Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

mercredi 19 août 2020

Insatisfaits

Le temps s'est refermé sur nous, le ciel s'est assombri c'est fou comme un ciel se couvre vite, et crève sur les chaumes brûlés et les arbres à bout de chaleur déjà roussissant dans la fin de l'été. Les hêtres en auraient pour trente ans avant de disparaître des forêts d'ici, les forêts cinquante ans pour disparaître aussi, je serai mort, n'en saurai plus nouvelle, cela pour seule consolation, c'est maigre, c'est ainsi. Nos pulsions, notre appétit, la manducation de toutes les graines, de tous les fruits, de ce qu'on cueille, ce qu'on arrache, ce qu'on coupe, ce qu'on saigne, toutes les viandes, toutes les pulpes, les amandes au cœur vert, la moelle des os brisés, la sève des tiges nouvelles, nous dévorerons tout, et les sables, les métaux, les oxydes et cristaux, et l'eau et l'air même viendront à nous manquer. Alors ne restera qu'à s’entre-dévorer.

vendredi 14 août 2020

Collapsus

 Et tout a basculé d'un coup, ce n'était plus le temps du tout, un ciel bleu comme peint sur un mur, des rues vides des cafés le volet baissé, des visages fermés, rides tendues, lèvres pincées, ce fut c'est la fin le début on ne sait mais ça va durer.

Le chat noir est arrivé, s'est allongé entre nous, le printemps s'éternisait, il ne pleuvait plus du tout, s'il ne pleuvait plus jamais, si la Normandie devenait comme une Castille brûlée, jaune, sèche comme amadou, si l'on battait le briquet? 

Nous nous sommes lovés sur le lit pour regarder des Fellini, nous avons marché dans les bois n'y avons pas trouvé le loup, nous n'y avons croisé personne, alors nous avons compté les fleurettes, les jacinthes et les anémones, les coucous et boutons d'or, l'ail des ours et la clématite, et jusqu'au chèvrefeuille. Nous avons vu fleurir les haies et les fruitiers, puis les pétales sont tombés, blancs et roses et l'on a su que viendraient les fruits quand-même, cette année même où tout s’interrompait, les avions dans le ciel, la communion solennelle, il y aurait des prunes après la fin du monde, des mûres plein les ronciers mais qui pour faire les confitures? La bassine en cuivre et l'apocalypse, fable d'un été, s'il restait un fabuliste.


dimanche 23 février 2020

Chants d'oiseaux

C'était si commun, les merles, le père en tua tant à Honfleur, en dénicha, en goba les œufs bleus sous nos yeux dégoûtés, j'en ai mangé enfant des merles, on nous les donnait à manger et nous aimions manger les merles, les grives, les étourneaux, les tourterelles et les vanneaux que le père braconnait, si navrant, et nous le regardions les achever sur une arrête de pierre; ni toi ni moi n'avons jamais chassé. Je connais les alertes des merles, leurs sifflements galants, dès avant le printemps, comme dans le poème de Gautier, je suis plus merle que cygne, aigle, albatros, ils me sont  bien plus familiers les merles, ils sifflent de plus en plus tôt, de plus en plus rarement les merles, comme moi déboussolés, comme moi amoureux cependant -mais chez moi c'est l'aimé qui siffle et qui chante- j'aurais aimé que tu l'entendes, on se serait rappelé tous les chants d'oiseaux que nous connaissions, tous ces chants raréfiés, l'alouette au dessus des champs, la grive musicienne et le merle moqueur, le merle enivré des baies de buisson ardent qui pénétrait parfois dans ma chambre en titubant, il suffit d'un merle dehors dont le chant s'épanouit, triomphant, bagarreur, pour que tout revienne un instant, toi comprise.

