Ronde jaune et orange

Ronde jaune et orange
Arpad Szenès, Ronde jaune et orange, 1955

mardi 9 décembre 2025

Fils de leurs mères

 Ce doit être juillet, on les laisse courir la campagne, on connait les chemins qu'ils prennent, les jours sont interminables, leurs courses aussi, il faut qu'ils soient rentrés pour diner, c'est tout, chez l'un ou l'autre n'importe, leurs mères se valent, les repas aussi qu'ils avalent sitôt assis bientôt repartis, en cavale ce qu'on dit, les inséparables, leurs jeans poussiéreux, leurs polos collés de sueur, vous auriez pu vous doucher, où êtes-vous allé trainer, aux douves, au bois des Clayes, à la pépinière mater les filles? Nul ne sait, disparus qu'ils sont, une pêche emportée à la volée de la corbeille à fruits, le jus sucré coule des lèvres qui s'ouvrent pour cracher le noyau décharné. Ce qu'ils disent, rien, on  n'en tire rien, ce qui se dit d'eux, des taiseux, on les craint un peu, mais jamais rien de précis, pas voleurs, pas le genre -on connaît leurs mères, elles sont amies et parlent, elles, tous les après midis de la vie qu'elle n'ont pas vécue, elles ont beaucoup lu, trop de romans, elles en parlent des heures entières. 

C'est à peine un sentier, il faut passer sous le barbelé, pour entrer dans le parc où vont les bêtes, ce sont les bêtes qui l'ont tracé, blaireaux, renards, sangliers peut-être. Les arbres vieux et rares ploient sous les lianes de lierre, en contrebas, la ruine d'une glacière, c'est là que vont les garçons de l'été dont les polos s'envolent, dont les bouches se collent dans un parfum de pêche.

mercredi 3 décembre 2025

Compote

Il est en moi un vieil enfant qui réclame les goûts d'antan, madeleines d'un monde mort, glaces Frigécrème, sucettes Pierrot Gourmand, clafoutis, gâteau de semoule. Les enfants d'aujourd'hui ne me croiraient pas si je leur révélais que la compote compotait longtemps dans la cocotte, que toute la maison respirait la pomme, qu'il restait toujours quelques pépins noirs dans les bols, sauf à l'avoir passée au moulin à légumes, minauderie grotesque, râlait l'aïeule, on a des dents, c'est pour mâcher, de fait elle était granuleuse la compote, aux antipodes de l'onctueuse substance que suçotent les gosses depuis des poches de plastique, poubelle jaune, illico. Que diraient-ils des pommes au four, les jeunes buveurs de compote, ont-ils seulement de leur vie connu le vide-pomme qui creuse le puits au fond du fruit qu'on remplissait de gelée de groseille? Nous ne les aimions pas trop, ces boules ratatinées au cœur rouge, à la peau fripée, parfois éventrées par la cuisson, elles pouvaient être acides, il arrivait aussi  que le vide-pomme ait raté son office, et n'ait pas extrait dans la carotte de chair tous les pépins de la reinette, et c'était grimace encore, et l'aïeule râlait, vous avez des dents, servez vous en.

dimanche 30 novembre 2025

Perdre le fil

Il ne s'agirait plus que de suivre la pente, s'efforce-t-elle de croire, le plus dur est fait, tant mieux, le corps fatigue, si je l'écoutais, si je m'écoutais, lâcher prise dit-on, laisser filer j'entends, mais au fil je tiens trop, ce qui se trame je le connais, vous voudriez détricoter, mettre les gens à nu, couvrir d'opprobre les malheureux, garder toute la laine pour vous, ça pas question, il reste d'autres collines et je me cramponne au fil que je rembobine, et je tisse des prairies, des troupeaux d'Arcadie, des bergères qui filent -les parques, elles, ont rompu le fil- le parfait amour, mais aussi des tapis berbères avec des femmes au front tatoué qui chantent ces airs à réponses où le travail se fait cadence, la main qui danse le dessin de la laine rouge, il suffit de suivre le rythme, la chanson, celle qu'on connaît tous  dit la joie des pauvres la douleur des mains, les maris partis loin qui ont suivi la pente, dont on ne sait plus rien. Reste à recoudre ce qui peut l'être, tissages perclus de cicatrices, raccommoder, mains tordues dans le deuil, voile de mariée, linceul, robe de baptême, jusqu'à n'en pouvoir mais.

