Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

dimanche 26 mai 2013

Doux capitaines

On n'ose croire à leur douceur, imaginer qu'entre leurs mains a fleuri une force suave, un œillet rouge au peuple donné, lorsqu'ils eurent pris la ville qui n'en revenait pas de se sentir aimée. Or on sait qu'ils furent, ces capitaines d'avril, qu'ils se découvrirent en Afrique, écœurés dans le vomi des crimes qu'ils furent sommés d'accomplir, qu'ayant tué l'enfant de trop ils étaient revenus, las dans des casernes décrépies à commander des jeunes gens qui ne voulaient pas partir casser du nègre, on sait que les vieilles dictatures tombent comme des figues pourries lorsque les jeunes gens bottent le pied des arbres creux.

Ils ne voulurent pas du pouvoir, de la vaine gloire de commander, ils s'en remirent au peuple, c'est un conte décidément, puisque que le peuple devint à leur baiser cet œillet rouge lancé dans le ciel de Lisbonne, que les gens s'embrassèrent par toutes les rues d'avril, qu'ils remerciaient les doux capitaines, et la radio par eux gagnée chantait des chansons qui promettaient mieux que l'agonie mélancolique, la police secrète et les ministres cacochymes. On voudrait croire à ces révolutions-là, au bonheur de ces jours libérés, aux fleurs données, aux fleurs reçues. On voudrait revoir ça dans Lisbonne étranglée: le doux non portugais à la brutalité du monde, quand saignés comme grecs, on les somme de payer.

N°794 (sur la main droite)


Nous vous inscrirons des chiffres sur le dos de la main, dans des matinées d'étampage où nos flics vous auront levé comme lièvres en octobre, et c'est toujours octobre pour vos courses d'ombre, et c'est toujours hiver pour vos yeux creusés. Vous serez liés deux à deux par des liens de plastique à fermoir crémaillère - les flics sauraient le nom de ces menottes jetables- puisque vous n'avez droit à nul métal, pas même celui de nos chaînes, puisque vous ne valez que plastique, puisque vous êtes plastiques, puisque vous êtes jetables, puisqu'on vous jette.

Vous vous ressemblez tous. Nous ne voulons pas voir votre visage. Nous n'avons pas d'interprètes pour parler vos langues qui nous semblent si laides, si primitives, si barbares, et vos visages se répètent dans le halo de nos phares, et vos blessures elles suintent toutes de la même angoisse. Vous êtes pauvres à faire peur, et de fait nous devons trembler de tous nos bridges, et de fait nous devons être bien riches pour n'avoir rien à vous offrir que de l'encre sur vos poignets - de l'encre hypoallergénique, N° 794, qui s'en ira quand vous serez repartis d'ici- sur vos poignets liés comme une tige sur un tuteur, un antivol sur un blouson dans un rayon d'hypermarché. Non, pas d'implantation. Vous sonnez aux frontières où l'on vous refoule avec humanité, avec un coussin sur la gueule si vous n'êtes pas assez humains.

Mauvais carnaval

Lorsqu'avec les statues incendiées le silence est revenu - matin, brume de mars, verre brisé dans le caniveau- par la ville saoule nous titubions encore et tous les bars n'étaient pas fermés. Nos tempes battaient plus fort que la mascleta de midi et tous les bars n'étaient pas fermés. Défaites, nos faces de carême, seules faces de carême à n'avoir pas brûlé.

Lorsqu'avec les statues incendiées ne luisirent plus dans la ville que les dernières enseignes et des phares d'autobus - presque l'aube- j'ai voulu voir le soleil se lever sur la mer et nous avons vomi dans les dunes nos rêves, tous nos rêves, un peu de bile beaucoup d'alcool - jusqu'à l'aube- et le soleil s'est levé sur la mer mais il ne faisait pas moins froid murés dedans nos solitudes, la mienne d'où je t'aimais, puis le silence, où il ne faisait pas moins froid.

