Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

mercredi 19 janvier 2011

L'inconnaissable

Quand tu dors, des chevaux courent vers la rivière du lit. Ce qu’ils y boivent, les fièvres qu’ils y calment, les frissons qui les parcourent alors, voici bien le monde qui m’est refusé par tes yeux fermés. Ta peau c’est douceur d’enfance, goût de crème à la noisette, ta peau c’est la frontière dont il faut me satisfaire. Illusion de tes muqueuses, c’est encore ta peau, plus douce encore, plus humide, mais ta peau, ta peau de l’intérieur, qui protège ton royaume dont je ne sais rien. Peut-être, derrière tes paupières, un archer qui sent l’humus, un chien à l’œil rouge, un jeune homme un peu trop blond, ta mère assise sur un canapé de cuir, des tableaux sur Excel, je n’en sais rien. Peut-être suis-je dans le jardin dont tu rêves, roses trémières, delphiniums… Je cueille un bouquet, qui sait ? Je veux un cerisier où les merles picorent. Y est-il derrière ta peau ? S’il y est, qu’il neige de fleurs, que ton mystère me soit beauté.

lundi 17 janvier 2011

Début de la fin (fin)

Alors, au retour tu t’es mis sur le lit de repos, tu t’es lové, et quand je suis redescendu, tu pleurais, je t’ai pris dans mes bras, j’ai absorbé tes sanglots je me suis inventé calme et douceur, je t’ai parlé comme à mon neveu quand il a du chagrin, je savais ce que tu allais me dire, je t’ai calmé pour que tu puisses le dire, tu as balbutié « je crois que c’est fini » et c’était fini en effet.

dimanche 9 janvier 2011

Provins

Voués au rez-de-chaussée, ils voient près de l’escalier, une longue coulure verte d’algues. Les lieux ont un nom. C’est aux Sablons que mène la pente qu’ils dévalent les jeudis de vélo, d’écorchure, de goûters dans les douves. Des fenêtres de l’appartement la mère surveille la cabane, tente de manches à balais, de tabourets et de couvertures grises. Y sont invitées deux petites filles dont la mère parle avec l’accent pied-noir. Quand ils vont chez elles, ils regardent fascinés la jambe artificielle dans le porte-parapluie. Le père, un ancien légionnaire, a sauté sur une mine. On dit que lors des bals il danse et que son moignon saigne.

jeudi 6 janvier 2011

début de la fin (suite)

Ils s’appellent au téléphone avec des précautions de grands brûlés qui savent que toucher fait mal, que la nouvelle peau, vive sous le baume, n’est pas prête à la caresse. De ce qu’il reste, de la mue, ils voudraient en vivre encore, lézards régressifs. Ils savent que c’est vain, que les mots n’y changent rien, que les efforts aggravent les déchirures et ils se parlent à jamais sans raccommodage.

mardi 4 janvier 2011

Casablanquer 3

Je lance, osselets de hasard, mes mains. Qu'agripperont-elles, dans le soir de Casa ? —Le cri d'une femme égorgée, si bref, avec sa mort inscrite dans notre silence. Nous étions trois amis pétrifiés par le cri, plus court, ça ne pouvait pas exister. Plus fort, on n'imaginait pas. On avait trop bu (Arnaud et moi, en tous les cas), on n'a plus ri du tout. Sa mort sur nos trois dos, Zakaria, Hervé, Arnaud, son corps là quelque part, et plus un mot. Trois grands hâbleurs muets d'un seul coup, dessaoulés d'un seul cri. Je reprends mes phalanges dans la nuit de Casa. Je voudrais dormir. Je vis dans un quartier paisible. Mais ce cri ? —Rien. Du quotidien. La mort à Casa.

samedi 1 janvier 2011

Mulhouse

L’immeuble leur ressemble, blanc, neuf ; l’immeuble est peuplé d’autres eux-mêmes, qu’ils visitent assidûment. Les enfants jouent entre eux, on leur a sorti la luge. Manque la pente. Les mères prennent le thé, font des courses à Inno, entassent leurs enfants dans une dauphine bleue. Les pères, militaires, tombent l’uniforme en rentrant, mais en polo on sent bien qu’ils sont déguisés. Ils fument en attendant que le dîner soit prêt, ils préparent le dimanche, on se promènera près de l’aérodrome, on cueillera des champignons dans les forêts des Vosges. La sœur ne dit rien, mais désigne le frigidaire. Elle aime entre tout le gruyère.

