Sans titre

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Tal Coat

mercredi 17 septembre 2025

Embrasser l'instant

 On a guetté toute sa vie durant, on a guetté trop longtemps peut-être  le bon moment. Ce que c'est, si seulement on le savait ce que c'est, on s'en serait saisi, on s'en saisirait, ça mordrait à l'hameçon, il n'y aurait plus qu'à ferrer le poisson d'argent, le poisson d'or et faire un vœu, or non, le bon moment, ça qu'on ignore, on y a rêvé souvent, à quoi ça ressemblerait faire la bonne chose au bon moment manger la poire mûre mais pas blette, guetter le rayon vert en juin sur une falaise de craie, décider qu'il est temps de boire le vieux vin? Le kairos, c'est pour les cuistres, nous ce qu'on veut, c'est embrasser l'instant, lui trouver du goût, du sens, le trouver bon, le moment, bon au point que ça valait la peine d'attendre.

dimanche 14 septembre 2025

Sous le vent

 Il y a eu tant de dégâts, les nuages, on les laisse filer, on espère juste qu'ils crèvent un peu plus loin, qu'ils lapident ailleurs ou moins fort, un peu plus loin. Nous avons pu cueillir des quetsches, elles n'étaient pas formées lors de la grêle de juin, mais il ne reste que peu de coings, les poires sont tordues et noircies, les figues tombées par terre avant d'avoir mûri.  Le petit ciel de la fenêtre a viré au gris, revient au bleu, c'est qu'il vente, on écoute le vent souffler, on fait des vœux pour qu'il vente ailleurs, qu'il aille plier d'autres haies, qu'il aille arracher d'autres arbres, ailleurs, les nôtres ils ont déjà souffert, feuilles déchiquetées, troncs grêlés à faire sauter l'écorce, alors oui nous craignons le vent, l'eau, les pierres tombées du ciel qui brisent les carreaux, les ardoises, qui hachent blé comme lin, on voudrait croire à l'accident, mais nous savons qu'il n'en est rien.

mardi 9 septembre 2025

Au téléphone (souvenir)

Voici quelques années, mon père venait de mourir, je l'avais appris un peu par hasard,  j'en étais surpris, pas affecté, surpris, il était mortel après tout, j'avais fini par en douter, j'ai téléphoné à Maryelle et Jean pour les en informer, c'est lui qui a décroché, et avant que je puisse rien dire, il m'a appris la mort de son frère Roland, je n'ai pu que répondre mon père est mort aussi. S'ensuivit un silence, il a chuchoté à Maryelle Paul est mort, puis a repris nous avons une drôle de conversation, ce qui était exactement observé -mon oncle était un homme aussi bon que précis. Il n'a pas eu le temps d'ajouter je te passe ta tante, qu'impatiente elle avait pris le combiné et d'un souffle: De toute façon pour toi il était mort depuis longtemps, et c'était la vérité même, une parole de fée qui délivre d'un sort.

jeudi 21 août 2025

Synchrones

 C'est l'été, disent les imbéciles en se voilant la face, les forêts ont toujours brûlé l'été, c'est la saison des chaleurs, il y du bonheur dans les glaces vendues en bord de mer, il faut profiter de l'eau chaude et  du soleil, il faut profiter, c'est leur verbe, tant pis pour les forêts qui repousseront et pour le reste, la clim à fond et dieu pour tous.

Notre jardin souffre, les arbres perdent leurs feuilles, je ferais bien des danses de pluie, n'était la crainte du ridicule et la vanité de l'effort. On arrose modérément, les nappes phréatiques sont en baisse. Je ressemble au jardin, je vieillis, ça craint, mais au train où va le monde, il n'est pas certain que je n'en voie pas la fin, que nous ne soyons pas, pour une fois, synchrones.

