Le ravaudeur n'a pas collecté toutes les pièces du puzzle. Le ravaudeur ravaude, j'entends par là qu'entre les morceaux de sa peine il suture, et que suturant il renonce à l'unité de ce qu'il rassemble et sa tâche c'est de faire tenir ensemble, et son travail un manteau d'Arlequin.
La ville au bord de l’eau
lundi 27 mai 2013
Lithium
Le lithium c'était ça, les paupières gonflées, la bouche un peu entrouverte mais au moins elle n'avait plus si peur de ce vide-là qui se voyait dans ses yeux, des yeux d'enfant saisi par la terreur d'un conte, des yeux de chevreuil pris dans une battue. Le lithium, c'était pouvoir se dire qu'elle ne sauterait pas de la voiture en marche, quitte à la voir les yeux mi-clos des heures à ne plus dire un mot, pas même endormie, se dire qu'être abruti c'est ça, et que pour elle, non, ce n'est pas le pire. Elle ne casserait pas son lavabo, elle ne déchirerait pas son matelas, elle ne prendrait pas l'ascenseur nue, le lithium c'était ça. Elle reviendrait des mois plus tard du centre de cure, de la maison de repos, elle tomberait raide au milieu des réunions de famille où la consigne était stricte : elle allait mieux.
Une vie à se torturer à coups de robinets qu'on aurait mal fermés, de clés qu'on aurait perdues, une vie de calmants, d'assommoirs, à tricoter des vêtements de poupées pour les petites filles de la famille, pour les filles des petites filles qui ont grandi, à rêver d'aller chez la vieille tante à qui on a toujours tout raconté, lui demander de faire un goulasch, manger seule la part de quatre. Un goulasch à la bière. Elle avait encore faim. Envie de manger, envie de dormir. Le corps pesant de viande et de lithium.
Leur enfance à Honfleur
Il fallait traverser les prés, toujours boueux, vers le nord, l'estuaire, franchir les canaux de drainage - vermoulues, les passerelles leur étaient aventures. Assis sur les barges échouées, traces d'avant-guerre, berges effondrées, ils attendaient que la marée monte, vannes ouvertes jusqu'au Pont aux bœufs. Les nasses relevées grouillaient d'anguilles.
Alors, les bottes et le paletot lourds, passée la rouille des herbes mortes, l'illusion d'un miroir de plomb que ride l'oiseau gris dont la patte lente incise la vase ardoisée et trace le dessin très pur de son domaine - alevins, vers, civelles - si aigu - bec, ergots - dans la mollesse laiteuse des sables.
Alors, les bottes et le paletot lourds, passée la rouille des herbes mortes, l'illusion d'un miroir de plomb que ride l'oiseau gris dont la patte lente incise la vase ardoisée et trace le dessin très pur de son domaine - alevins, vers, civelles - si aigu - bec, ergots - dans la mollesse laiteuse des sables.
dimanche 26 mai 2013
Jardin du souvenir
Il est allé chercher, dans le répertoire des caractères spéciaux, le "é" pour terminer mon nom, “Hello Hervé”, m'écrit-il, puis le "è" pour Père Lachaise : “The Jardin du Souvenir in Le Père Lachaise will be the good solution.” On n'a pas le droit de répandre les cendres sur la voie publique, fussent-elles celles des aimés, ceux qu'on accompagna comme on put, que l'on vit maigrir, puis enfler, puis maigrir enfin, ceux qui prirent à quarante ans les traits qu'ils n'auraient pas eu à soixante, ceux dont le visage s'accéléra, cumulant toutes les empreintes, à la façon des plaques de photographie qu'on expose à l'excès ; on n'a pas le droit de répandre leurs cendres dans la Seine.
Il le fera, je l'aiderai, nous en prendrons un peu, il m'écrit qu'il y a beaucoup de cendres, qu'à celles de John sont jointes celles des deux chats morts, et celles de celui que John aima d'abord, que je n'ai pas connu, Douglas il s'appelait, va pour les deux chats, va pour Doug, pour le Jardin du Souvenir et pour le Père Lachaise, avec le "è" qu'il est allé chercher. Puis dans la Seine, un peu quand même, de la poussière de John et de Douglas à nouveau mêlés, de la poudre de chats. En avril, l'an prochain, pour le premier anniversaire, verser au Vert Galant de la poudre de John, avec Douglas, et la poussière de chats, verser un peu quand même au fil de la Seine, même si on n'a pas le droit.
