Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

mercredi 17 novembre 2010

Fonte des glaces

L’hiver ne vint jamais, cette année là, pas d’au-delà pour le rideau des pluies, pas de flocon de neige pour le poing des enfants. Des bourrasques tièdes, des miasmes persistants, nous avions donc basculé. Pas un jour de gel, les vieux étaient contents qui mouraient au chaud. Inquiets cependant, d'une peur égoïste, d'une peur de vieux, ils priaient dans les églises humides pour que l'eau des glaciers ne monte pas trop vite, pas jusqu'à leur maison, ils priaient pour que l'eau ne monte qu'à la prochaine génération.

mardi 16 novembre 2010

Crever

De ce qui dure, rien sans altération. La peau distendue tombe, les mains s’écaillent, les doigts tordus ont oublié jusqu’à leur place sur le clavier. Double vue n’est pas bien voir, mais confronter des perspectives incompatibles. Ni le chaud ni le froid qui soient fiables. Au plexus, le nœud d’angoisse d’une bête sous le couteau. Ne pas reconnaître sa voix dans le cri que profère quelque chose en soi qui souffre, qu’on ne peut pas nommer tant on sait qu’en nommant le monstre, il se libérera, et dévastera ce qui pour l’heure subsiste de ce qu’on fut. Tomber chez soi dès que de retour au premier recoin qu’on trouve, cette impression qu’on crève, mais on ne crève pas, on voudrait crever comme un nuage pour espérer l’odeur des champs après la pluie, pour respirer mais on ahane dans la petite catastrophe individuelle, l’ordinaire douleur de vivre mal.
On craint tout désormais. Il faut un effort sans mesure pour maîtriser son timbre et répondre poliment à quiconque vient vous rappeler des routines. Il faut veiller aux gestes, les ralentir pour ne pas briser les choses, préparer son sommeil avec soin, puisqu’il ne nous est plus donné de dormir. On connaît par cœur toutes les heures qu’affichent les chiffres rouges du réveil, on hésite à se lever, on se lève on ne sait pourquoi, mais couché le cœur bat trop fort, et l’on divague, et l’on bat une campagne grise écrasée sous un orage qui n’éclate pas.

lundi 15 novembre 2010

Ce que dit l'horizon

Nous voyons monter les fumées, nous n’ignorons rien de la nature des cendres. Le grand forestier menace la plaine, gagne les prés, quand nous regardons vers la mer verte. Peut-être nous laissera-t-il appareiller, occupé à brûler les femmes dans les églises après avoir mitraillé les hommes et pendu les otages aux poteaux électriques? Peu probable. On dit que ses prisonniers sont violés par principe, que les étrangers sont noyés dans du sang de porc. On dit qu’il crucifie les juifs, qu’il rit d’ainsi les christianiser. Quand sera mort tout ce qui n’est pas lui, il inventera ses ennemis, fusillera ses compagnons, connaîtra la misère de l’ennui.

dimanche 14 novembre 2010

La Gloire de mon père

Dans l’armoire de mon enfance – marqueterie rustique- un fusil mitrailleur dont je trouvais les balles en volant des bonbons ; c’était le temps de mes dents saines et de mon père aux cheveux roux.
Il aimait parler en arabe aux colporteurs de ces pays ; que disait-il ? – Les mots que je sais aujourd’hui, qui enchantaient les exilés. Ils repartaient pauvres, ravis, mais moi j’avais tremblé pour eux qu’il ne ressorte son fusil, pas les mots d’adieux ni d’usage, le fusil. Les balles ailées; les balles.
Les photos je les avais vues. Cadavres de bergers exécutés ; mon père assassin qui se targuait de preuves. Avant après, vivants puis morts, abattus là les mains liées dans la montagne qui était leur. Et je trouvais des balles en cherchant des bonbons. Et j’avais peur pour les vendeurs berbères, tant ils ressemblaient aux cadavres, aux trophées de mon père.

samedi 13 novembre 2010

Loin du Caucase

Ils envoient des cartes postales affolantes d'azur depuis des chambres et des dortoirs où le jour n'entre jamais, ils promettent des cadeaux pour tous, le jour de leur retour, tour à tour différé - de fait, ils ne rentrent jamais. Ils cousent des chemises, le torse dénudé. Le soir ils jouent aux cartes à des jeux inconnus, ils rient dans cette langue que nul ne parle ici, le soir ils dansent entre hommes reliés par un mouchoir, ils chantent des chansons où le pays fait mal, puis, pour s'endormir, se racontent sans fin ce qu'ils achèteront lorsqu'ils seront devenus riches.
D'où venez-vous, buveurs de thé qui réchauffez vos mains autour du verre, avant de lancer les dés ? D'où tenez vous votre courage, beaux visages fatigués ? Ces femmes qui vous attendent, ces enfants qui ne savent rien de votre parole, quand les reverrez-vous ? Quel terme pour la patience ? Votre village a-t-il un nom que je saurais prononcer ? Ce nom, c'est le mot qui manque, celui que je voudrais dire, celui que je crois lire dans vos yeux épuisés.

vendredi 12 novembre 2010

A. de K.

Depuis le grenier de la maison, en soulevant le volet, c'étaient, à perte de vue, des nuages et des sables gris qui déroulaient leurs nuances vers l'eau verte. Et l'enfant y perdait la vue à scruter parmi les mares métalliques et les fumées des raffineries, guetter le V des oies migrantes. Il viendrait coupant dans la nue, et l'enfant l'appellerait comme le jars mélancolique pour quitter la contrée médiocre et la pluie, les herbes rouillées du marais, et la vieille en pointe, l'enfant la nommerait immédiatement, sachant par cœur les formules que la mère, le soir, lisait à tous, faute de lettres du père, au loin, au front.