vendredi 8 août 2025

Drôle d'été

Un peu de vent dans les feuillages, un ciel gris clair, dix minutes de crachin qui n'étaient pas prévues, la canicule tarde à pointer par ici, qui s'en plaindrait?  Elle viendra dans quelques jours, durera moins qu'ailleurs, on ne lui tiendra pas rigueur de son départ, bon vent, bouffée de chaleur, jusqu'à la prochaine fois. Il faut arroser le jardin, l'estragon mexicain jaunit, il faudrait tondre, l'herbe est encore verte, comme un pré fleuri d'ombelles blanches -pourquoi tondre alors? les ombelles se balancent au vent dans un bourdonnement d'insectes qu'on souhaite mellifères, le glaïeul rose pointe sa hampe de survivant de la grêle, les aillets fleurissent au pied des rosiers chargés de boutons vitalité, fragilité, on ne sait trop, on ne choisit pas, on jouit de l'air chargé d'arômes, le persil monte en graine, et je confonds sarriette et serpolet.

lundi 28 juillet 2025

Un mois après

Trois glaïeuls en fleur s'annoncent dans le hachis des feuilles brisées, quatre roses au sommet du grimpant, quatre roses roses, Pierre de Ronsard, quatre roses sont revenues d'après la grêle, Pierre de Ronsard est un têtu, quelques tiges de fuchsia se hasardent à clocheter en carmin parme, les althéas s'épanchent en bleu blanc violet, la sauge ananas a doublé de volume et la ciboulette chinoise fleurit, la menthe chocolat aussi, c'est l'insidieuse chanson de la résilience, l'habituel sparadrap sur les malheurs modernes. Car dire cela c'est choisir de ne pas voir les centaines de branches blessées, les plaies des troncs si nombreuses qu'ils en sont écorcés par endroits, livrés à la vermine et aux champignons divers, cloques, encre du châtaigner, c'est ignorer qu'aucune figue n'est exempte d'impact, que les deux pêches encore accrochées à leur tiges ne grossissent plus, que les poires criblées ont noirci, j'en passe et des plus moisies. Le jardin s'en remettra, on veut le croire, mais pas de miracle (on le savait déjà).

lundi 7 juillet 2025

Ordinaire d'un été moderne

 Le ciel désordonné nous fait son numéro d'été, brûle l'herbe, hache les champs, étoile les pare-brise, brise les toits des serres, effeuille le figuier qui ressemble à l'hiver, n'étaient ses fruits pourrissant, tossés par les grêlons, qui pendent aux branches comme couilles de vieillards. Les clématites ne couvrent plus le mur, les glaïeuls ne fleuriront pas, les rosiers grimpants rampent, tiens, le liquidambar a de nouveau perdu la tête. Nous ne goûterons pas le premier bergeron, il reste deux pêches à l'arbre et le marronnier du voisin, en tombant chez nous, a brisé net le nashi, qui git là feuilles et fruits couchés sur l'herbe. Le poirier penche qui épousa le vent, des fuchsias il ne reste rien, le vieux lilas s'est fendu en deux -les vieux manquent de souplesse.

Au téléphone on attend, on déclare, on sinistre, on apprend que les bosses sur la voiture ne seront pas réparées, mais qu'il existe une indemnité pour préjudice esthétique; que le jardin est assuré pour ses aménagements, qu'on peut faire changer les portiques, et le nashi si le cœur nous en dit. On fait revenir le couvreur, les velux posés la semaine passée sont cabossés de la carène, on appelle son frère qui est paysagiste, puisqu'il faut un devis pour remplacer portiques et nashi, on appelle un installateur de véranda -la nôtre a le toit percé, on dépose des photos dans le dossier sinistre, on est moderne on tape 2 parce que non pas de dégât des eaux, on explique ce qu'est un nashi au conseiller, l'eau est revenue mais pas internet, ah si, quant au courant, il va et vient, mais les chats vont bien, on les avait mis à m'abri.

