Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

jeudi 11 novembre 2010

Bonbons des Vosges

Je suis assis dans l’odeur de craie
Je n’entends pas ce qu’on me dit
Mon voisin sent la sueur du sport
Le temps ne passe pas.

Dehors le sang sur la chaussée
Les sirènes des voitures bleues
La boulangère dit le monde est fou
Qui rend la monnaie de ma pièce.

Je me tiens debout contre l’arrêt de bus
J’ai dans ma poche des bonbons des Vosges
J’en ai trop mangé
Une ombre de nausée me rend la bouche amère.

Sur le marbre de la devanture
Des impacts des balles d’hier
Des corps dessinés à la craie par terre
Qu’on laisse à la pluie, évitant d’empiéter.

J’ai ma carte orange
Je tiens mon sac ouvert qu’un vigile inspecte
La boite de bonbons sonne
Je souris pas lui.

Dans la classe ce matin
Il a fallu se lever rester debout
A côté de sa table
Le prof a dit des noms que je ne connaissais pas.

J’ai entendu de grands mots
Il a dit le monde est fou
A parlé de camarades
Des valeurs de l’humanisme.

Mon voisin suce un bonbon des Vosges
D’un air concerné
Alain renifle deux rangs devant
A côté d’une place vide.

J’ai regardé l’arbre inchangé de la cour
Et le mur de pierres meulières
Qui nous garantissait du monde
Mais que traversaient les sirènes.

En sortant on a découvert
Les chicanes de béton les barrières galvanisées
Et le pion a dit de se disperser
Nous n’avions pas l’habitude.

J’ai pensé qu’à un quart d’heure près
J’aurais fait partie des morts
Un prof aurait dit mon nom
Dans d’autres classes qui ne me connaissaient pas.

On ira demain à la chapelle ardente
Les cercueils y sont tous pareils
Un prêtre dira que le monde est fou
Que les morts n’auraient pas dû mourir

J’aurai la tête ailleurs
La tête dans le quart d’heure
Où j’ai acheté des bonbons des Vosges
Lucides comme les vitraux le sont.

mercredi 10 novembre 2010

Take care

Quand il dispersera les cendres dans la Seine, criera-t-il ce qu'il souffre de cette voix-là qui fut celle de l'amour ? Se taira-t-il, la bouche désertée, ou sentira-t-il l'écume du blasphème gercer ses lèvres ? L'aimé mort, qui mourait de longue date, comment lui survivra-t-il ? "Je ne prends pas soin de moi", m'écrit-il. Je le sais.
Je pense à cette amie dont le deuil fit pleuvoir des roses sur l'urne de l'amant qu'elle serrait sur son ventre, qui ne disait rien, dont le visage était une écale d'amande, un masque mycénien, puisque morte à l'amant elle ne sentait plus rien du monde des vivants. Elle aurait marché sur des braises elle n'aurait rien senti, leur fils était comme un galet, cette densité, lisse comme un galet, il n'avait pas dix ans mais déjà savait comment faire pour laisser sans prise les grimaces du monde, lisse comme un galet qui coule dans sa propre solitude. Prends-tu soin de toi, Thomas, aujourd'hui ? Ta mère, elle a repris le chemin du jardin. Elle prend soin d'elle, elle est jolie ; cette source en elle, cette force en elle.
Prenez soin de vous. Ne vous penchez pas trop au puits de vos vertiges. Nous attendons votre retour. Vous serez plus graves, nous le savons. Revenez-nous et parlez-nous des morts s'il le faut. Nous écouterons.

En guise de cantate

Quand nous aurons chassé les ombres qui hantaient chancelantes les flammes jaunes des chandelles, que nous aurons récité l’alphabet des prières en les soufflant une à une, gémissant des jérémiades, et que des chanteuses d’opéra, très élégantes sous leur voiles noirs, auront exhorté Jérusalem à se convertir sans comprendre un traître mot à ce qu’elles chantent, nous retournerons purifiés à la joie du gibier, et mordrons la viande tendre des agneaux en regardant les pommiers des vergers éclater de fleurs blanches, nous aurons tué avec l’hiver la mélancolie des spectres qui nous visitaient ces soirs de février que percent les hurlements des loups.
Vierges d’une nouvelle âme, juin déjà nous appelle de toutes les concupiscences, et déjà nous savons qu’il sera doux d’y céder. La pénitence de mars nous donne du crédit sur Dieu. Qu’il ferme les yeux depuis les ténèbres où nous lui avons complu. Sous le voile noir des chanteuses palpitaient des gorges qui nous hantent, blancheur de fleur de pommiers, et nous culbuterons leurs brocarts quand elles se livreront par les soirs de juin et nous céderont en silence.