lundi 17 février 2020

Voyage d'hiver

Si tu voyais où nous en sommes, tant de bêtise accumulée, en cinq ans ce qu'il s'est passé, la course à l'imbécilité, ce n'est pas de ce qui console, pulsion de mort, petite mort pour les plus gâtés, mourir de jouir, s'évanouir d'inanité, ce n'est pas ce qui te consolerait. Courir vers le rien, n'y rejoindre personne, traverser son propre reflet, certains s'en sont satisfaits, chacun pour sa pomme tossée, pourrissant sur pied, si tu voyais où nous en sommes. Il faudrait éteindre la radio, écouter Le Voyage d'hiver, Dietrich Fischer-Dieskau, il faudrait s'abstraire, mais quoi, dans cet hiver sans neige, quelle trace laisse le voyageur qui s'évanouit, quel cortège, peu de corbeaux et pas de neige, un malheur tiède, des ragots de réseaux sociaux, il faudrait se taire, se fondre sous les nuages acides, s'enfoncer dans la fondrière qui cette année n'a pas gelé. Mieux vaudrait fermer ces journaux, les rouler en cornets, battre les chiens de notre rage, regarder la pluie délayer l'encre noire, désirer le soir, le retour de l'aimé, il aime Schubert, j'aimerais l'entendre chanter Le Voyage d'hiver, ça qui nous consolerait.

mardi 4 février 2020

Anticipé

Le jour ne se lève pas, il a raison le jour, si la nuit l'emporte, que faire de mieux en février que se coucher en écoutant la pluie tomber mezzo forte sur la fenêtre et sur la porte? Hier c'était printemps, prunus en fleurs à Clermont-Ferrand, printemps menteur qui souriait de ses dents en or, des premiers pompons des corêtes du Japon. Tout se hâte, course folle vers le rien de nos assouvissements, tout à la fois précoce obsolescence. Bientôt cinq ans que tu es morte, moi aussi je suis en avance, et déjà ta dernière sortie c'était pour t'enchanter de tulipes anticipées sous ciel de mai, en mars. Un chat en chaleur miaule comme un nourrisson, une petite chouette a survolé la route, fantôme minuscule dans le pinceau de mes phares blancs. J'y voudrais voir des signes mais je n'y comprends rien, me fais l'effet d'être un augure analphabète, ce que je consigne m'échappe, je le sais bien, au moins me suis-je ainsi étourdi de vie, au moins la main de Tanguy, qui dort mieux qu'il ne dit, la main dans ma main les nuits d'insomnie, au moins le rire de Tanguy qui perle et qui cascade et c'est amour en moi et cette année encore je vais passer l'hiver.

mercredi 29 janvier 2020

Ere dernière

Il reste si peu à vivre, un hiver sans neige, un été sec où les arbres seront autant de mèches d'amadou et des milliers de mains pour battre le briquet. Attendons-nous aux cris des bêtes en feu, au ventre blanc des poissons à l'envers dans les restes des rivières, à la suie sur des peaux en sueur, aux innocences répétées contre toute évidence, à l'eau souillée des puits taris. Encore une pointe à 40, et les hêtres grilleront dans les forêts domaniales. Tout est allé si vite, à peine es-tu morte qu'il n'est déjà plus temps d'avoir peur, la terre part en poudre, notre vie quenouille, et les fleurs mauves jaunissent dans des herbiers obsolètes. Qui fleurit tant qu'il pleut, qui flétrit au soleil, il reste si peu de vivants que la vie même est crémation, enterrement, il sera bref l'anthropocène, un spasme, un égarement, trois gouttes de sperme sur un fer chauffé à blanc.

mercredi 8 janvier 2020

Fondu au gris

L'air est tiède il faudrait que ça gèle mais ça fond dans la brume un gris de plomb, tu pourrais en ressurgir, tu pourrais dire me revoilà, mais bon tu ne reviens pas, je n'en reviens pas que ce soit sans retour, dans la tombe pour de bon, enfants on aurait dit c'est pour de vrai, le bon le vrai, le grain l'ivraie, elle prend tout ma phrase invertébrée, dans son chaos réverbéré elle répète ce qu'elle peut dire, ce que pleurent les malheureux dans les trous de leurs dents, l'espoir est un boniment, tu es morte évidemment, et tu es morte juste avant qu'on s'assure du pire. Tes cendres ne brûleront pas dans le grand incendie, tu ne te noieras pas dans la montée des eaux, tu ne pleureras pas le silence des oiseaux, tu ne nous entendras pas nous mentir; tu fus avant la fin du monde, il s'en est fallu de très peu, je regarde, je te dis ce que tu ne peux entendre, je n'ose plus former de vœux, j'ai fini par comprendre, mais je te parle encore un peu.

