La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

dimanche 19 avril 2015

Plage Valentin

Il y a les jours où je ne peux pas, il y a les jours où le soleil m'aide, d'autres où le soleil pèse, d'autres enfin où le soleil n'est pas. C'est que la lumière a changé, c'est que mon regard s'est troublé, c'est que ma main tremble. Je ne suis pas Poussin, j'ai un mauvais soleil disait, si je me souviens bien, Chateaubriand post outre-tombe, affrontant la vieillesse après la mort, la mort il voulait bien, la vieillesse il aurait préféré ne pas: une pénitence dont il s'impatientait.
Tu m'as donné cette chance, retrouver l'enfance, notre enfance dans le malheur d'après ta mort, aller la chercher loin, te la rapporter palpitante, car elle palpite encore, je te parle, le deuil n'est pas fait et qu'importe, on doit pouvoir faire autrement, tu palpites dans notre enfance que je rapporte avec la marée de juillet, et te voilà renversée par les rouleaux de la plage Valentin, du sable plein le maillot de bain, du sable gros du sable fin, moi aussi j'en avais plein quand nous roulions dans les rouleaux à confondre le ciel et l'eau, quand nous buvions la tasse, il fallait qu'enfance se passe. L'enfance est passée mais vois comme le deuil n'est pas fait, vois comme je prends soin de toutes ses traces.

mercredi 15 avril 2015

Le roi des forêts

Nous aurions pu garder l'enchantement des bois, le père tu t'en souviens, il excellait à nous faire remonter vers les sources, observer les bords des mares noires, sous une pierre, une souche, telle salamandre luisant dans l'ombre où palpitait son dos jaune, un nid de troglodytes aux œufs comme des bonbons, des œufs liqueur comme en vendait en petits sachets la boulangère à Pâques. Il était le roi des forêts de la chanson de Claire, nous montrait les têtards dans l'eau croupie des fossés d'avril, les œufs turquoise des grives qu'il gobait dégoûtant, je crois qu'il aimait ça, dégoûter ses enfants, lancer sur un tronc d'orme le corps de ton hamster, achever la tourterelle sur l'arête d'un caillou, nous prouver qu'il était puissant. Passionnément chasseur le père, il nous montrait les coins à cèpes, à coulemelles, mais la chasse il y allait seul, et tout alors lui était gibier.

dimanche 12 avril 2015

A la neige

Reprenons, tu le veux, je le dois. Fouillons l'enfance en moi puisqu'elle fut notre enfance à quelques trous noirs près. Premier lieu où tu m'apparais, Mulhouse, je crois, la pelouse rase de l'immeuble, une luge qui ne glisse pas. Sans doute, avant, des images, mais je n'en suis pas sûr, es-tu à Mourmelon au pied de la maison, devant les fleurs de fraisier, près de la coccinelle bleu ciel? A Mulhouse c'est sûr, tu parles déjà, et déjà tu parles beaucoup moins que moi. A Mulhouse tu es encore, aussi, ce bébé joufflu qui sourit, les cheveux bruns encore et moi moins blond: nous commençons d'inverser nos couleurs. A Mulhouse les courses à Inno dans la dauphine pourrie de Lucienne Martini, t'en souvient-il? Je ne sais pas. Près de Mulhouse, le premier ski, te rappelles-tu? Trois gnomes sur les skis du père glissant sur une pente à vaches, Ballon de Guebwiller, Ballon d'Alsace, qu'importe, les gnomes pris par la vitesse, accrochés comme grappe au père, guirlande de gnomes, collier de nains, nous tombons un à un et toi la plus petite la première à tomber, avant Jean-François Martini, je fus le dernier à décrocher des cuisses du père, comme c'est étrange d'y penser aujourd'hui. Ballon d'Alsace, de Guebwiller, ce goût de neige dans la bouche des gnomes enfouis.