mardi 9 novembre 2010

Passage des hôtes

Alors fragiles comme au réveil le sont ceux qui rêvent trop fort, il faut vous soutenir, vous aider au passage, ne pas vous faire honte du drap mordu de l'idéal, être doux comme la laine, comme la peau des mères aux lèvres des enfants. Vos visages sont frappés d'absence, c'est tout un voyage pour que reviennent sur vos traits les plis qui nous sont chers. Prenez votre temps : dans la maison l'odeur du linge chaud, sur la table des fleurs en vrac. D'où vous venez je ne sais pas, ces terres inconnues je n'en ai pas idée, je suis celui qui reste, qui attend, qui accueille. Soyez sans crainte. Nul ne nommera le monde dont vous êtes, nul ne vous demandera de parler si vous souhaitez vous taire ou boire le thé qui fume en bas. Je vous promets, nul ne lira sur vos visages la carte de votre histoire. Peut-être, un jour, vous voudrez la raconter. Nous serons heureux de l'entendre, lorsque le temps sera venu.

lundi 8 novembre 2010

Vecteur

Tu lanceras des pierres dans la mer de pierre verte, des éclats de rire dans l'écume brassée qui mousse de galets, tu crieras le nom des falaises, un nom de sel et de craie. Des enfants s'envoleront sous des cerfs-volants rouges, à grands fracas de mouettes et de rouleaux virides. Ton cheval cabré luira d'embruns, et l'écume au mors sera plus claire que celle des vagues. Les mégères diront leurs calomnies, mais ton passage, vacarme d'honneur, les stupéfiera. Elles seront pierres à leur tour, silex de méchanceté, chues là que la valleuse a dévalés. S'effondreront, pourries de ravinements, par pans énormes, les parois de craie que ne retiennent plus prés ni arbres. Rien ne pourra t'atteindre. Ton élan sera tel qu'aucun désastre vertical ne t'empêchera d'aller vers.

dimanche 7 novembre 2010

Géométrie d'amour

Nous prendrons notre tour, ce sera notre temps, ce seront des jonquilles dans l'anse des fossés. Nous danserons ensemble, paix du corps, joie des peaux, nous prendrons notre tour aux angles des tréteaux. Ta larme perlera pour l'amant de Saint Jean ; je l'essuierai de mon mouchoir blanc. Dans ce carré très pur, liseré bleu de lin, broder le trait qui nous dessine, enlacés, nous jouant des lignes.
S'il s'agit de durer, perdurons, j'ai confiance… Ce tour que nous prenons, cet anneau dans nos vies, ces ronds dans l'eau des mares et nos visages reformés, voici le cercle du parcours, l'orbe où nous sommes les yeux fermés, aire que nous connaissons par cœur, sans que nos cœurs en soient lassés : c'est notre temps, c'est notre tour, c'est le cercle dans le carré.

samedi 6 novembre 2010

Ce qui a disparu

Tout avait changé dans la ville, et jusqu'au nom des rues, aux raisons des bâtiments qu'elle ne reconnaissait pas : avais-je vu, enfant, le Bassin du Commerce en eaux ? Et la gare de jadis, l'avais-je connue avant qu'on ne ferme la ligne ?
La maison de famille, vendue voici onze ans, s'ouvre de volets bleus qui la font souffrir. Je me souviens avec elle du gris perle d'avant, plus discret nous en convenons. Et le portail, blanc désormais, pourquoi ? Automatique, soit, mais blanc, mais pourquoi blanc ? Elle n'entrera pas.
Chaque demeure reconnue livre le nom de propriétaires - morts, dit-elle, et parfois elle se souvient des circonstances d'une fête. On dansait le dimanche à la ferme de la Grande Cour. D'autres noms au hasard des rues, méconnaissables de propreté. D'autres noms disparus.
Le clocher sonne de l'église où elle s'est mariée. Le cimetière où ses parents sont enterrés sous une dalle de marbre noir, elle y a sa place, elle me la rappelle, cette place qui reste dessous la lame c'est pour elle, à la sortie de cette ville où elle ne connaît que des morts.

