La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

mercredi 3 juillet 2013

Paraphrase de Don Juan

La statue n'a pas bougé. La statue ne tend pas la main. Nulle trappe sous les pieds, nul reproche du père, et les femmes ont disparu dès longtemps. Qui serrer dans ses bras, qui inviter le soir pour la mauvaise tambouille du vieux valet? -Il proteste, il fait ce qu'il peut. Las de lever la main sur lui, vous laissez dire. Vous ne brûlerez donc pas, vieux seigneur, et le froid qui vous cingle dans votre hôtel de courants d'air n'a rien de métaphysique. La statue vous refuse la mort héroïque, et vous comprenez que vous aussi vous êtes voué au sort commun, vous aussi vous tremblerez sans privilège possible comme le boeuf de Pascal quand viendra le jour et le couteau du boucher.

dimanche 30 juin 2013

Ruines de Rome

Mais ces traces sur la pierre et la date effacée, que ne disent-elles autre chose ? Du lichen sur les briques roses, de l’algue verte sur les dalles calcaires. Ruines de Rome ancrées entre les pierres déjointoyées, qui moussent de petites fleurs parme. Une poudre rose comme une écume de brique : l’ongle d’un enfant y laisse sa trace. Le bois noirci d’une vieille fenêtre aux vitres cassées. Dans la crasse du dernier carreau, des dessins d'enfant, des énigmes pour Gombrowicz.

vendredi 28 juin 2013

Brocante

Je voudrais être un insecte dans la tête de Syd Barrett, un papillon psychédélique, un étage dans la maison de Perec, avec un débarras, une érection dans le pantalon de Kierkegaard, le savon à barbe de Van Gogh près de la cuvette émaillée, une épingle dans les cheveux de Virginia Woolf retrouvée sur les bords de l'Ouse, l'ongle ourlé de Deleuze, le froc de velours de Max Jacob avant que Bérard ne le vole, l'oreille infirme de Joachim du Bellay, la gomina de Garcia Lorca, devenir la brocante des fragiles, un coffre de grenier pour ranger ces fétiches.

jeudi 20 juin 2013

Le concert des belles-soeurs

Elle arrive d'Amérique et le fait bien sentir, parle plus qu'il n'est de mise, rit trop fort, humilie l'air de rien ceux qui sont restés là, renvoyés à la petitesse, au passé, à la crasse de l'ancien monde. Les belles-soeurs la détestent, elle et ses robes de big mama, qui s'abat sur les choses, leur parle comme à des arriérées qu'il faudrait ménager et siffle en deux soirées la bouteille de cognac en racontant New-York, en comprenant tout, de loin très floue, myope, embrumée d'alcool. Elle pontifie, s'esclaffe et s'endort. De fait, comment mesurerait-elle le tranchant des femmes d'ici, leur modestie rageuse, fierté d'une vie d'effacement? Discrètement, elles laissent le bulldozer (ainsi la nomment-elles entre elles, au marché)occuper l'avant-scène et donner le spectacle de ses titubations. La condamnation n'a plus qu'à tomber et l'Américaine, vulgaire, alcoolique, n'a plus sa part au concert qu'elles donnent. Les belles-soeurs n'ont jamais bu, elles, jamais fumé, jamais joui. Elles élèvent leurs enfants comme on taille un bonsaï. Le linge est rangé, la vaisselle faite, parfaites elles sont les belles-soeurs du concert. Aux States, ça fait vingt ans qu'on a des lave-vaisselle, laisse tomber l'Américaine qui ne propose pas d'aider.

mercredi 19 juin 2013

Paraphrase de Ferdinand

Souvent il vaudrait mieux ne plus parler du tout. Ceux qui savent le disent qu'il vaudrait mieux se taire. Qu'on n'en parle plus, dit Bardamu. J'aurais dû parler? Bigornos! dit Ferdinand la merde au cul.
Parler aggrave, telle est la leçon du bavard, mais il est là le petit démon, la langue un muscle infatigable, on parle à s'en coller des aphtes: parler ulcère évidemment.
On parle de partout, bavant, foireux, postillonnant nos humeurs plus ou moins bilieuses. On ne crache plus du sang mais c'est tout comme: saignent les mots, le monde est sourd, vaudrait mieux s'y tenir, n'avoir jamais rien dit pour éviter que ça commence, penser des ordures, s'en tenir au silence, aux points de suspension, aux postillons sur la page blanche.