mercredi 29 décembre 2010

Retour de la poupée

Tu reviens par-delà les années. Tu avais peur de l’orage, mais nul ne dormait mieux que toi les nuits où des forêts d’éclairs incendiaient la côte. Tu venais d’Amérique, tu avais une grosse valise où l’on avait vidé des tiroirs. Les tantes soupiraient, tant de robes, tant de dentelles pour une si petite fille. Et rien de repassé. On ne savait pas, pour ton père. On ne savait pour aucun père. C’était un autre temps, où tu dormais dans la tempête. Le matin te réveillait dans tes robes froissées, tes cils interminables. Tu minaudais un peu, parfois tu souriais pour rien, certains s’en énervaient, à quoi ça rime de sourire pour rien, poupée, on blâmait ta mère, on la tenait pour responsable, poupée, ce murmure-là tu ne l’entendais pas, ni les commentaires sur ton français qui ne serait jamais ce qu’il aurait dû être, tu étais trop américaine, trop jolie les cils trop longs tu finirais mal, on incriminait ta mère, c’était le venin des familles, l’aveuglement du clan criminel, l’aigreur des boiteux roux, mais tu passais, lisse, innocente, sans rien comprendre de ces vacances où se renouaient les haines. Poupée, c’était ce qu’on disait, faute de fêler ce visage de porcelaine. On ne savait pas. Un accident de chasse avait coûté un orteil à ton père. C’étaient toujours les mêmes récits. Les cheveux longs de ton frère. Sa maladie. Ta mère qui n’a jamais tant titubé que dans le récit des tantes. Tout pour briser la poupée. Tu reviens par-delà les années, je te vois les cheveux mêlés, un rempart de cheveux au petit déjeuner, puis les rideaux s’écartent et ton sourire, lisse comme un masque. La poupée marche droit ; on dit que les tantes sont mortes, et le père tout comme.

lundi 27 décembre 2010

Pour votre bien

Dormez si vous le pouvez, couvrez de votre sommeil de juste les guerres sans honneur, les gestes infâmes des marchands, remerciez ceux qui ont coupé la tête des pavots, qui vous ont entêté d'opium, assoupissez vous, ils fourniront les rêves, puisqu'ils possèdent les images.
Pleurez sur ordre, prouvez qu'à vingt heures bat un cœur d'enfant puisqu'on vous infantilise, essorez vos mouchoirs de Cholet pendant la réclame, prouvez qu'à vingt-deux heures un samedi sur deux bande un sexe assuré qui rêve de dentelles telles qu'on vous les propose, blanches ou roses, aux pages lingeries de tous les catalogues. Ils ont toutes les tailles, dans toutes les matières.
Courez au matin dans la rue, jouez au ballon, enfilez vos maillots lycra, enfourchez vos vélos et roulez sans rien voir que les côtes, les pentes, les virages. Rentrez fatigués du dimanche. Couchez vous tôt, fermez les yeux. Dormez, on le veut.

mardi 21 décembre 2010

Mourmelon

Or c’est du bleu de ciel, et la voiture même qui attend au portail est de ce bleu de vieille carte postale, et la cagoule de l’enfant qui sort sur le perron. Il porte un anorak rouge, il reconnaît au pied les feuilles de fraisier. Rien d’autre du reste : la coccinelle qui vrombit, les feuilles jointes par trois sur la tige, qui ne devraient pas être, car tout de cette image kodachrome respire la diapositive, le vitrail, l’hiver.

lundi 20 décembre 2010

Tentative d'équilibre

Ceux qui marchent par deux sont si souvent tombés que j'ai peur quand le soir nos ombres grandissent sur la route, s'étirent d'un lampadaire à l'autre, bondissent, se dédoublent. Retiens-moi lorsque je trébuche, rétablis-moi si je m'empierge. Je te promets la pareille, m'engage à peser le poids qui compensera ta chute.
Marchons par deux, c'est notre choix; s'il faut tomber, plongeons, mais ensemble. Quelle eau choisirons nous pour notre nage indienne, qui donnera le coup de pied pour remonter, qu'importe! Nous renaîtrons des mares opaques qui nous guettent dans l'entre-deux de nos soleils. Et déjà nos rires sont guirlandes sur les arbres nus, et déjà sur ta peau c'est rosée de printemps. Marchons ensemble et mélangeons nos ombres. Amantes elles nous annoncent et nous les imitons.