dimanche 23 novembre 2025

Course à l'hiver

 La lumière perdue, la flamme éteinte, pas dans la nuit que nul n'éclaire, le court-circuit du vieux lampadaire, ici l'ombre de l'ombre de la pluie, le jour le gris d'un gris que seule la neige, hier, a éclairci avant à son tour de se fondre dans l'ombre de la nuit reconduite. Le paysage, c'est l'âme de temps qu'on n'a pas choisis, griffes d'arbres nus, feuilles noircies chues dans la mare, le rose indécent de la dernière rose dite Pierre de Ronsard, saisie par le gel, guimauve oubliée à la fête foraine. Il n'en restera rien demain, ce lendemain plus court qu'hier, cette course à l'hiver, litanies de jours sans fleurs. On prétend que c'est nécessaire, le froid tue les vers dans les fruits pourris, protège les arbres des parasites qui les guettent, admettons. Le général hiver, la trêve hivernale, la magie de Noël, la trêve des confiseurs, les vœux pour l'an neuf sous le gui, tout cet accablant attirail de paralysie consentie et d'affections confites, tout cela pour qu'à la débâcle, à la reverdie, aux premières jonquilles, au moindre prétexte, coup de chasse-mouche, assassinat d'archiduc, on rompe les trêves, on brise les barrages et les vieilles alliances, pour céder au spasme que chacun pressent, dont nul ne reviendra.

jeudi 13 novembre 2025

Sommeil des justes

 On attend. Ca vient. Comment? On ne sait pas très bien, si ça monte, si on descend, si c'est rage ou peur, langueur ou tempête, ça sent le malheur, n'importe comment, on voit des enfants maigres, des morts, toutes les mères là-bas sont piétas pures d'une douleur d'outre-cri. On est de marbre la tête dans les épaules, et si on prie c'est pour éloigner l'épreuve, maintenir au loin la menace, marchander avec des dieux minables le pacte honteux du malheur des autres, et pourtant on s'endort, presque contents, tant la souffrance indiffère pour peu qu'elle sache se tenir hors les murs.

On dort mal cependant, mais qui croirait que l'insomnie tourmente une conscience taraudée serait dans le faux; le mauvais sommeil est celui de l'angoisse: Et si la porte n'était pas bien fermée, et si, d'un vasistas oublié, laissé baillant un soir d'été, on entendait les appels à l'aide, les grâce, les pitié, si ça se rapprochait la guerre, si l'on sentait sur sa nuque l'haleine des pauvres, des affamés? Si ça demandait justice, au lieu de mourir au loin? C'est en sueur qu'on se réveille, le malheur vaut pour les victimes qui en sont responsables, la mort pour les malchanceux qui l'ont bien cherché. Qu'elle se tienne à distance la Palestine, ces piétas sont insupportables, c'est l'heure du petit déjeuner.

lundi 3 novembre 2025

Théorie des nuages, 2

 Les nuages filent sur le plateau, s'assoient dans le vallon, ouvrent des brèches bleues, les étoupent d'étoffes sales comme des rêves d'automne, aujourd'hui c'est un voile de mariée oublié dans une armoire d'aïeule, gris d'une noce ancienne, au travers duquel tel une étamine verse une lumière couleur de labneh, tout à l'heure il en sera tout autrement, peut-être le bleu marial d'une vierge sulpicienne, nul ne sait, il faut renoncer à l'immobile, accepter les métamorphoses, lire des présages qu'on ne comprend pas. Puis de la vase d'orage sur le vert presque incandescent des semis d'hiver, quelques fleurs de moutarde, la surprise d'un coquelicot tardif, et les stries théâtrales des averses hachurant les lointains. On peindrait des ciels irreprésentables, qui courent à leur perte, gros de déluges cévenols, épais comme des crachins normands, les nuages c'est du temps qui passe, la promesse de l'eau, le désespoir d'un vieil enfant qui rêve d'Orgonon, du père qui voulait faire crever les nuages, fut arrêté, n'en revint pas.

