Ronde jaune et orange

Ronde jaune et orange
Arpad Szenès, Ronde jaune et orange, 1955

jeudi 13 novembre 2025

Sommeil des justes

 On attend. Ca vient. Comment? On ne sait pas très bien, si ça monte, si on descend, si c'est rage ou peur, langueur ou tempête, ça sent le malheur, n'importe comment, on voit des enfants maigres, des morts, toutes les mères là-bas sont piétas pures d'une douleur d'outre-cri. On est de marbre la tête dans les épaules, et si on prie c'est pour éloigner l'épreuve, maintenir au loin la menace, marchander avec des dieux minables le pacte honteux du malheur des autres, et pourtant on s'endort, presque contents, tant la souffrance indiffère pour peu qu'elle sache se tenir hors les murs.

On dort mal cependant, mais qui croirait que l'insomnie tourmente une conscience taraudée serait dans le faux; le mauvais sommeil est celui de l'angoisse: Et si la porte n'était pas bien fermée, et si, d'un vasistas oublié, laissé baillant un soir d'été, on entendait les appels à l'aide, les grâce, les pitié, si ça se rapprochait la guerre, si l'on sentait sur sa nuque l'haleine des pauvres, des affamés? Si ça demandait justice, au lieu de mourir au loin? C'est en sueur qu'on se réveille, le malheur vaut pour les victimes qui en sont responsables, la mort pour les malchanceux qui l'ont bien cherché. Qu'elle se tienne à distance la Palestine, ces piétas sont insupportables, c'est l'heure du petit déjeuner.

lundi 3 novembre 2025

Théorie des nuages, 2

 Les nuages filent sur le plateau, s'assoient dans le vallon, ouvrent des brèches bleues, les étoupent d'étoffes sales comme des rêves d'automne, aujourd'hui c'est un voile de mariée oublié dans une armoire d'aïeule, gris d'une noce ancienne, au travers duquel tel une étamine verse une lumière couleur de labneh, tout à l'heure il en sera tout autrement, peut-être le bleu marial d'une vierge sulpicienne, nul ne sait, il faut renoncer à l'immobile, accepter les métamorphoses, lire des présages qu'on ne comprend pas. Puis de la vase d'orage sur le vert presque incandescent des semis d'hiver, quelques fleurs de moutarde, la surprise d'un coquelicot tardif, et les stries théâtrales des averses hachurant les lointains. On peindrait des ciels irreprésentables, qui courent à leur perte, gros de déluges cévenols, épais comme des crachins normands, les nuages c'est du temps qui passe, la promesse de l'eau, le désespoir d'un vieil enfant qui rêve d'Orgonon, du père qui voulait faire crever les nuages, fut arrêté, n'en revint pas.

vendredi 24 octobre 2025

Apprivoiser l'automne

 Le soleil point entre les arbres dont il reste des feuilles aux branches, la tempête au nom d'enfant ne les a pas toutes arrachées, se dessinent pourtant entre les troncs en contrejour comme les doigts d'un hiver approchant, c'est dimanche le changement d'heure, la nuit à cinq heures, la mélancolie du thé les lampes allumées, le règne des soupes au potiron, des purées de patates douces, en a-t-on envie, vraiment? On essaiera le gratin de courges, on chargera  le poêle pour l'amour de son ronflement, on farcira des patidoux avec des trompettes de la mort, on pochera des poires à la verveine, on s'assurera de la chaleur et des parfums, de la saveur faute de lumière, on compensera d'un verre de vin le frisson triste du soir précoce, des amis viendront tuer la mélancolie, la mauvaise bête des vieux jours.

lundi 20 octobre 2025

Volets ouverts

 Tantôt le vent se lève, il faudra rentrer les bêtes, poser pierres et parpaings sur la bâche du bois sec, fermer le portail, s'assurer des volets, espérer qu'aucun arbre ne tombe, craindre la grêle, l'ordinaire des temps déréglés. Nous n'en verrons pas la fin me dit un vieil homme, je crains que si, répond le vieil homme que je suis, ce n'est pas là bonne nouvelle, c'est vrai les arbres sont malades et les oiseaux plus rares, comment se pourrait-il que nous allions bien? Des pantins font semblant d'ordonner le chaos, des clowns couronnés se prennent pour le pape, les pauvres meurent de faim, les migrants disparaissent et les tyrans sont populaires, comment pourrions-nous aller bien? Tantôt c'est la tempête, il faudra rappeler les chats qui n'aiment pas le vent, rentrer du bois auparavant pour le poêle, espérer qu'aucun arbre ne tombe, guetter les éclairs, laisser portail et volets ouverts comme des bras, tant pis s'ils claquent, qu'il y ait de la lumière ici, que l'étranger soit accueilli, c'est ainsi que nous irons mieux.

jeudi 16 octobre 2025

Baixar ao río

 Il suffira de descendre, tant les chemins ici mènent à la rivière, nous avait-elle dit qui connaissait les lieux, y traçant des cercles de cailloux au milieu des chênes verts, des bosquets sans ombre des eucalyptus. La pente est plus douce à gauche, le chemin plus direct à droite a-t-elle ajouté, le chemin de droite, jamais nous ne l'avons trouvé, le chemin de gauche, il a fallu le refaire entre les murets de granit aux algues véronèse d'où cascadaient des ronces torves qui nous écorchaient les mollets, puis les ruines d'horreos et de de moulins minuscules à quelques pas de la rive. Des cultures d'antan, plus rien que des pierres disjointes vomissant des lichens. Il faisait si chaud cet été là où les forêts des Landes brûlèrent, qu'on resta longtemps dans la rivière où nos corps blancs semblaient l'être exagérément, barbotant comme des enfants jusqu'à ce que rafraîchis, presque frissonnants, nous remontions d'entre les roches, comme des revenants caniculaires.