mardi 7 avril 2015

La part d'ombre

Tu m'as demandé de raconter ta vie, tellement peur qu'on t'oublie, comme si t'oublier c'était de l'ordre du possible, mais ça ne se raisonne pas ces craintes-là, je sais bien, alors je raconte, pour qu'au-delà de ma vie ta vie, Flavie ma mieux que jumelle, ma sœur unique, ma sans pareille, ta vie que la vie injuria, qu'on s'en souvienne en bien, pour le bien que tu fis, la vie que tu portas, Flavie, la vie que tu aimas.
Et la lumière et l'ombre, c'est ce que tu m'as demandé, le soir de ton dernier appel, et la lumière et l'ombre, et je sais exactement de quelle lumière tu parlais, et je ne sais que trop l'ombre qu'il faut nommer père.
Flavie ma morte, que l'ombre survive à ta vie, voilà l'insupportable et moi qui te porte je ne supporte pas qu'il soit, qu'il mange et dorme, cet homme dont le sperme nous fit naître et qui versa son sperme sur toi, comme sur tant d'autres petites filles, mais surtout sur toi. Ces lignes-là parlent de l'ombre comme tu me le commandas, elles résonnent du mal qu'il incarne encore, c'est un mal qui ne s'avoue pas, c'est donc un mal sans pardon possible, je ne lui pardonne pas. Qu'il vive et que tu meures, Flavie, que tu sois morte jeune et qu'il vive si vieux, penser qu'en dépit de l'âge peut-être il bande encore, c'est insupportable, ce vieillard, cet homme, c'est l'ombre-même, c'est le père, c'est le mal en somme.

samedi 4 avril 2015

Je te porte

De nous plus de photos, dégât des eaux photos noyées, quelques diapos qui sait, dommage mais au fond qu'importent les images fixées? Je te porte en moi, jamais tu ne fus si lourde, je te porte loin de ton corps abîmé des derniers temps, ma pareille et ma différente, ma sœur et mon enfance, je te porte, au profond du soleil et du sable, je ne rêve pas de toi, tu palpites ma morte et ma petite, ma sœur. Je te porte vivante et vibrante et je t'entends dire "crapette!" et j'abats le jeu de cartes, et je te vois courir sur les films muets de l'oncle suisse et je te vois dire mon nom comme un sauf-conduit.
Je te porte, faute de t'avoir sauvée du père et de la mort, je te porte et c'est bien doux ce fardeau-là, et c'est bien lourd la scène dont seul désormais je porte l'image, je te porte ma sœur, ma petite, ma morte, et je t'emmène loin de la chambre où le père embusqué t'attend, tu dis mon nom sur le super-huit et je t'emmène dans une ville nomade, toute de Lego où les maisons roulent sur le plancher de nos après-midis, où l'on nourrit tes poupées de chocolat fondu dans les casseroles de ta dînette sur la bouche de chauffage, du chocolat au lait qui révèle son sucre et nous écoeure un peu, je te porte je t'emmène tu m’entraînes et c'est à l'aventure loin des jonquilles du dernier jour, vers les fraisiers de Villepreux, les morilles du chemin de la Comtesse, les étrilles de l'Ilot, les chanterelles cendrées de novembre, les framboises de Honfleur, et jusqu'au bout, dans la cuisine bleue aux faux carreaux de Delft, le goût des crevettes grises que recouvraient des torchons humides.

mercredi 1 avril 2015

Tenir parole

A ton dernier appel, envahie par l'angoisse et les visions de la morphine, lucidement hallucinée, tu m'as demandé d'écrire ton histoire et je te l'ai promis, mais cela ne t'a pas suffi: il te fallait et la lumière et notre enfance, ne pas perdre l'enfance partagée, il te fallait la lumière et l'ombre du père sur l'enfance, dire le soleil et ce qui l'a masqué. J'ai promis de nouveau. A présent sous terre ma sœur et mon enfance, il faut tenir parole.
Ta terreur d'être oubliée, dite et répétée lors des derniers jours, m'est insupportable. Alors je commence par la lumière d'été, au club Mickey, sur la plage de Port-Lin, la plage au sable de gros grains, la lumière de juillet sur l'épi blond de tes cheveux courts, et me revient ta drôle de façon de courir, une façon de fille, des maladresses de genoux qui te rendaient souveraine aux jeux d'élastique dans la cour de récréation, pendant que je perdais aux billes, jeux de filles, jeux de garçon.
Je note comme ça vient, pour ne pas tout perdre, et notant je mesure ce qui est perdu, et notant je comprends combien tenir parole est difficile, mais aussi combien tenir parole me tient.