vendredi 5 novembre 2010

Spartakiste

Je reprendrai ma colère avec mon souffle. Vous le savez, j'attends pour bientôt le retour des démons, mais maintenant, c'est de repos dont j'ai besoin. C'est le repos qu'ils nous refusent, ils veulent encore ces instants-là, ils ne seront contents qu'ils n'aient tout, eux qui possèdent déjà tant voudraient poser patente sur les portes du sommeil des pauvres, sur les paupières des vieux, tant qu'il leur reste encore un peu de lumière dans l'œil.
La colère me reprend mais le souffle me manque. Quant au repos, je n'échangerai pas ma fatigue contre le sommeil qu'ils proposent et qui n'est pas le mien, je ne veux pas de ce poids-là sur mon front, ni de leurs gouttes sous ma langue. Plutôt ne pas dormir, mais regarder le sac de nos vies, regarder pour comprendre que la guerre n'a jamais cessé, que nous mourons de croire à l'armistice. La paix, c'est le luxe des maîtres, l'ambroisie des vainqueurs. Il faut porter le feu jusque dans leurs piscines, que leurs écrans reflètent les creux de nos visages épuisés, nos dents noires, notre crasse incrustée. Qu'ils nous craignent. Que nous possédions leur peur, que nous la leur fassions payer. Nous ne serons pas de bons pauvres : nous porterons la rage aux murs des hauts quartiers et nous ne dormirons que notre soif éteinte.

jeudi 4 novembre 2010

Envie de l'eau

Les femmes y sont anguilles, elles lancent, hardies, des harpons, des baleines les déshabillent. Il pleut du feu sur le Japon malade. L’expert en foie regarde enfin la pêcheuse trempée, Eve que peut-être la pluie noire ne gangrènera pas. Les femmes au geyser tiède volent du fromage pimenté dans les supermarchés, fabriquent des gâteaux pour les maisons de thé, attendent des années celui qui les a fait jaillir, ruissellent d’eau fécondes où les poissons s’abreuvent. Les hommes ne savent pas qui être, et regardent l’eau couler sous le pont rouge. Heureux celui qui le matin délaisse l’épervier, les dorades, les mulets d’eaux saumâtres, et court boire à la source, et donne l’huile pour remercier l’eau.

Quant au vieil âge de ma mère, I

On ne sait quoi dire. On se téléphone, la sœur et le frère, fiers de se comprendre, un peu pathétiques de lucidité. La maladie de la mère, nous l'avons retournée , nous en avons malaxé les signes dans l'espoir vain d'en tirer le suc qui les soirs d'orage, d'orphelinat humide en dépit de la douceur des couettes, semble contenir le vaccin de nos insomnies, l'élixir dont nous attendons tant pour elle.
Est-elle seulement malade ? Souvent nous décidons que non, en dépit de la cortisone et des antalgiques, nous optons sans vergogne : le psychosomatique; elle brode elle invente, elle s'empare des symptômes que nous lui refusons pour tresser ce mal inouï qui ne ressemble qu'à elle, dont elle jouit.
Elle se punit, bien sûr, et c'est justice. Aveugle, elle ne s'est pas crevé les yeux à la façon des mythes, elle s'est rongée comme les statues des cathédrales qu'érodent les vapeurs du siècle. C'est par morceaux qu'elle tombe, c'est par morceaux que nous la ramassons sachant que ce puzzle-là, nous n'en remembrerons rien. Sachant encore que nous ne voulions pas de cette souffrance-là, que c'est vivante qu'il nous la faut. Car c'est vivante qu'elle pourra nous dire ce que nous voulons savoir.
Nous regardons les doigts très blancs de sa main trembler pour déplacer le pion sur le plateau de Monopoly, nous observons ce sourire forcé qui leurre le petit fils qui joue, qui joue… Nous scrutons les filaments blancs de ses yeux sans larmes. Nous non plus, nous pleurons pas.