mercredi 15 octobre 2025

Y croire quand même

 A l'écart de la ville se tiendrait la chapelle, il faudrait connaitre le chemin pour voir sa façade surgir au détour d'un lacet, entre des bouquets d'arbres gris de poussière, ce serait peut-être là le lieu choisi, ce que pense l'amante, c'est là que je l'attends qui ne tardera pas, à peine un bruissement dans le feuillage argenté des peupliers en contrebas, le temps de me retourner, sa présence, son absolue présence et l'odeur au loin de son cheval. Sur la façade les emblèmes des évangélistes, et le lion et l'aigle, le veau de Luc, elle élit l'homme ailé de l'incarnation, trompe son attente, s'invente des jeux, compte les oliviers, voudrait entrer dans la chapelle y jouir de l'ombre et l'attendre là mais la porte est close et l'aimé ne vient pas, le soleil désolant l'écrase, miroir brisé de son désir, il n'est plus qu'à descendre à la rivière à qui l'eau manque pour chanter, ramasser des pierres, les lancer dans les derniers flaquets, lapider l'illusion, rentrer à la maison.

samedi 11 octobre 2025

Une manière d'épitaphe

 J'ai pris hier, plus tard que d'ordinaire, la route de Rouen, il faisait bien clair dans la vallée du Bec, j'ai ralenti dans le virage où Mathieu mourut naguère. Plus exactement, j'ai pu, pour la première fois lire son prénom au cœur des fleurs artificielles, au pied de la croix -modeste- qui se trouve là depuis quelques mois. On meurt beaucoup sur les routes par ici, et il n'est pas rare de trouver sur le bas-côté, un petit monument, une plaque, un bouquet accroché à une clôture, un signe qui témoigne qu'à cet endroit-là quelqu'un perdit la vie. Rares cependant sont ceux dont on peut lire le nom, mais ce n'est pas pour ça que Mathieu, que je ne connais pas, me requit. Au printemps, c'était en mai je crois, j'étais passé par là et j'avais dû freiner pour laisser traverser un homme et deux enfants qui, à genoux dans le fossé fleurirent le virage, et je n'avais su qu'en penser. Qui étaient-ils, le frère de Mathieu, ses neveux, ses enfants peut-être? Quelle imprudence sans doute, mais surtout, la nécessité, l'urgence de poser une pierre contre l'oubli, faire un nœud au mouchoir du deuil, cela qui m'étreignit alors, cela que le nom lu hier raviva, Mathieu que je ne connais pas.

jeudi 2 octobre 2025

Chélidoine et colchique

 Dira qui peut qui veut, il est des feuilles qui apaisent, des baisers qui guérissent, des gestes de passeurs de feu. Brûler n'est pas du jeu, ce qu'il faut c'est apprendre à aimer mieux, froisser la chélidoine en couper la tige, voir sourdre le latex d'un jaune de jonquille, tamponner la verrue, le durillon, c'est un poison attendrissant, j'en cueillais quand j'étais enfant, je m'inventais des cors au pied pour une goutte de soleil visqueux. C'est la saison des colchiques, on dirait du safran sans filament, du safran toxique, quel intérêt franchement? Le poison c'est question de dose, on le dit depuis la nuit des temps, il faut apprendre à aimer mieux, il faudrait vivre en herboriste, je boiterais bas sans le colchique, moi comme tous les podagres, il faut vieillir pour compatir aux maladies des vieux.

lundi 22 septembre 2025

A quoi s'en tenir

 Le ciel entre par la fenêtre, encore pâle, affaibli par le feuillage, l'automne se devine, je regarde, avec les espérances de saison: qu'il reste quelques roses, que poussent les champignons avant que la maison ne rétrécisse autour du poêle, finalement la soupe au potiron ce n'est pas si mal, mais attendons un peu, ce matin le ciel bleu entre par la fenêtre, les feuilles frémissent sur les arbres, les premiers gels n'ont pas eu lieu, et vendredi encore, nous avons dîné dehors à Rouen, c'était agréable, c'était inquiétant, le chaos s'amorce, ces temps sont atroces, mais dieu qu'il fait bon.

mercredi 17 septembre 2025

Embrasser l'instant

 On a guetté toute sa vie durant, on a guetté trop longtemps peut-être  le bon moment. Ce que c'est, si seulement on le savait ce que c'est, on s'en serait saisi, on s'en saisirait, ça mordrait à l'hameçon, il n'y aurait plus qu'à ferrer le poisson d'argent, le poisson d'or et faire un vœu, or non, le bon moment, ça qu'on ignore, on y a rêvé souvent, à quoi ça ressemblerait faire la bonne chose au bon moment manger la poire mûre mais pas blette, guetter le rayon vert en juin sur une falaise de craie, décider qu'il est temps de boire le vieux vin? Le kairos, c'est pour les cuistres, nous ce qu'on veut, c'est embrasser l'instant, lui trouver du goût, du sens, le trouver bon, le moment, bon au point que ça valait la peine d'attendre.