La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

samedi 7 octobre 2017

Le secret

Il y avait, pas si bien caché que le yo-yo de Kate Bush dont la chanson te fascinait, Cloudbusting elle s'appelait la chanson du secret, il y avait ton yo-yo enfoui dans le jardin d'hiver, le jardin-de-derrière, on ne cachait rien dans le jardin-de-devant, pas fait pour ça, le jardin-de-devant, c'était pour montrer aux passants la perfection pavillonnaire, pas pour enterrer le yo-yo de l'enfant. Tu gardais un secret, le secret te tenait, c'était le secret du père étouffé dans l'oreiller du soir, le secret qui t'étouffait, ta parole qu'étouffait le père avec une douceur d'édredon, c'est notre secret disait-il, il mentait, toujours il fut un menteur, c'était son secret, son honteux secret qu'il enfouissait en toi ce fossoyeur d'enfance, frottant son sexe sur ton ventre après t'avoir bercée, toute petite fille que tu étais, t'avoir endormie, encore presque un bébé alors, mais son sperme épanché sur ta peau d'enfant sage, sa ravageuse jouissance n'avait cure de ton âge, la pulsion l'emportait sur tout, sa rage à jouir impardonnable et toi seule au secret, emmurée par ses soins. Dans la chanson de Kate Bush le yo-yo luit, qu'elle enterre dans le jardin, qu'elle oublie dit-elle, ça peut-être qui te fascinait, qu'on croie oublier le secret, qu'il revienne, ça peut-être que tu enviais, que le secret devienne matière à chanson.

samedi 30 septembre 2017

La sieste est terminée

La grand-mère au chignon érectile nous accueillait avant son édification, en cheveux, au petit déjeuner, nous faisait manger dans la cuisine de la grande villa où le soleil donnait déjà sur le petit escalier de granit. Combien d'épingles pour ce chignon-là? Une broche pour fermer mieux encore le chemiser surboutonné, un sourire mesuré: elle était habillée. Notre mère était fatiguée, notre mère devait se reposer, il était trop tôt pour se baigner -cette famille de médecins, cette famille malade craignait l'hydrocution. La sieste de maman, la grand-mère au chignon cendré y veillait comme lait sur feu (nous étions le feu?) et du déjeuner jusqu'à trois heures, pour une éternité nous étions confinés dans notre chambre, voués à l'ennui, sommés au silence: la grand-mère au chignon sans toupet avait l'autorité taiseuse. Et, enfants dociles nous attendions entre livres et chuchotements que maman nous revienne de son sommeil, de cette fatigue dont clairement nous étions coupables, et ce confinement la punition de notre faute originelle. Le malheur de maman, j'entends son malheur de femme, les crimes du père, on ne sut jamais ce que, sous le chignon argenté, la grand-mère en pensait. Tu sais, je crois qu'au fond, elle pensait peu mais défendait le nœud de vipères qu'elle avait engendré.

jeudi 21 septembre 2017

Me revient de dire

Ce qui demeure, l'indiscutable, je peux en parler, dire comment lors de tes dernières semaines tu fus l'implacable, la vérité-même pour tous à propos de chacun, et c'était une lucidité malheureuse d'impuissance. A tes enfants seuls tu épargnas tes craintes, à chacun tu écrivis un talisman pour les protéger au futur, encore un peu, jusqu'au bout du bout de tes forces. Cassandre ce n'était pas toi, tu ne fus Cassandre que mourante, mais en effet tout s'est abattu comme prévu par toi, je n'avais pas trop voulu l'entendre, les échecs, les deuils de provision, les petites pulsions de la médiocrité, les trahisons de mauvaise bonne foi, tout a eu lieu exactement comme tu le craignais, tout est consommé. Cassandre ne maudit pas, elle dit juste le malheur, en souffre, et nul ne la croit. Tu fus Cassandre quelques jours, ces quelques jours qui me reviennent quand je regarde autour de moi, que c'est désolation, cendres, statues de sel.
Je me souviens alors que tu ne voulais pas de cela, là aussi tu avais été claire. Me revenait de dire, te dire toi dans l'ombre, la lumière, ce que tu m'as demandé, ce que je t'ai promis. J'essaie, et quand partant vers d'autres paysages partagés, s'offrent des fenêtres ouvertes sur des plages ou des fleuves aux bleus affolants, mi-Klein, mi-Patinir, me revient une enfance d'une couleur outrecuidante, je me relève alors et je tiens parole.