Il le fera, je l'aiderai, nous en prendrons un peu, il m'écrit qu'il y a beaucoup de cendres, qu'à celles de John sont jointes celles des deux chats morts, et celles de celui que John aima d'abord, que je n'ai pas connu, Douglas il s'appelait, va pour les deux chats, va pour Doug, pour le Jardin du Souvenir et pour le Père Lachaise, avec le "è" qu'il est allé chercher. Puis dans la Seine, un peu quand même, de la poussière de John et de Douglas à nouveau mêlés, de la poudre de chats. En avril, l'an prochain, pour le premier anniversaire, verser au Vert Galant de la poudre de John, avec Douglas, et la poussière de chats, verser un peu quand même au fil de la Seine, même si on n'a pas le droit.
Doux capitaines
On n'ose croire à leur douceur, imaginer qu'entre leurs mains a fleuri une force suave, un œillet rouge au peuple donné, lorsqu'ils eurent pris la ville qui n'en revenait pas de se sentir aimée. Or on sait qu'ils furent, ces capitaines d'avril, qu'ils se découvrirent en Afrique, écœurés dans le vomi des crimes qu'ils furent sommés d'accomplir, qu'ayant tué l'enfant de trop ils étaient revenus, las dans des casernes décrépies à commander des jeunes gens qui ne voulaient pas partir casser du nègre, on sait que les vieilles dictatures tombent comme des figues pourries lorsque les jeunes gens bottent le pied des arbres creux.
Ils ne voulurent pas du pouvoir, de la vaine gloire de commander, ils s'en remirent au peuple, c'est un conte décidément, puisque que le peuple devint à leur baiser cet œillet rouge lancé dans le ciel de Lisbonne, que les gens s'embrassèrent par toutes les rues d'avril, qu'ils remerciaient les doux capitaines, et la radio par eux gagnée chantait des chansons qui promettaient mieux que l'agonie mélancolique, la police secrète et les ministres cacochymes. On voudrait croire à ces révolutions-là, au bonheur de ces jours libérés, aux fleurs données, aux fleurs reçues. On voudrait revoir ça dans Lisbonne étranglée: le doux non portugais à la brutalité du monde, quand saignés comme grecs, on les somme de payer.
Ils ne voulurent pas du pouvoir, de la vaine gloire de commander, ils s'en remirent au peuple, c'est un conte décidément, puisque que le peuple devint à leur baiser cet œillet rouge lancé dans le ciel de Lisbonne, que les gens s'embrassèrent par toutes les rues d'avril, qu'ils remerciaient les doux capitaines, et la radio par eux gagnée chantait des chansons qui promettaient mieux que l'agonie mélancolique, la police secrète et les ministres cacochymes. On voudrait croire à ces révolutions-là, au bonheur de ces jours libérés, aux fleurs données, aux fleurs reçues. On voudrait revoir ça dans Lisbonne étranglée: le doux non portugais à la brutalité du monde, quand saignés comme grecs, on les somme de payer.
N°794 (sur la main droite)
Nous vous inscrirons des chiffres sur le dos de la main, dans des matinées d'étampage où nos flics vous auront levé comme lièvres en octobre, et c'est toujours octobre pour vos courses d'ombre, et c'est toujours hiver pour vos yeux creusés. Vous serez liés deux à deux par des liens de plastique à fermoir crémaillère - les flics sauraient le nom de ces menottes jetables- puisque vous n'avez droit à nul métal, pas même celui de nos chaînes, puisque vous ne valez que plastique, puisque vous êtes plastiques, puisque vous êtes jetables, puisqu'on vous jette.
Vous vous ressemblez tous. Nous ne voulons pas voir votre visage. Nous n'avons pas d'interprètes pour parler vos langues qui nous semblent si laides, si primitives, si barbares, et vos visages se répètent dans le halo de nos phares, et vos blessures elles suintent toutes de la même angoisse. Vous êtes pauvres à faire peur, et de fait nous devons trembler de tous nos bridges, et de fait nous devons être bien riches pour n'avoir rien à vous offrir que de l'encre sur vos poignets - de l'encre hypoallergénique, N° 794, qui s'en ira quand vous serez repartis d'ici- sur vos poignets liés comme une tige sur un tuteur, un antivol sur un blouson dans un rayon d'hypermarché. Non, pas d'implantation. Vous sonnez aux frontières où l'on vous refoule avec humanité, avec un coussin sur la gueule si vous n'êtes pas assez humains.
Mauvais carnaval
Lorsqu'avec les statues incendiées le silence est revenu - matin, brume de mars, verre brisé dans le caniveau- par la ville saoule nous titubions encore et tous les bars n'étaient pas fermés. Nos tempes battaient plus fort que la mascleta de midi et tous les bars n'étaient pas fermés. Défaites, nos faces de carême, seules faces de carême à n'avoir pas brûlé.
