La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

jeudi 17 mai 2018

La guirlande de Flavie

Dans les rituels du printemps, voler un bouquet de lilas blancs, de lilas doubles si possible, s'étonner des fleurs au plus près du tronc des arbres de Judée, il y en avait un, dans le jardin-de-devant de la maison de Villepreux -tu t'en souviendrais. En Toscane ils sont plus grands, ici un peu maigrelets guirlandes de fleurs mauves dans le jardin propret, tu t'étonnerais de mon goût soudain pour les fleurs, tu n'aurais pas tort, la guirlande est détour, la guirlande de Flavie, pas un jeu de salon, pas une bergerie non, j'y viens. Un des rituels de printemps, s'épuiser dans des oraux blancs que passent des jeunes gens qui pensent plus au printemps qu'aux oraux blancs. Ils défilent une semaine durant, dormeur du val, lettres persanes, meurtre de l'arabe, Camille, Horace, incendies, Eldorado, Thélème et compagnie, c'est un rituel éprouvant, ils sont charmants les jeunes gens qui n'ont pas assez révisé, qui n'ont pas lu ou pas aimé ou bien aimé mais ne se souviennent plus très bien, ne trouvent pas le mot qu'ils ont sur le bout de la langue, on patiente on s'agace, on encourage on admoneste et puis voilà qu'entre une Marine et une Zoé, après un Wandrille bredouillant une jeune fille se présente, qui s'appelle Flavie. C'est le défaut des prénoms rares, c'est la fonction des noms propres qui n'évoquent qu'un visage, je lis son nom et tu m'apparais, et se brouille alors sa bonne bouille de jolie brunette, et s'y substitue le souvenir d'un trait qui te signait: ta réticence à consentir qu'il y eût d'autres Flavies au monde, ta peine à partager ton prénom. Je peine à mon tour à écouter l'adolescente qui n'usurpe rien; elle a bien travaillé, elle sourit, elle nuance, je la félicite mais je peine et l'appelle Mademoiselle c'est désuet tant pis, je ne peux pas l'appeler Flavie.

mercredi 9 mai 2018

Sur les dalles de lave noire

J'étais allé à Naples juste avant toi, de fait tu avais improvisé le voyage à m'entendre enthousiaste dès mon retour t'évoquer la vitalité un peu crasseuse de la moins compassée des villes -les derniers mois tu te saisissais de toutes les occasions pour partir, changer d'horizon. Je me souviens t'avoir donné les derniers conseils alors que tu étais en route pour l'aéroport et ce fut un de tes derniers voyages, dont tu revins ensoleillée. J'y suis retourné, j'aurais aimé t'en parler mais c'est ainsi je le savais, j'ai à nouveau marché sur les dalles de lave noire, je n'ai pas dansé sur le volcan, j'ai simplement glissé un soir de pluie -car un soir il a plu- sur ces dalles grasses de poussière mouillée et j'ai pensé aux rues de Casablanca après les premiers orages d'automne. J'arrive à l'âge où il faut veiller à ne pas glisser, mais je sais encore tomber sans casse -sans grâce non plus, c'est vrai. Au rythme du grand pas de Laurent qui arpente, égal, le monde, au son du rire cascadant de Tanguy qu'enchantent toutes les beautés, j'ai revu les lieux aimés, en ai découvert d'autres, et entre tous j'aurais voulu te parler d'une église, d'une sacristie peinte par Vasari, visitée par hasard, Sainte Anne des Lombards, le Compianto de terre cuite dont on reste stupéfié mais non, la vie reprend dont tu n'es plus: il faut désespérer du partage, partager avec d'autres, apprendre le bonheur sans toi, sans pouvoir te confier mes joies fragiles comme coquelicots à Paestum, se résoudre à l'évidence qu'il est urgent de vivre et doux d'aimer, qu'on peut vivre et aimer sans te trahir ni t'oublier.

samedi 21 avril 2018

Eté d'avril

Et le printemps sous mes doigts s'égrène comme j'écosse les petits pois, ceux-là sont rares dans la gousse épaisse, que s'est-il passé sous la serre? Il fait si chaud qu'on est perdu, on cherche des cerises chez le marchand de Jumièges qui rit, nous montre les arbres en fleurs, tu ne bouderais pas ton bonheur d'avril trompeur au point que c'est l'été d'un coup, goutte de Sahara sur les prés verts et les champs jaunes, poussière rouge sur les voitures et les carreaux de la fenêtre. Le temps s'accélère, et s'y prennent les pattes les araignées de mer revenues trop tôt sur la côte, les homards ne sont plus si chers, même les marchands s'y trompent, les prix se dérèglent aux étals des marchés. Tu aurais trempé ton pied dans l'eau du golfe, une eau pas si claire, tu l'aurais retiré ton pied ne s'y serait pas trompé lui, la mer c'est encore 11°, on n'est pas si loin de l'hiver, alors tu aurais marché sur le sable un peu vaseux des plages que tu aimais, pour se baigner attendre un peu, pour le bonheur du printemps s'en emparer sur le champ.