Petit fantôme

Il reste de ce temps, des mèches.
Un tout petit fantôme nous avait rassurés, puis avait disparu, car c'est le propre des fantômes que de disparaître. Pour les gens, on ne savait pas encore, je jure qu'on ne pouvait pas savoir.

jeudi 11 novembre 2010

Bonbons des Vosges

Je suis assis dans l’odeur de craie
Je n’entends pas ce qu’on me dit
Mon voisin sent la sueur du sport
Le temps ne passe pas.

Dehors le sang sur la chaussée
Les sirènes des voitures bleues
La boulangère dit le monde est fou
Qui rend la monnaie de ma pièce.

Je me tiens debout contre l’arrêt de bus
J’ai dans ma poche des bonbons des Vosges
J’en ai trop mangé
Une ombre de nausée me rend la bouche amère.

Sur le marbre de la devanture
Des impacts des balles d’hier
Des corps dessinés à la craie par terre
Qu’on laisse à la pluie, évitant d’empiéter.

J’ai ma carte orange
Je tiens mon sac ouvert qu’un vigile inspecte
La boite de bonbons sonne
Je souris pas lui.

Dans la classe ce matin
Il a fallu se lever rester debout
A côté de sa table
Le prof a dit des noms que je ne connaissais pas.

J’ai entendu de grands mots
Il a dit le monde est fou
A parlé de camarades
Des valeurs de l’humanisme.

Mon voisin suce un bonbon des Vosges
D’un air concerné
Alain renifle deux rangs devant
A côté d’une place vide.

J’ai regardé l’arbre inchangé de la cour
Et le mur de pierres meulières
Qui nous garantissait du monde
Mais que traversaient les sirènes.

En sortant on a découvert
Les chicanes de béton les barrières galvanisées
Et le pion a dit de se disperser
Nous n’avions pas l’habitude.

J’ai pensé qu’à un quart d’heure près
J’aurais fait partie des morts
Un prof aurait dit mon nom
Dans d’autres classes qui ne me connaissaient pas.

On ira demain à la chapelle ardente
Les cercueils y sont tous pareils
Un prêtre dira que le monde est fou
Que les morts n’auraient pas dû mourir

J’aurai la tête ailleurs
La tête dans le quart d’heure
Où j’ai acheté des bonbons des Vosges
Lucides comme les vitraux le sont.

mercredi 10 novembre 2010

Take care

Quand il dispersera les cendres dans la Seine, criera-t-il ce qu'il souffre de cette voix-là qui fut celle de l'amour ? Se taira-t-il, la bouche désertée, ou sentira-t-il l'écume du blasphème gercer ses lèvres ? L'aimé mort, qui mourait de longue date, comment lui survivra-t-il ? "Je ne prends pas soin de moi", m'écrit-il. Je le sais.
Je pense à cette amie dont le deuil fit pleuvoir des roses sur l'urne de l'amant qu'elle serrait sur son ventre, qui ne disait rien, dont le visage était une écale d'amande, un masque mycénien, puisque morte à l'amant elle ne sentait plus rien du monde des vivants. Elle aurait marché sur des braises elle n'aurait rien senti, leur fils était comme un galet, cette densité, lisse comme un galet, il n'avait pas dix ans mais déjà savait comment faire pour laisser sans prise les grimaces du monde, lisse comme un galet qui coule dans sa propre solitude. Prends-tu soin de toi, Thomas, aujourd'hui ? Ta mère, elle a repris le chemin du jardin. Elle prend soin d'elle, elle est jolie ; cette source en elle, cette force en elle.
Prenez soin de vous. Ne vous penchez pas trop au puits de vos vertiges. Nous attendons votre retour. Vous serez plus graves, nous le savons. Revenez-nous et parlez-nous des morts s'il le faut. Nous écouterons.

En guise de cantate

Quand nous aurons chassé les ombres qui hantaient chancelantes les flammes jaunes des chandelles, que nous aurons récité l’alphabet des prières en les soufflant une à une, gémissant des jérémiades, et que des chanteuses d’opéra, très élégantes sous leur voiles noirs, auront exhorté Jérusalem à se convertir sans comprendre un traître mot à ce qu’elles chantent, nous retournerons purifiés à la joie du gibier, et mordrons la viande tendre des agneaux en regardant les pommiers des vergers éclater de fleurs blanches, nous aurons tué avec l’hiver la mélancolie des spectres qui nous visitaient ces soirs de février que percent les hurlements des loups.
Vierges d’une nouvelle âme, juin déjà nous appelle de toutes les concupiscences, et déjà nous savons qu’il sera doux d’y céder. La pénitence de mars nous donne du crédit sur Dieu. Qu’il ferme les yeux depuis les ténèbres où nous lui avons complu. Sous le voile noir des chanteuses palpitaient des gorges qui nous hantent, blancheur de fleur de pommiers, et nous culbuterons leurs brocarts quand elles se livreront par les soirs de juin et nous céderont en silence.