Lorsqu'avec les statues incendiées ne luisirent plus dans la ville que les dernières enseignes et des phares d'autobus - presque l'aube- j'ai voulu voir le soleil se lever sur la mer et nous avons vomi dans les dunes nos rêves, tous nos rêves, un peu de bile beaucoup d'alcool - jusqu'à l'aube- et le soleil s'est levé sur la mer mais il ne faisait pas moins froid murés dedans nos solitudes, la mienne d'où je t'aimais, puis le silence, où il ne faisait pas moins froid.
Lorsqu'avec les statues incendiées ne luisirent plus dans la ville que les dernières enseignes et des phares d'autobus - presque l'aube- j'ai voulu voir le soleil se lever sur la mer et nous avons vomi dans les dunes nos rêves, tous nos rêves, un peu de bile beaucoup d'alcool - jusqu'à l'aube- et le soleil s'est levé sur la mer mais il ne faisait pas moins froid murés dedans nos solitudes, la mienne d'où je t'aimais, puis le silence, où il ne faisait pas moins froid.
samedi 25 mai 2013
Requiem déconstruit
Pour ceux qui sont tombés, les voici descendus de leurs rêves de fer, les voici plus rien dans la terre et l'idée de dieu même il faut en rabattre, et l'on ne sait à qui demander le repos, et notre bouche est trop blessée pour louer ces morts sans nom, à Sion ni à Jérusalem. Il ne convient de louer personne, et nul n'est voué à la lumière infinie.
Pour les innocents qui sont morts, il n'y aura plus de lumière, et leur sommeil c'est un repos d'égorgés, et leurs membres partout dispersés par la ville : il n'y a pas lieu de louer, il n'y a pas de mémoire éternelle. Bientôt nos monuments seront tous érodés. Nul ne libérera les âmes mortes du lac où nos sondes sont vaines, et la gueule du lion, elle les a déjà dévorées.
Nous qui survivons à la haine, nous connaîtrons des jours de colère, nous respirerons les cendres du monde. Ivres de ces poudres, nous rirons dans la terreur et nous croirons voir dieu commettre quelque archange à trancher droit dans la vie brûlante, dans Jéricho dévasté. Nous connaîtrons des jours de larmes, ils ont tout juste commencé.
Pour ceux qui sont tombés, qu'ils reposent loin des mensonges d'éternité, qu'ils mangent avec la terre dans laquelle ils se mélangent les promesses pour lesquelles ils sont morts, qui ne seront jamais tenues : jusqu'au rien toute chair se ravale, dans la grande absence du dieu que nos efforts inventent, et qu'importe son nom puisque partout c'est imposture, ces noms que gravent tous les couteaux du sacrifice, ces noms dont se réclament tous les hurlements de vengeance, je crache sur leurs lettres, je préférerais ne pas savoir les lire.
Je ne comprends rien aux chats
Comme un cri de bébé dans le jardin, c'est un chat mouillé qui geint , et toujours ma fenêtre ouverte qu'il regarde, pesant s'il osera entrer ou pas. En général, il n'ose pas, et quand il ose, c'est pour ressortir aussitôt. Depuis la pelouse, son regard en chien de faïence.
jeudi 23 mai 2013
Sur des photos d'Hervé Guibert
Avant que plus rien ne me touche, avant d'avoir si peur d'aimer, sans doute il y eut un autre temps. Avant que les larmes ne coulent à la mort des aimés, ce jeune homme que je fus n'a pas su les étreindre, et l'homme que je suis en reste pantelant, leur survivant par habitude. Pulvérisés le cercle des parents, la ronde des amis. L'homme que je suis marche sur les cendres et ne s'y brûle pas, car les braises sont éteintes dès longtemps. Le cœur tiédi, l'homme que je suis regarde des photographies, les confronte aux sourires des jeunes gens du jour, qui eux aussi courent joyeux à leur perte. C'est leur tour d'être en la carrière et je sais qu'il est vain de les mettre en garde, de prendre soin d'eux. Ce n'est plus mon temps, ce n'est plus mon tour. Courez légers, jeunes gens, c'est dans l'élan qu'est la grâce.
mardi 21 mai 2013
Plexus solaire
Lorca dit "amour de mon ventre" et certes je l'ai connu, et la souffrance douce de la crampe au plexus je l'ai éprouvée, et par elle je me suis senti vivre quand mes yeux s’abîmaient dans une poussière d'alumine. J'aime les étrangers d'une passion sans faille et leurs noms je les serre et les garde pour moi: c'est un trésor à trois sous, de la pacotille sonore, mais quand je vous prononce, noms aimés, je palpite encore, je ne suis pas tout à fait mort. J'ai aimé des peaux de toutes les couleurs, et le foisonnement du vivant, j'en reste ébloui à l'heure où l'ombre s'allonge sur mon désir fatigué.
Inscription à :
Articles (Atom)