La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

vendredi 24 février 2023

Bonheur du jour

 Le chat du voisin ferait bien la loi au jardin, mais les nôtres veillent au grain, pas de lapin pour l'intrus qu'on raccompagne poil hérissé, plus gros qu'on ne sera jamais, le territoire est préservé, on peut trôner sur le capot de la voiture, torturer le tronc de l'olivier, miauler pour rentrer picorer trois croquettes, miauler pour ressortir. Je regarde mes copies en souffrance, j'ouvre la porte afin que le chat ressorte, aperçois quelques étourneaux qui m'évoquent ce mot nouveau pour moi : on dit murmuration pour leurs vols groupés, pour ces nuages d'oiseaux virtuoses, c'est un beau mot, cela suffit pour la journée. On attendra le crépuscule pour les voir murmurer, voir murmurer les étourneaux, on peut encore s'émerveiller.

mercredi 22 février 2023

Du gras aux cendres

Ce fut une foire importante, il en reste quelque chose dans la démesure du marché, l'abondance d'un autre temps, une richesse plus de mise qu'au Neubourg, au cœur du plateau où les blés généreux succèdent au lin bleu, après le colza sucré dont l'odeur monte à la tête. Ne pas chercher un producteur bio, ici c'est le petit empire des grands céréaliers dont les ouvriers cramoisis n'iront pas jusqu'à la retraite. Des petites vieilles vendent trois fois rien sur des tables pliantes, quelques poireaux,  des oignons pas encore nouveaux, un bouquet de laurier, un sac de noix.  Un peu plus loin, les poissons sont beaux, on s'affaire à décoquiller les Saint-Jacques, le pot de crème est à deux euros, le filet de canard s'en tient à un prix raisonnable, le vendeur de pommes propose une dizaine de variétés, il fait gris, le crachin s'annonce, enfin la pluie, février, la fin des jours gras, vraiment? Le mercredi des cendres on en rirait ici si on se souvenait seulement de son existence: au Neubourg le Carême discret, pour ne pas dire distant.

mardi 21 février 2023

La belle saison

 Le chant des oiseaux, le soleil point plus tôt, les chats réveillés qui miaulent à la porte, la queue blanche des lapins au fond du jardin, ça tressaute encore, même si la nuit le froid mord, le givre fond aux premiers rayons, les jonquilles sont en boutons, les crocus en fleurs, tout frémit, on s'apprête, les derniers coups de feu des chasseurs acharnés vont s'évanouir enfin de l'horizon sonore. La belle saison, cela qu'on espère, cela qu'on craint. Voici un mois qu'il n'a pas plu, l'avenir est incertain mais ressemble au soleil de Camus, une brûlure, aux toiles de Staël rouges de Sicile, un chemin blanc comme une coupure, mais pour l'heure après le brouillard et le gel, un couple de mésanges, des étourneaux et les fenêtres embuées. La belle saison dit-on émerveillés, on a frisé les 20 degrés, la lumière rentre à flots dans la maison et sans doute on se réjouit à tort mais qu'y faire? La belle saison nous l'avons attendue tant d'hivers qu'on ne sait en désespérer, sans doute il faut craindre un été de soif et d'incendies, de terres poudreuses, d'oiseaux en cendres et de fruits séchés sur l'arbre aux feuilles tombées avant l'heure, et sans doute nous verrons le fond de la mare comme un secret obscène et les libellules bleues nous nous en souviendrons à peine.

samedi 4 février 2023

Retour d'été

 Pointent les crocus sur l'herbe jaunie, signe des jours meilleurs -ce que je veux croire, mais la maraîchère m'annonce le retour du froid en me donnant les oignons rouges, avec du soleil nuance-t-elle et ça me va, le soleil d'hiver. On attendra un peu pour les jonquilles, cela viendra bien assez vite, et la chaleur à leur suite, il faut apprendre à redouter l'été. C'est à rebours de toute l'enfance, maman nous couvrait comme des oignons, encagoulés, écharpés, mouflés, emmitouflés, elle avait toujours froid pour nous, il n'y en avait jamais assez, pulls à coll roulés, collants de laine, chaussettes doublées, nous attendions l'été pour laisser tomber les pelures, le printemps elle ne s'y fiait guère, elle avait des proverbes pour avril et pour mai -ce qu'il te plaît, foutaises! Seul l'éclat de l'été nous voyait dévêtus et rien n'était si bon que le soleil sur nos peaux nues, le goût de sel de nos peaux nues et celui des bâtonnets de sorbets à l'orange.

jeudi 26 janvier 2023

Gris de gris

 Le jour ne veut pas poindre, on le comprend, on voudrait bien hiberner comme on dit, rester dans l'indécis, le gris de gris, cette ivresse brumeuse sans autre perspective que la nuit toujours prochaine on s'y ferait si l'on pouvait rester au lit. Il a neigé, il pleut, la mare se remplit qu'on distingue à peine. Des semaines sans aller au bout du jardin, on s'y crotterait jusqu'à l'âme, pas besoin, elle pèse déjà son poids de nuages, des nuages, déjà ce serait bien, ça dessinerait une perspective, un horizon dans le lointain, mais le brouillard c'est du rien qui s'accroche aux arbres et nous étoupe l'espérance. 

