Le père qui te prit dès l'enfance longtemps te tint pour sienne, ne s'en cachait pas, discourant d'un partage des enfants comme des meubles pour ce divorce dont il parla vingt ans avant de quitter maman. Tu lui appartenais, ce qu'il revendiquait comme allant de soi, et moi, tout aussi naturellement, je revenais à maman, car les garçons, prétendait-il sur le ton de l'évidence, les garçons par nature sont les aimés des mères, et les filles, forcément sont les filles de leurs pères, ça tombait sous le sens. Ça tombait sous le sang. Je ne sais s'il croyait vraiment à ces calembredaines, mais les répéter nous les asséner, dévoyer la nature et la vérité, cela donnait du corps à son fantasme, cela aussi, du moins l'espérait-il, dégradait maman à tes yeux, réduite au symétrique de sa perversion de salaud, sommée de choisir, accusée de le faire sans l'avouer franchement.
Il se voulut ton Dieu, un petit dieu minable qui crut habiter ton désir en volant devant toi dans les magasins les jouets qui te faisaient envie. Longtemps, donc, tu n'eus plus envie de rien pour t'éviter la honte d'avoir un père voleur, par crainte qu'on l'arrête, mais plus certainement, et c'était là sans doute l'objet de sa jouissance, parce que ton désir devenait la cause de son vice, son amour te disait-il, était plus fort que la loi même, et l'envie que tu avais imprudemment formulée de je ne sais quelle figurine, jeu, poupée, ton envie plus coupable que son vol.
Ce que je dis ici, il t'a fallu plus de trente ans pour me le raconter, car la honte, aussi, me concernait: couverte de cadeaux volés, tu voyais qu'il ne m'offrait rien, et dans la petite république du frère et de la sœur, le père pesait de tous ses dons pour briser le bien commun, et t'isoler davantage, en vain.