengs (parfois c’est le même homme qui, la semaine précédente,
a remporté le prix du plus gros mangeur de tartes aux pommes à Cormeilles)
mais en novembre ils portent des polaires
et les mères obèses à la peau très blanche des caleçons
d’il y a dix ans.
c’est plus déprimant, la peau des pauvres qui déjà
se prépare au froid.
La très blanche peau des pauvres d'ici,
les yeux très bleus un peu saignants sur les côtés:
Ici quand on est pauvre, on vient toujours d'avoir pleuré.
jeudi 15 septembre 2011
L'oeil crevé d'un peintre
Tu peux dire ce qui te chante, c’est sur moi qu’il pleut. Quand le vin se décante, c’est sûr qu’on y voit mieux. Mais mieux y voir c’est sans l’ivresse. Le monde désenchanté, le corps d’un danseur estropié, l’œil crevé d’un peintre. Nous courons dans la pente, l’affolant courant de la perte nous emporte, enfants rageurs, vieillards plissés d’amertume, cohorte se hâtant d’épouser la tempête, de jouir dans l’ouragan pour mourir vite ou vivre sans.
vendredi 8 juillet 2011
Casablanquer 1
C'est ici, c'est le chaos, les tôles encastrées des bagnoles qui bombent, c'est le chaos, c'est ici que carambolent les taxis rouges qui sourient de leur plaie de rouille. Je crie ma peur sur la chaussée : il y naît un œuf d'ombre (nombre neuf) et la colombe noire troue d'un bec acéré le calcaire du capot d'où rien ne sort qu'un manque. Je casablanque, je casacrève, père, veuf et quasi orphelin, solitaire de mon enfant mort, je regarde la ville ricaner ses mendiants, couronner de princes en haillons le tas de mes ordures. Je sais que sa mère a vendu ses yeux, je sais que sa mère lui a crevé les tympans. Je casablanque, je casacours entre les lacis d'une médina qui s'effrite et l'orgueil enfumé d'immeubles dont les formes rêvent à Caracas, entre les serpentages des tuyaux bricolés et le regret quadrillé des colonies rationalistes –le nom du vieux Lyautey inscrit partout comme un tatouage– entre la cathédrale de béton blanc et la grande Mosquée dont le marbre bientôt flottera sur la mer, entre les arbres arrachés pour tracer de nouveaux encombres et les belles allées courbes qui s'ornent de villas, ma bouche cafardeuse croque l'insecte qui luit de ses élytres, humide des nuages que charrie l'Atlantique : je veux vivre la tension des choses, je veux dire la contradiction, la douceur des zelliges et des ailes de corbeaux. Mais si je souris aux gueux, ils laissent tomber leurs dents pour ne pas regretter ce qu'ils ne peuvent acheter. Entre la main de l'amputé, le sourire d'or de Fatimah, l'adolescente brune dont l'œil biche ainsi qu'une cuisse de pute enduite de blanc d'œuf et la corniche rouge qui prostitue des enfants maigres (comme mon genoux osseux dont la peau s'orne de paysages) façonnés par les coups, dont les lèvres sont cicatrices, je me couche épuisé. Je casablanque quand d'autres caracolent et je regarde ma gueule empirer chaque jour, toujours méconnaissable et blême, mauvaise glaise pétrie par les nuits casablancaises.
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