vendredi 20 juin 2025

Incendies

 Le feu s'approche. Il semble que jadis on le maitrisait mieux, ou, toutefois, on le craignait moins: il était plus rare, relevait du fait divers. L'incendiaire était mis au ban, tenu pour fou, pervers enfant aux allumettes, minable escroc aux assurances, le feu ces années-là, c'était le sud, les Canadair, un monde lointain pour nous gens de l'ouest aux étés verts, amateurs de giroles d'orage dans les bois de chênes, celles qui poussaient en cercles jaunes trois jours après la pluie. Les campings évacués, les garrigues rôties, les squelettes calcinés des pins et la suie sur le visage creusé des pompiers, un autre monde, plus étranger que l'étranger pour nous qui disions que le soleil chauffait l'averse, qui ne sortions jamais le soir sans veste -il faisait cru, il faisait frais, on rentrait les enfants, on dinait dedans. Au matin, le sable de la plage était criblé de petits cratères: il avait plu, et le ciel en était comme neuf. L'été 76, nous n'avons rien compris, nous sommes restés dehors passé minuit attendant la fraîcheur qui ne venait jamais. Il y eut des incendies dans le pays du père, il y partit en meute avec ses frères, des champs, des granges avaient brûlé, ils soupçonnaient le métayer, n'en eurent jamais le cœur net, cet été là tant de champs brûlèrent, le sud s'était rapproché. Ce que ces feux annonçaient cet été de l'impôt sécheresse, nous ne l'avons pas mesuré, René Dumont était un huluberlu qui portait des chandails orange, nous avons oublié, retrouvé la pluie et nos certitudes d'enfants du bocage. Il a fallu qu'en 2003, l'été qui tua tant de vieillards, un matin, revenant du marché où j'étais allé tôt, je passe par la Véronne. Sous le petit pont, à Saint Martin, trois gamins se baignaient, bronzés comme des caramels, ces enfants du bocage hâlés comme des provençaux riaient s'éclaboussaient dans ce qu'il restait d'eau. Le grand incendie s'approchait.

lundi 16 juin 2025

En attendant l'orage

 Le soir de l'orage, je me suis hâté hâté de cueillir les groseilles, les cerises encore un peu blanches, les premières framboises jaunes, on entendait parler de risques de tornade, nous arrivait comme une catastrophe américaine, il fallait sauver les fruits, c'est une année à fruits, en connaitrons-nous beaucoup d'autres? Il a fallu deux heures pour équeuter les groseilles, à la radio la catastrophe israélienne, la guerre mondiale a commencé, elle est préventive -ça qui se dit- mais les carnages n'intéressent personne, et des crétins pérorent, autopromus augures des fluctuations des cours, experts en centrifugeuses persanes, "Tout le flot de purin de la mélodie mondiale", disait Ponge. Les groseilles m'ont rougi les mains, je les ensache et les congèle et je voudrais que le sang que font couler certains, ils ne puissent s'en laver les mains. Quant à moi, j'ai cueilli pour rien: un gros orage, des grêlons peu communs certes, mais de tornade point, les fruits on tenu bon et les fleurs se redressent. Les morts, eux, ne se relèvent pas.

mercredi 11 juin 2025

Happy days

 On le sait dès longtemps, mieux aurait valu ne pas -parler, jouir, fumer, boire, manger gras, écrire, naître sans doute, mais voilà, le mieux, le pas, c'est bien gentil mais il faut vivre, le pas le mieux, ils ont beau jeu les devins qui prédisent le passé, ce que je sais le mieux c'est de ne pas trop retourner sur ses pas, s'abimer dans ses traces, qui s'effacent, elles sont faites pour ça. Je crois qu'il faut dès matin regarder par la fenêtre, y trouver de la bonne humeur, j'ai l'âge de mes douleurs, disait l'aïeule en drama queen, c'est un peu vrai mais il faut en sourire, se souvenir de Jean Genet, de Divine portant son dentier comme un diadème, "Merde mesdames, je règnerai quand-même!" (je cite de mémoire, vérifie qui voudra). Par la fenêtre, ce qu'on voit, il faut parfois beaucoup de bonne volonté pour vivre avec, mais voilà, un rosier blanc, un bout de ciel, le soleil va percer, j'ai de la chance, une belle journée.