jeudi 19 avril 2018

Printemps chinois

Et cette chaleur éclatante, le sucre jaune du colza, les jacinthes en tapis dans les sous-bois, les cerisiers en fleurs, nous les avons connus, nous les avons aimés les printemps normands, les reverdies des Yvelines, les premiers lézards sur les murs de granit des chemins du Croisic, voilà c'est revenu et ce n'est pas pareil, c'est plus chaud, plus tôt, c'est la poussée de sève et le début de la fin du monde et c'est sans toi, l'inversion du Gulf Stream, la mort des oiseaux. Un bébé pleure que j'entends par la fenêtre ouverte, nuit de juin pour un soir d'avril. Il fait chaud à faire fondre le chocolat des tablettes, à faire éclore des nuées d'insectes, mais les papillons sont rares et tu manques et c'est nul. J'aurais voulu te dire que ton fils est heureux, qu'il vit en Chine et s'ouvre des possibles dans un monde où tout est difficile, que ce printemps est sien quand j'entends son bon rire au téléphone, qu'il vit à sa façon foutraque, baroque et bordélique. Son chemin n'appartient qu'à lui, ce qu'il trace nulle idée, mais l'élan de vie, ça je sais, tu aurais tellement aimé le voir ainsi si vivant qu'on aurait pensé, contre toute logique, la fin du monde ce n'est peut-être pas quand même pour tout de suite.

lundi 9 avril 2018

Je suis là

On croit -la mort de ceux qu'on aime est une amputation- mourir de la mort des chéries, des aimés, des mères au baiser d'amande, des amants aux aisselles de cassis, de toi ma sœur aux cils infinis, aux yeux indécis presque verts, on en meurt en effet, mais mourir au présent c'est vivre encore autour des plaies, sans quoi on ment et non, jamais je ne te mentirai. Te coucher sous la dalle -car j'ai dû la choisir- ce fut subir l'hiver son recommencement c'était mars pourtant, c'est en mars que souvent sont mortes les femmes que j'admire. En novembre ce fut maman. J'ai cru n'en jamais revenir du calendrier des cadavres, vingt fois seul dans la chambre j'ai replacé le tuyau d'oxygène qui lui tombait du nez, il fallait lui parler je ne savais que dire si ce n'est je suis là je l'ai toujours été. Te parler au contraire c'est l'évidence absurde, me taire ça ne me ressemble pas, mais voilà ta mort je n'en suis pas mort, je vis amputé de toi mais je vis et vivre c'est aimer encore et quelqu'un dort sur mon épaule et rit en s'éveillant et c'est comme un grelot qui dit la joie de vivre et d'aimer tout ensemble et mon seul regret toi pas là pour l'entendre.

dimanche 25 mars 2018

Par trois fois le printemps sans toi

Ca revient, trois ans ta mort, les tulipes dans le jardin, cette année elles n'y sont pas encore, il a neigé lundi dernier, je ne suis plus que le temps qu'il fait, j'erre seul comme un nuage et les jonquilles me sont un soleil médiocre. Tu es morte avant les oiseaux, mon aérienne, il n'y a plus guère d'alouettes dans les champs à l'aplomb de leurs nids, plus de chants d'alouettes au dessus des champs, tu es morte avant, toi aussi tu volais droit et haut, tu chantais faux, je sais pourquoi et qui a brisé l'harmonie. Il n'y en a plus pour longtemps dans un monde sans moineau ni passereau, pourtant je voudrais vivre encore et chanter le printemps même si ce n'est plus qu'un leurre, un décor peint par Monsanto -on sait le nom des assassins. La lumière revient pourtant frapper mes carreaux, tu sais c'est con mais j'aime encore, quelqu'un que j'aime, un lyrique un ténor, une hirondelle, l'oiseau de bon augure dont je voudrais qu'il fasse le printemps.

mercredi 7 février 2018

Droite comme un I

Alors je te dessine, et tu n'es pas de l'orbe ni de la courbe, tu décourages les sottisiers de la féminité ronde, de la forme molle, tu te tiens droite, tu t'es tenue debout très tôt, tu es droite comme un I à ce qu'on dit, raide comme la justice, toi dont la vie fut si injuste, ton corps de rectitude toujours corrigea les biais, les ellipses et les géométries complaisantes. J'étais plus souple que toi, l'écrire m'étonne: puisqu'il m'est donné de vieillir, je commence à comprendre que de fait ce qui agit en nous est calcification rouille engourdissement, et les douleurs afférentes, et nous tous qui vieillissons -j'entends cela comme une chance mélancolique- nous comprenons l'air transi de Purcell autrement que les jeunes gens. Il me semble que ton corps droit, que ton corps raide à qui fut volé son enfance, comprit cet air plus vite que tous, et sut très tôt que durer ne lui serait pas donné. Tu marchas tôt, tu marchas droit, je te dessine, tu es une ligne tranchante qui scinde l'aire qu'esquissent les pas boiteux du vieux père qui te survit vautré dans la souillure et qui rondement, ment comme un arracheur de dents.