mercredi 18 janvier 2023

Anomalie

 La neige est revenue, comme anachronique, plâtrer les champs du plateau, et le froid pas si froid, nous l'avons perçu comme une anomalie -l'anomalie c'est nous. Puis le ciel se fend d'une lame bleue, les perce neige font leur travail, bien trop tôt, certes, mais dans le chaos, qui pour les accuser de se tromper de tempo, quand pointent déjà les bourgeons des jonquilles? Mi janvier, tout bourgeonne que la neige recouvre et brûle, les oiseaux ne savent plus chanter, les hérissons consanguins ne savent plus hiberner (nous leurs volons jusqu'aux feuilles mortes de leurs nids), ils crèvent de la teigne, de faim, de froid, d'étourderie sur les routes fatales, ces routes que la neige blanchit pour quelques heures, et déjà les traces de roue promettent des jours de boue, d'herbe détrempée, d'eau qui -c'est ce qu'on espère- viendra remplir la mare.

vendredi 13 janvier 2023

Honneur aux labdacides

On fut mis de côté, près des confins, par les marches, on s'y est habitué, une vie décentrée, une vision de biais, un pas sur le talus, un pas dans le fossé, comment ne pas boiter? Comment se plaindre des pieds tordus, des coups fourrés puisqu'on était honte à sa race, puisqu'on n'allait rien proroger du règne des seigneurs ni de l'ordre des boutiquiers? Prince labdacide, Lorenzetta dégénéré, on leur sectionnerait le tendon aux taureaux comme aux étalons, avec bassesse et le petit couteau qu'on prête aux traîtres, aux pédés.
A côté, à l'envers, et qu'importe la marge et pas peur de l'enfer, marcher de traviole comme un boxeur sonné, un travelo au talon cassé, à petits pas chassés tracer des signes en secret sur le salpêtre des murs anciens, des signes qui nous reconnaîtraient: titubant nos vies d'infâmes nous inventons des pas de danse quand d'autres en sont au pas de l'oie, si fiers de marcher droit.

jeudi 8 décembre 2022

Point de jour

 Le jour n'est pas venu, ne se lève plus le jour, les pigeons l'attendent sur le fil électrique, les lapins gambadent d'un brouillard à l'autre, on disait brûler le jour quand j'étais enfant si quelqu'un allumait trop tôt la lampe à la maison, je n'éteins plus les miennes, ce n'est pas de la lumière qui rentre par les fenêtres décillées de leurs volets, c'est la teinte blafarde des nuages qui rampent jusqu'au ras des haies, comme une scène scandinave on se sent poisseux d'une mélancolie qui transpire l'overdose de mélatonine. De fait on voudrait dormir comme l'ours hiberne, et se réveiller aminci au printemps, plein d'appétits nouveaux, se réinventer dans une reverdie que rien ne promet pour l'heure -en témoignent les chats transis qui rentrent sitôt sortis.

dimanche 4 décembre 2022

Comment ça s'arrête

 Comment ça s'arrête, l'élan, le temps, tout ça, la rive du monde où verse l'eau des fleuves, le sang qui bat les tempes et la mer la falaise blanche, il faudrait ralentir, adoucir les bords, arrondir les angles, et les colères les apaiser. Ce doit être la saison, les mauvais anges picorent les boules de graisse dans le gris cotonneux qui flotte près de la mare, cette nuit qui ne cesse de tomber, ce doit être la saison qui donne des envies de berceuse, de pain d'épice et de thé à la bergamote. Les gens parlent du prix du gaz, craignent les délestages, le froid, la lumière tarie. On n'a pas le cœur à l'apocalypse -ni à l'écœurante nativité- on voudrait seulement prendre le temps de caresser les chats avant que tout ne s'éteigne et se blottir pour mieux s'aimer.

dimanche 20 novembre 2022

Du côté d'Aucourt

 Le hameau c'est un ilot d'arbres au bord du plateau, que domine le château d'eau verdâtre -qui vit dessous ne le voit pas, c'est mieux ainsi. Pour venir deux chemins possibles -qui bien-sûr ne font qu'un une fois  comprise la géographie du lieu- un concentré de Normandie où survit dans un vallon un bocage rassurant, et là serpente une route au centre herbeux, où l'on roule  lentement, attentif aux lapins, aux faisans, aux écureuils et aux deux chèvres évadées qui vaguent depuis l'été dernier. L'autre chemin, plus direct, plus sinistre, fend en deux des champs qui pourraient être en Beauce, en Brie, où alternent avec les saisons les cultures industrielles, blé, colza, betteraves, pommes de terre, lin quand on a de la chance (le bleu du lin c'est de la chance qui flotte au vent). C'est une route qui ressemble à ces gués qui ne se dégagent qu'à marée basse, et qui nous mènent, glissants, à des îles qu'il faut mériter, une route qui ressemble à des photos de Philippe de Jonckheere d'une digue à Portsmouth, cette route peut-être une digue qui nous sauve des marées de boue et permet d'atteindre le hameau vert de feuilles attardées qui tombent comme des folles.