vendredi 15 septembre 2017

Près de Brest

Cet été là, mes dix-sept ans, tes presque seize et nous partîmes, Corinne, la cousine intime, la quasi sœur avait l'année de plus et le permis. Nous prîmes la 104 de maman, une tente minuscule pour nous trois, pas moyen de se retourner, on y dormit mal, peu importe c'était la première fois qu'on partait ainsi, en liberté parcourir la Bretagne, liberté surveillée, étapes familiales, des gîtes assurés, la tribu idéale. Au moins quittions-nous les maisons du Croisic, au moins c'était l'auto et plus les bicyclettes, passer par Penerf, pousser jusqu'à Brest, il y eut la beauté de l'étier et l'élégant logis de la tante Marie -on ne savait pas ce qu'on sait aujourd'hui, il y eut la beauté de la maison du Relecq-Kerhuon où Linette, que nous n'avions jamais rencontré, nous attendait, elle aussi belle que sa maison, nous les enfants de ses cousins que la famille lui expédiait sans plus de façon. Linette Théréné, je retrouve son nom, une belle veuve inconsolable et gaie, le défunt peignait des marines, il y en avait plein la maison, elle y vivait avec son frère, très âgé pour un trisomique, petit Claude on le surnommait, il lisait passionné le Journal de Mickey, très fier de lire, très joyeux. Et le teckel aveugle circulait au salon. Linette, elle n'a jamais voulu qu'on plante la tente dans le jardin. On avait dormi chez elle, poussé les meubles, Corinne et toi dans une chambre, moi sur un matelas posé dans le salon. Au matin le vieux chien aveugle s'est cogné aux pieds des tables déplacées quand nous mangions au petit-déjeuner des craquelins, du miel, du beurre salé. Avions-nous remercié Linette Théréné, la cousine souriante des pères que nous avions, la veuve du peintre breton dont le nom orne le fronton de la salle omnisports du Relecq-Kerhuon? Il me semble que non, il me semble que tu aurais aimé que je répare cet oubli, que Linette ait droit au merci que méritait sa bonne grâce, sa bonté joyeuse.

dimanche 10 septembre 2017

Pas de revenante

Tu aurais pris -c'est ainsi qu'on dit par ici- cinquante-trois ans cette semaine, et comme à chaque anniversaire je contourne au mieux la douleur, je m'interdis les questions qui rongent, je dresse mes petits barrages, ménage mes déviations, c'est le rituel inutile: la douleur revient, elle connaît tous les chemins, avec elles les questions vaines qui taraudent, c'est donc ça te survivre? Dans ce monde d'après toi, il y a quelque chose du Royaume de Danemark, une chandelle une tulipe un crâne, plus Champaigne que Baugin. Pourtant, tu sais, j'ai gardé le goût des fruits, des sorbets, je n'ai pas trahi nos joies d'enfants, je vais retourner aux champignons, il a plu des seaux les jours derniers, il faut maintenant un peu de lumière dorée, de la tiédeur dans les sous-bois, l'humus est prêt. Je ne me retourne pas tu sais, me retourner serait admettre que je t'aie laissée, que tu serais derrière moi, rien de tel, cette sottise-là je la laisse à d'autres qui font leur deuil, qui avancent, qui tournent la page -ta page je l'écris toujours- ceux-là ont si peur de crever, si la mort était contagieuse? Cette idée seule leur fait claquer des dents. Je te porte en moi et je sais intimement que la Mort n'est pas dans les morts mais dans les gestes des lâches et des oublieux qui ne savent faire ni avec ni sans, qui ne survivent qu'en tremblant que les morts reviennent et tirent les pieds des vivants. J'en aurais une joie païenne si tu revenais de la sorte me tirer par les pieds ce seraient jeux d'enfants mais je sais trop car je te porte que les revenantes ne sont que les ombres des remords de ceux qui ne surent pas aimer: pour que tu reviennes il aurait fallu que tu partes, or c'est en moi que tu demeures.