vendredi 24 octobre 2025

Apprivoiser l'automne

 Le soleil point entre les arbres dont il reste des feuilles aux branches, la tempête au nom d'enfant ne les a pas toutes arrachées, se dessinent pourtant entre les troncs en contrejour comme les doigts d'un hiver approchant, c'est dimanche le changement d'heure, la nuit à cinq heures, la mélancolie du thé les lampes allumées, le règne des soupes au potiron, des purées de patates douces, en a-t-on envie, vraiment? On essaiera le gratin de courges, on chargera  le poêle pour l'amour de son ronflement, on farcira des patidoux avec des trompettes de la mort, on pochera des poires à la verveine, on s'assurera de la chaleur et des parfums, de la saveur faute de lumière, on compensera d'un verre de vin le frisson triste du soir précoce, des amis viendront tuer la mélancolie, la mauvaise bête des vieux jours.

lundi 20 octobre 2025

Volets ouverts

 Tantôt le vent se lève, il faudra rentrer les bêtes, poser pierres et parpaings sur la bâche du bois sec, fermer le portail, s'assurer des volets, espérer qu'aucun arbre ne tombe, craindre la grêle, l'ordinaire des temps déréglés. Nous n'en verrons pas la fin me dit un vieil homme, je crains que si, répond le vieil homme que je suis, ce n'est pas là bonne nouvelle, c'est vrai les arbres sont malades et les oiseaux plus rares, comment se pourrait-il que nous allions bien? Des pantins font semblant d'ordonner le chaos, des clowns couronnés se prennent pour le pape, les pauvres meurent de faim, les migrants disparaissent et les tyrans sont populaires, comment pourrions-nous aller bien? Tantôt c'est la tempête, il faudra rappeler les chats qui n'aiment pas le vent, rentrer du bois auparavant pour le poêle, espérer qu'aucun arbre ne tombe, guetter les éclairs, laisser portail et volets ouverts comme des bras, tant pis s'ils claquent, qu'il y ait de la lumière ici, que l'étranger soit accueilli, c'est ainsi que nous irons mieux.

jeudi 16 octobre 2025

Baixar ao río

 Il suffira de descendre, tant les chemins ici mènent à la rivière, nous avait-elle dit qui connaissait les lieux, y traçant des cercles de cailloux au milieu des chênes verts, des bosquets sans ombre des eucalyptus. La pente est plus douce à gauche, le chemin plus direct à droite a-t-elle ajouté, le chemin de droite, jamais nous ne l'avons trouvé, le chemin de gauche, il a fallu le refaire entre les murets de granit aux algues véronèse d'où cascadaient des ronces torves qui nous écorchaient les mollets, puis les ruines d'horreos et de de moulins minuscules à quelques pas de la rive. Des cultures d'antan, plus rien que des pierres disjointes vomissant des lichens. Il faisait si chaud cet été là où les forêts des Landes brûlèrent, qu'on resta longtemps dans la rivière où nos corps blancs semblaient l'être exagérément, barbotant comme des enfants jusqu'à ce que rafraîchis, presque frissonnants, nous remontions d'entre les roches, comme des revenants caniculaires.

mercredi 15 octobre 2025

Y croire quand même

 A l'écart de la ville se tiendrait la chapelle, il faudrait connaitre le chemin pour voir sa façade surgir au détour d'un lacet, entre des bouquets d'arbres gris de poussière, ce serait peut-être là le lieu choisi, ce que pense l'amante, c'est là que je l'attends qui ne tardera pas, à peine un bruissement dans le feuillage argenté des peupliers en contrebas, le temps de me retourner, sa présence, son absolue présence et l'odeur au loin de son cheval. Sur la façade les emblèmes des évangélistes, et le lion et l'aigle, le veau de Luc, elle élit l'homme ailé de l'incarnation, trompe son attente, s'invente des jeux, compte les oliviers, voudrait entrer dans la chapelle y jouir de l'ombre et l'attendre là mais la porte est close et l'aimé ne vient pas, le soleil désolant l'écrase, miroir brisé de son désir, il n'est plus qu'à descendre à la rivière à qui l'eau manque pour chanter, ramasser des pierres, les lancer dans les derniers flaquets, lapider l'illusion, rentrer à la maison.