mardi 6 février 2018

Tes collants rouges

Il a neigé sur mon toit noir, une ardoise en a glissé, le couvreur va repasser, il y a donc un hiver, un nouvel hiver sans toi, à peine si je le vois passer, j'aurais bien voulu t'entrainer, on aurait pris la pente du toit, on aurait inventé la montagne, on aurait skié comme des enfants surexcités. Tu sais la neige il y en a moins mais lorsqu'elle tombe les enfants ici se massent aux fenêtres des classes comme nous voici quarante ans, et comme nous ils souhaitent que la neige transforme le monde et fige les haleines et gomme les souillures et blanchisse le bitume, et comme nous ils crient au sortir de l'école, et comme jadis la neige estompe leurs cris, les stupéfie. Les jours de neige sont plus rares, je m'en saisis, je te les donne, tu cours vers eux, tu disparais, tu portes un kilt et des collants rouges, tu cours en fille, les chevilles semblent s'évader, les filles elles ne courent pas elles dansent, dansent autour de toi des flocons fins comme farine où disparaissent tes collants rouges.

jeudi 1 février 2018

Neige et laine

Dans l'hiver, le souffle des jours courts, la pluie, la pluie, la pluie, il pleut depuis des mois, sur le soleil, sur le froid, la pluie s'abat, tu n'aimerais pas ça, nos hivers d'enfants brillaient de gelées cristallines, et nos rires semblaient infinis quand la nature durcie les renvoyait par échos, bien au delà de la buée pétrifiée qui sortait de nos lèvres. Nous avons connu les doigts rouges et gourds crispés sur des boules de neige, ce n'était pas tous les ans, mais tout de même, la neige tombait plus souvent qui étouffait nos cris d'enfants excités -la neige excite les enfants, c'est un fait d'évidence, la neige métamorphose, la neige surprend, la neige suspend. Nous sortions sur la place, et sous nos vêtements, nous portions des collants de laine que nous imposait maman, ces collants nous les détestions. Maman, elle était de ces mères qui ont toujours froid pour leurs enfants, jamais avare d'une épaisseur supplémentaire, nous fûmes des enfants couverts, des enfants couvés, cagoules, moufles, écharpes interminables, des enfants enveloppés, laineux, tricotés. Elle est lointaine cette enfance où le froid pouvait faire pleurer et rire en même temps des mouflets emmitouflés, les joues pommes d'api, les yeux brillants d'une fièvre de santé.

dimanche 21 janvier 2018

C'est déjà ça

J'apprends lundi, tu en aurais ri, ce que ton rire manque, que cette année mes cinquante-cinq ans tombent au pire moment, c'est le blue monday puisqu'il faut donner dans notre monde gris une couleur au jour, c'est un jour de mélancolie, l'hiver, l'après fêtes, l'absence de lumière, un lundi, ce qui se dit, le creux du fond du trou c'est mon anniversaire, il pleut depuis des mois, j'en ris faute de ton rire, je prends tout ça à la légère, j'ai toujours su ça mieux que toi. Tu avais l'anniversaire difficile, septembre et rentrée des classes, petite tu trouvais injuste que la fête soit ainsi non pas gâchée mais ternie par l'odeur d'encre et de craie, pourtant tu aimais l'école et les maîtres, une élève modèle, mais que ton anniversaire pâtisse de la rentrée, c'était dur de l'accepter, la vie était injuste, tant de preuves te le confirmaient. Lorsque que tu pris quarante ans (ici les années on les prend), ce fut comme révolte sourde, tu en eus de l'humeur, tu fus désagréable, je n'avais pas compris pourquoi, moi la quarantaine m'avait glissé dessus sans que je m'inquiète de mes rides ni de mon embonpoint, le temps sur moi je n'y pouvais rien, ce n'était pas grave, pour toi si, et pourtant tu gardais la ligne. Morte à cinquante ans -j'ai vécu cinq ans que tu ne connaîtras pas- quelques jours avant tu m'as dit c'est beaucoup trop tôt pour mourir, je l'ai déjà dit, mais je vieillis, radoter un peu c'est vieillir, tu disais aussi -cette phrase amère qui fait monter mes larmes- tu disais aussi vieillir c'est déjà ça.