samedi 25 mai 2013

Requiem déconstruit


Pour ceux qui sont tombés, les voici descendus de leurs rêves de fer, les voici plus rien dans la terre et l'idée de dieu même il faut en rabattre, et l'on ne sait à qui demander le repos, et notre bouche est trop blessée pour louer ces morts sans nom, à Sion ni à Jérusalem. Il ne convient de louer personne, et nul n'est voué à la lumière infinie.
Pour les innocents qui sont morts, il n'y aura plus de lumière, et leur sommeil c'est un repos d'égorgés, et leurs membres partout dispersés par la ville : il n'y a pas lieu de louer, il n'y a pas de mémoire éternelle. Bientôt nos monuments seront tous érodés. Nul ne libérera les âmes mortes du lac où nos sondes sont vaines, et la gueule du lion, elle les a déjà dévorées.
Nous qui survivons à la haine, nous connaîtrons des jours de colère, nous respirerons les cendres du monde. Ivres de ces poudres, nous rirons dans la terreur et nous croirons voir dieu commettre quelque archange à trancher droit dans la vie brûlante, dans Jéricho dévasté. Nous connaîtrons des jours de larmes, ils ont tout juste commencé.
Pour ceux qui sont tombés, qu'ils reposent loin des mensonges d'éternité, qu'ils mangent avec la terre dans laquelle ils se mélangent les promesses pour lesquelles ils sont morts, qui ne seront jamais tenues : jusqu'au rien toute chair se ravale, dans la grande absence du dieu que nos efforts inventent, et qu'importe son nom puisque partout c'est imposture, ces noms que gravent tous les couteaux du sacrifice, ces noms dont se réclament tous les hurlements de vengeance, je crache sur leurs lettres, je préférerais ne pas savoir les lire.

Je ne comprends rien aux chats

Comme un cri de bébé dans le jardin, c'est un chat mouillé qui geint , et toujours ma fenêtre ouverte qu'il regarde, pesant s'il osera entrer ou pas. En général, il n'ose pas, et quand il ose, c'est pour ressortir aussitôt. Depuis la pelouse, son regard en chien de faïence.

jeudi 23 mai 2013

Sur des photos d'Hervé Guibert

Avant que plus rien ne me touche, avant d'avoir si peur d'aimer, sans doute il y eut un autre temps. Avant que les larmes ne coulent à la mort des aimés, ce jeune homme que je fus n'a pas su les étreindre, et l'homme que je suis en reste pantelant, leur survivant par habitude. Pulvérisés le cercle des parents, la ronde des amis. L'homme que je suis marche sur les cendres et ne s'y brûle pas, car les braises sont éteintes dès longtemps. Le cœur tiédi, l'homme que je suis regarde des photographies, les confronte aux sourires des jeunes gens du jour, qui eux aussi courent joyeux à leur perte. C'est leur tour d'être en la carrière et je sais qu'il est vain de les mettre en garde, de prendre soin d'eux. Ce n'est plus mon temps, ce n'est plus mon tour. Courez légers, jeunes gens, c'est dans l'élan qu'est la grâce.

mardi 21 mai 2013

Plexus solaire

Lorca dit "amour de mon ventre" et certes je l'ai connu, et la souffrance douce de la crampe au plexus je l'ai éprouvée, et par elle je me suis senti vivre quand mes yeux s’abîmaient dans une poussière d'alumine. J'aime les étrangers d'une passion sans faille et leurs noms je les serre et les garde pour moi: c'est un trésor à trois sous, de la pacotille sonore, mais quand je vous prononce, noms aimés, je palpite encore, je ne suis pas tout à fait mort. J'ai aimé des peaux de toutes les couleurs, et le foisonnement du vivant, j'en reste ébloui à l'heure où l'ombre s'allonge sur mon désir fatigué.

lundi 20 mai 2013

La médaille d'Esméralda

Quand tombe le talisman du cou, voilà nue la danseuse dont l'enchantement tinte sur le pavé. La fille de feu n'est plus qu'une bohémienne, la salamandre un lézard jaune. Reprends ta marche loin du désir, colle tes mots pleins de savoir sur la peau palpitante qui t'avait fait frémir et ferme tes yeux désabusés. Le poignet et la cheville, le tambourin brandi, illusions penses-tu, tentation ricanes-tu. Vanité des chairs offertes. Mais vanité bien pire, la pensée satisfaite qui méprise la joie des corps.

mercredi 15 mai 2013

Paraphrase de du Bellay

Heureux celui qui peut vivre parmi les siens, et qui, sans rêver sa vie, sans crainte, sans envie, sans ambition, habite sa maison. Celui-là n'est pas hanté par le profit ni la conquête, celui-là aime sans intéressement, désire sans passion, jouit de ce qu'il a, de ce qu'il est. Il ne s'aigrit pas des manœuvres des autres, et fonde en lui seul son propre espoir, il est à lui-même son propre monarque, et ne reconnaît pour maître que lui-même. Il ne s'épuise pas dans l'exil, ne s’abîme pas dans la servitude, et se contente de sa propre richesse.

dimanche 12 mai 2013

Music for a while

La pianiste jouait pour les pauvres, dans la salle du réfectoire. Du Bach et du Chopin. Ceux pour qui elle joue pleurent, même ceux qui ne se souviennent de rien, même ceux qui n'ont plus de tête, plus de voix plus rien, ceux qui se frappent dans les couloirs et ceux qui dorment à en oublier les repas. Un vieux lui dit viens dans ma chambre, tu verras c'est joli, j'ai des cahiers plein de chansons et des images de chiens. Des chansons c'est bien répond-elle, et il y a encore du piano dans le rire du vieux.