Mon double et moi

J'ai rencontré mon double à Crawley, Sussex. J'avais dix ans et, sur la cheminée de mes hôtes trônait ma photo, une photo que je ne connaissais pas, arrivée là je ne sais pas comment. Ils me regardaient d'une drôle de façon, Mr and Mrs Hooper, ils disaient des choses que je ne comprenais pas, l'anglais j'en avais fait six mois et je ne parlais qu'au présent.
J'ai oublié son nom, mais lorsqu'il est rentré j'ai compris, et immédiatement je l'ai haï, et comme un coup de foudre à l'envers, à croiser son regard j'ai vu sa haine en miroir, nous n'étions plus rien que le reflet d'un autre. Nous sommes allés jouer à l'étage, en garçonnets bien élevés, et sitôt hors de vue nous nous sommes battus. Mon double demeure à ce jour le seul être que j'aie jamais frappé.

dimanche 16 juin 2013

Casablanquer 4


Le bus hier –C'est un aquarium avec des poissons tristes et des crabes farcis! – il était bleu, le bus hier –il était vert, il était gris– il était surtout plein d'œufs gros d'éclosions monstrueuses –mais nécessaires, l'air de Casablanca réclame l'émeute– mais ils n'ont pas cassé, lorsqu'hier le bus bleu gris vert a renversé l'enfant de front. Le sang tachait sa chemise jaune, et son ballon a roulé, j'ai regardé le ballon rouler quand l'enfant s'est achevé, parce qu'il s'est achevé, comme le cheval de mon histoire, les palabres des vieux qui ceinturaient le corps d'un corps d'indifférence. C'était écrit, l'enfant les roues, le chauffeur qui crie son innocence, et je vois le ballon rouler à l'infini, et je crois un instant que ce ballon, c'est mon œil arraché.

Aller au feu

Les flammes s’élançaient dans un ciel orange sale, une auréole douteuse sur laquelle se découpaient les arbres de décembre. C’était à droite de mon ciel, vers Saint-Christophe, c’était lointain, mais très net, tant les flammes jaillissaient haut , bien au-delà des haies du bocage, des courbes des collines. J’ai compris le pouvoir des naufrageurs et l’histoire de l’étoile : quand brûle ainsi le très grand feu, il n’est que d’aller voir, un fantasme d’anophèle, une fin de phalène. Ce qui brûlait là-bas, ce qui flambait si haut comment savoir, il fallait savoir ce qui brûlait si bien, de quelle passion dans la campagne, quel sacrifice était là consommé.

mardi 4 juin 2013

Chronique 6


Passons s'il faut nuages nuages
passons sans tragédie nuages familiers
frères de pluie marcheurs sans efforts
foulons le ciel et consentons à n'être que passages

Ventons nous ne sommes que temps
variable ils disent à la télé c'est faux la télé ment
nous sommes répétition ventons c'est la même chanson
et c'est bonheur que de chanter

Horizon s'il faut disparaître c'est vers toi que je veux aller
horizon tous deux nous fuyons amoureux même direction
s'il faut passer passons

dimanche 2 juin 2013

Chronique 16


Retrouver le marché de retour de vacances
on avait oublié la déclinaison des visages
rougeur des peaux, oreilles décollées, on avait oublié
combien ces visages-là sont rudes, et les mains terreuses des maraîchers
on les redécouvre quand ils rendent la monnaie.
Leurs légumes leur ressemblent :
ils ne sont d'aucun calibre, on sent l'effort qu'ils
eurent à croître
leur forme en témoigne.
Aucun souci d'ornement.
On produit, on vend
l'effort et l'argent comptant.

Ceux qui parlent ici
les boujou ça va ty,
les bisous sonores qui pètent sur la joue
les bons gros rires
il ne faudrait pas s'y tromper
ceux qui parlent d'ici
comptent les morts et les trompe la mort
les infarctus et les cancers
pleurent les disparus
les chiens écrasés

Ceux qui parlent ici
sont moins nombreux
que les taiseux :
C'est dire la joie des marchés.