lundi 30 mars 2015

Satori

Tu voulais voir les crocus sur la pelouse en pente, ce furent des jonquilles et les premières tulipes. Printemps donc que tu vis voilée dans ton écharpe, et j'ai chanté des chansons idiotes, poussé trop vite ton fauteuil sur le parking du CHU, à faire trembler les perfs sur l'étrange potence qui te faisait comme un paratonnerre un mètre au-dessus de ta tête. Tu riais de ce visage de vieillarde et de petite fille qui t'était venu depuis quelques semaines, et te poussant j'apercevais ton cou maigre et l’œdème de tes joues. Nous avons fait trois fois le tour du rond point: lumière, ombre lumière, ombre, lumière ombre. Un vieil infirmier fumait sous le porche et nous a regardés. J'ai chanté Méditerranée en accentuant tous les e muets, tu as ri puis tu as toussé puis tu as eu froid. J'ai repris le chemin de ta chambre lentement, par l'ascenseur des patients, la chambre de ta mort et tu souriais encore.

vendredi 27 mars 2015

l'heure approche

L'heure approche où vous tenir
la main sera pour vous dire
qu'on est là
mais qu'on est là ce n'est rien
et ce lieu qu'on nomme on ne l'atteint pas.

Vous serrer la main
vous dire qu'avoir peur cela ne sert à rien
la gorge me serre
et je ne dis rien.

Vous mentir encore
dire que ça ira bien
vous dire de tenir
bon quand rien ne tient
plus que je n'y peux rien.

Vous sentir partir le long de ma main
voir s'évanouir l'espoir du matin
tomber votre corps
le regard lointain
rimer des je t'aime
le regard éteint
demander encore
et n’obtenir rien.

lundi 16 février 2015

Pour Lubin Baugin

Fatigué comme on ne l'est pas, on gravira cependant les marches du musée, on traversera les deux grandes salles, on ne regardera pas le Nouveau-né sur-éclairé, non, la seule vertu ce jour à combler le chagrin, c'est la douceur de Lubin Baugin. Des bleus tendres, des mains jointes à la base du cou d'une vierge si douce, l'enfant la main tendue pour caresser la mère, il y a dans cette manière matière à consolation, et de fait, le pas lourd encore de la petite chose qu'on vit à l'hôpital, méconnaissable dans son sommeil, la peau ridée sur la chair perdue, on redescend presque serein, on ne sait pas par quel chemin, mais on rend grâce à Lubin Baugin qui nous a redonné la paix.

dimanche 8 février 2015

Jour d'enfance à Niamey

L'enfance me reprit, c'était un samedi, c'était sur le Niger et je revois l'ombre du manguier où la pirogue nous attendait, et je revois les merles bleus, et je brûle de ma peau rouge de blanc repu d'hiver, ma peau d'hiver saisie par le soleil d'aplomb, cet enchantement d'herbes, d'oiseaux surpris, plongeons d'hippopotames et rires sur les rives. Sur l'île, je ne me souviens pas d'hommes, ils pêchaient sans doute, juste des mères, des théories d'enfants fiers de me mener à l'école, à peine de l'institutrice, du tableau plein de grammaire à la craie. Je fus enfant ce jour pour la dernière fois, et grande fut ma joie aux pets d'hippopotames.
Je pourrais dire: c'était un autre temps, le monde était offert, le soleil exact et ma peau naïve; un autre temps pas si lointain, mais la herse est tombée comme le soleil le soir dans le fleuve, et l'enfance avec avec lui.