lundi 4 septembre 2017

Dead Man

Nous avions vu, nous étions jeunes encore, dans un tout petit cinéma -il en existait tant!- près de la mosquée de Paris si ma mémoire est bonne, tu t'en souviendrais, un homme en noir et blanc mourir sans le savoir, voyager sans rien voir que sa propre myopie dans les arpèges électriques d'un fantôme de western, un spectre de poète anglais. Stupid white man disait, si je me souviens bien, un gros indien qui citait William Blake tandis qu'un autre, qu'on ne voyait pas, tendait sur le récit les arcs de sa guitare. Jamais il n'avait été donné, dans un noir et blanc d'outre-tombe, à voir semblable catabase, et jamais spectateurs nous n'avions jusque là cru marcher parmi les morts, entre massacres et trophées, la tête de Mitchum aux cheveux gris beurrés comme un pharaon du Far-West, un fantôme d'après le western, des animaux dont il ne restait, une fois l'homme blanc passé, que des fourrures, des peaux tannées, des bois qui ornent les cheminées. La leçon, nous l'avons comprise, prise pour nôtre, ce qu'il disait ce film d'os, de crânes écrasés et de vers récités, c'est qu'à peine né on est déjà mort, même les jeunes gens sont des fantômes consentants, qu'il faut remonter le temps dans d'improbables chemins de fer, mais que les fleuves, on les descend allongé dans un canoë, on ne franchit pas le Léthé, on en suit juste le courant; il est juste de s'effacer lorsqu'à l'estuaire l'océan vous prend, qu'on en est glacé, mort depuis longtemps, bercé par les vers que dit le gros indien, et longtemps ces images sont restées en nous, même si nous n'en parlions pas souvent.

lundi 28 août 2017

La tête haute

A Houlgate il faisait bon hier, jusqu'à l'eau presque tiède, réchauffée par les sables franchis par la marée, tu savais ça aussi, un souvenir de tendre enfance: ici en Normandie, l'eau n'est pas bonne tous les ans, mais lorsqu'elle l'est c'est maintenant, lorsque août tutoie septembre sur la côte fleurie. Je me suis baigné, j'ai nagé, séché dans la lumière de fin d'été, les parisiens parlaient de retour, n'avaient pas envie de rentrer. Ce sont ces moments-là qu'il faut guetter, saisir, comme vivante tu savais le faire, comme malade tu le sus mieux encore: je n'oublie pas la leçon, et moi qui n'étais pas amateur de baignade je nage quand je le peux, et chaque brasse m'évoque les tiennes, celles où petite encore tu tendais le cou pour ne pas mouiller tes cheveux, tu avais des brassières gonflables, ton cou tendu interminable, des épis blondis par le sel. C'est à ces brasses que j'ai pensé hier, à ce qu'elles disaient de toi petite fille fragile et fière, d'une dignité blessée, d'un port de reine aux cheveux trop courts.