dimanche 8 décembre 2019

Hantez comme on danse

Bonsoir mes morts, revenez-vous hanter ? Je vous attends les bras ouverts, je ne veux pas vous effrayer, les ombres, je sais vous embrasser, je n'ai rien à craindre du passé, entrez. Hantez comme vous êtes, vous êtes ici chez vous, des vieux fauteuils, une armoire disjointe, du fourbis à cent sous. Ma mère au café trop fort, ma sœur au thé vert brûlant, il fera chaud, il fera doux, nous boirons en croquant des gavottes au chocolat au lait. Arnaud nous rejoindra, c'était son anniversaire, Marie le lui a souhaité, et la photo publiée montre qu'elle aussi sait se faire hanter, que c'est doux, en effet: les fantômes de l'enfance perdue valent ceux de la jeunesse enfuie. Vieux de vous, mes morts, mes souvenirs sont vos autels lorsque la nuit s'étend trop tôt .

mardi 12 novembre 2019

Le choix des plages

Les plages de la presqu'île n'exposaient pas aux mêmes vents, c'était un art de décider où l'on irait tendre serviette, un art spéculatif, augurer du vent, une discutaille scolastique: la plupart du temps, nous allions au plus près, à Port-Lin à deux pas, à Valentin, à peine plus loin, pour un sable plus fin, pour des rouleaux plus amusants. On ne pêchait pas à Valentin, pas de rocher pour se couronner les genoux, on se baignait voilà tout. Les grandes cousines (toute cousine était grande à notre aune, seule Véronique avait notre âge, mais elle était en Amérique, elle ne venait pas si souvent), elles portaient toutes des bikinis et  elles bronzaient comme si leur vie en dépendait elles bronzaient à en peler, les cousines à la peau sèche. Nous n'aimions pas trop lézarder, l'enfance n'a pas de temps à perdre, nous creusions des canaux, nous faisions des pâtés, tous les après-midi c'était barrage contre l'Atlantique, c'étaient remparts, c'étaient polders, et chaque jour la mer déjouait nos dispositifs, et si par extraordinaire, elle se retirait sans avoir abattu nos petits jérichos, nous les piétinions de nous-mêmes avant, à notre tour, de nous retirer pour le soir, les cheveux rêches et la peau salée.

mardi 5 novembre 2019

Port-Lin

C'était un drôle de chapeau rouge que tu portais, un bob on disait, un bob de coton rouge doublé d'un tissu éponge fleuri, une drôle de cloche sur ta drôle de tête de petite fille aux cheveux courts, la cloche couvrait ton épi, te gardait du soleil sur la plage. Était-ce le soleil ou le sel de la mer qui te faisait  blondir, je ne sais, sous le bob même tu blondissais, une blondeur de provision qui disparaitrait à la rentrée à peine moins vite que le bronzage -c'était un temps où il fallait  bronzer, les mélanomes on s'en fichait, on ne savait pas que ça existait. Tu étais donc blonde et bronzée sous le bob de plage, le parasol c'était pour la tante Annick, le privilège de la rousse qui ne bronzait pas mais brûlait sitôt qu'on la sortait de l'ombre. Sortir de l'ombre elle n'y songeait pas, concentrée sur les diminutions d'un tricot savant, c'était la reine des pulls à torsades, une  parque siglée phildar qui au cœur de l'été travaillait à l'hiver. Nous, nous n'étions qu'enfance, j'entends par-là présence pure à l'instant même de la joie, sous le soleil nos pas sans ombres à peine alourdis par  le sable grossier de Port-Lin, dévorant les pains de seigle au raisin, les tartines et le chocolat Poulain.