jeudi 24 août 2017

Itinéraire bis

J'ai pris la vieille route qui longe la Risle, depuis Pont-Audemer, celle qu'aimait Duras, celle qui ne mène pas mais qui contourne, entre Quillebeuf et Trouville elle titubait avec grâce, Duras. La Risle on la quitte lorsque l'estuaire s'annonce, tu connaissais tout ça, nous l'avions prise ensemble, La Risle est limoneuse à tendre vers la Seine elle s'envase, c'est un paysage incertain de chaumières trop soignées aux pelouses psychotiques, de bâtiments en ruines, de canots échoués, une débauche de géraniums aux bords de fenêtres fatiguées, je ne sais pas quoi en penser, c'était jadis une de mes routes préférées, fléchée Honfleur par l'estuaire, une façon de ne pas y arriver trop vite, jadis j'aimais retarder, prendre la route buissonnière, le chemin des écoliers qui évite les zones commerciales les hôtels de périphérie et les pizzas à emporter, Honfleur c'est un décor mi Bruges mi Saint-Tropez, ce n'était pas comme ça quand tu y es née, il ne faut pas y aller l'été, alors j'ai évité Honfleur, je suis rentré par Toutainville, le nom ne te dirait rien, mais la maison à tourelle si, c'était, pour nous autres enfants à l'arrière de la Ford Taunus, le signe que bientôt, nous serions arrivés, moi je m'éloigne, me voilà rentré.

mardi 22 août 2017

Excursions

Lorsqu'elle allait bien maman, c'était loin d'être tout le temps, mais tout de même parfois, quand elle n'était pas trop laminée par le père, elle nous emmenait en promenade, en excursion, c'était toujours joli, amusant les promenades de l'après-midi quand maman s'arrachait du lit, de la mélancolie, de son malheur de femme. C'étaient des lieux choisis, des chemins charmants, même dans les endroits qu'elle n'aimait pas tellement -je pense à Baulon où nous allions peu de toute façon- elle trouvait près de la Chèze un petit pont de bois branlant qui franchissait un fossé sous la futaie, et nous passions le précipice, et nous étions qualifiés, ravis, preux et rieurs. C'étaient des goûters dans les douves de Provins, c'était le raidillon qui montait à Grâce, nous y arrivions en sueur, fiers de nos exploits de grimpeurs, essoufflés dans l'ombre de la chapelle encombrée d'ex-voto, heureux d'être sortis pour un temps du jardin de Honfleur, étonnés de voir en face le port du Havre comme un monstre attirant, lointain -c'était avant le grand pont, nul n'allait jamais au Havre, ville rasée, ville laide aux mains des communistes, il n'y avait rien à y voir rien à y faire à en écouter grand-père, pourtant, ça nous faisait envie, l'autre rive, mais jamais ni lui ni maman ne donnèrent la pièce qui permettait d'enclancher la lunette au point de vue panoramique: on voulait voir de plus près.

samedi 19 août 2017

L'oreille dressée

Que te dire du monde qui, si tu m'entendais, ne te ferait pas mal? Je t'épargne l'inventaire affligeant des massacres, des naufrages, des contaminations, des extinctions d'espèces. Il reste encore ici -mais pour combien de temps?- la douceur des campagnes, la pointe noire de l'oreille dressée du lièvre qui va fuir au débord du champ labouré, le soupir de la chouette, ces signes, ces traces qui n'intéressent plus personne, on ne sait s'il faut s'en louer, l'homme moderne ne sait rien des empreintes, du flair et de la brindille foulée. Il vaut mieux se terrer au gîte, ne pas faire le beau, artiste de la planque le lagomorphe ne bondit que découvert. Dans ma vieille maison, mélange de celles des trois petits cochons, paille, bois, briques, j'attends des loups multiples, ne sais lequel la soufflera, mais j'ai l'espoir secret qu'à mi- pente, sa modestie la camoufle et que la meute passe sans la voir, au moins les premières fois. Tu sais, je suis un vieux lièvre las de courir -les levrauts ne courent pas, ils n'en ont pas besoin, les levrauts n'ont pas d'odeur qui les trahisse- un vieux lièvre qui se tient là au gîte, attentif à tous ces signes qui ne disent rien qui vaille.