Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

lundi 21 octobre 2019

Linoléum

C'est très propre ici, le meublé de Tanguy, de l'autre côté on aurait pu voir la chaîne des Puys, mais il donne sur la voie ferrée, quelques trains pas pressés, quelques immeubles un ciel changeant, souvent chargé, c'est bien chauffé ici. Tout fonctionnel un peu vieillot, confort sommaire, ici on vient pour travailler, chaises, lino, tables, tout vert d'eau, tout ici bien entretenu, je suis content d'être venu, heureux d'être avec lui. Au sous-sol une laverie, c'est bien organisé ici, un grand couloir orange une tuyauterie démesurée qui mène aussi à la chaufferie, ça vous a des airs de film, Wes Anderson, avec odeurs de détergent, c'est très propre ici, je l'ai déjà dit ? Plus troublant, le bruit des pas sur le linoléum gris du couloir interminable qui mène à l'appartement, après l'escalier gris à la rampe rouge, ce bruit, le sentiment d'un sol un peu collant, si bien lavé, presque ciré, le souvenir passe par mes semelles, ces pas-là je les fis souvent, tu étais déjà très malade quand il fut question de l'EPHAD, tu avais préparé le dossier, j'étais allé visiter le lieu de vie et de fin de vie, ainsi l'avait nommé l'infirmier, tu m'as demandé comment c'était, c'était propre et maman s'y résigna, un mois avant ta mort. Pour la voir, il fallait aller au bout du couloir très propre malgré les charriots de couches souillées -parfois c'était en apnée- et détacher les pas du sol collant lino bleu ciré, avec ce bruit que je retrouve ici, ce bruit de propreté, avant qu'ouvrant la porte de sa chambre je ne sois saisi d'effluves de "Shalimar" dont elle fit, sa dernière année, un usage immodéré.

jeudi 3 octobre 2019

Lubrizol

Se taire ça vaudrait mieux danser sous la pluie noire désormais sans mystère aimer qui je peux tant qu'il est encore temps -ce que je fais je crois et du mieux que je peux mais le livre ah ça non pas la peine, ma peine tu sais j'en suis le portefaix ma peine porte ton nom mais le livre à quoi bon qui lirait quand finie la fête foraine nous serons tous rendus à nos visages de carême, nos faces blêmes de veille de fin du monde? A quoi bon dire la prophétie si chacun déjà la connaît, tu la connaissais toi aussi, le monde il nous prend de vitesse, et l'on s'acharne à l'achever tout en priant en douce que les catastrophes aient la politesse d'attendre notre Alzheimer pour se déployer sur la nuit de nos neurones en cendres. Il a plu de la suie noire, de l'huile bitumeuse, de la poussière d'amiante, un peu de dioxine, il pue de l’œuf pourri comme il pleut sur la ville, quelles sont ces particules qui pénètrent mon cœur? Il faut bien respirer, comment s'en empêcher mais vraiment si on peut, se taire ça vaudrait mieux que ces paroles dévoyées, ces nuages toxiques rien qu'un peu.

jeudi 22 août 2019

De tout de rien

Même si l'avenir s'effondre comme un pan de toit sous le ciel, sous la dalle grise où ton nom s'efface, tu n'es plus tu n'y es pas, les pas sur le gravier s'éloignent, c'est doux de te parler, tu ne me réponds pas -j'ai oublié le timbre de ta voix. Je ne vais plus à Vannes, je ne me retourne pas, les pas sur le gravier s'éloignent, me revient "c'est n'importe quoi", ce que tu disais quand ça n'allait pas. Je suis comme ces vieilles femmes, ces veuves d'Almodovar qui nettoient les tombes en Espagne, elles parlent des vivants aux morts, des morts aux vivants, elles disent des horreurs et chantent des chansons d'enfants. Cet été, ton fils est venu m'aider pour l'emménagement -Tanguy s'installe ici- bien-sûr c'était la canicule, ton fils déborde d'énergie tu serais rassurée tu serais fière de lui. Il a fait si chaud cet été que des arbres ont grillé que des arbres ont jauni, brûle l'Amazonie, qui aurait pu l'imaginer? 43° degrés à Lille fin juillet, ton fils te le confirmerait, il te dirait aussi la fraîcheur de la cathédrale d'Amiens où nous fîmes étape, ses lumières insensées. Tanguy a rangé les armoires, vingt ans de linge accumulé, coton jauni, laine mitée c'est fou ce qu'il fallut jeter chemises défraîchies, manteaux élimés, jeans déchirés, au recyclage, faire le grand ménage: tout est entré dans la maison plus grande qu'il n'y parait, le passé s'est tassé. Je suis encore vivant, je sais encore aimer c'est doux de te parler.

mercredi 10 juillet 2019

Eté tempéré

C'est un soleil normal un soleil d'avant, exactement la lumière de juillet d'antan qui ricochait sur les flaques où nous agitions nos épuisettes, entre les rochers de Port-Lin dont le mica scintillait par à coups, une lumière qui certes avait sa violence mais qui ne brûlait pas comme il arrive que brûle le ciel de nos jours -que d'incendies dans le journal  qui incrimine des enfants, se méfier des enfants, dissimuler les allumettes, les ranger en haut des buffets, avec les bonbons, les confitures. Comment à ce compte ne pas désirer le feu? Nos enfants brûleront le monde, nous leur en avons donné le désir, leur avons montré comment faire. Mais aujourd'hui, l'air n'est pas trop rare, le ciel bleu sans trainées brunâtres, un été tempéré jurerait-on, un été  banal où l'on lit la fenêtre ouverte, il t'aurait rappelé ce jour lointain où le chat noir voulut chasser les papillons et tomba de l'étage dans le buddleia bourdonnant d'insectes -les rosiers  sous ma fenêtre bruissent d'abeilles, j'entends un merle. Pas un âge d'or, pas un soleil d'Eden, juste un jour d'été.

mercredi 19 juin 2019

Balouba chat noir

On nous apprit le jour où le père installa la balançoire verte et jaune, la mort du chat noir, comme ça, ceci compensant cela, il nous fallut payer la joie de l'escarpolette au prix de Balouba. On l'avait baptisé pour nous, on ne nous avait pas dit pourquoi "Balouba" -Baluba de fait, on ne l'écrivait pas. On aurait pu nous le dire, nous n'y aurions pas vu malice, enfants blancs dont les atlas obsolètes coloraient d'un parme colonial des pans entiers d'Afrique -Empire Français, ça s'appelait. Ça aurait pu aller de soi, nous étions des enfants de droite, il fallait appeler un chat un chat, un chat noir Balouba, blancs, noirs, chacun sa place, chacun sa race, tralala rance et pourtant c'était l'enfance.
Nous avons pleuré Balouba, esquinté par des chats normands, à Honfleur, en fin de vacances, l'œil crevé l'oreille manquante, on nous avait promis qu'on allait le soigner, on le fit piquer puis on acheta la balançoire pour contrebalancer, la balançoire verte et jaune pour colorier le deuil du chat noir, escomptant -à raison d'ailleurs- que dans le va et vient -la tête en bas les pieds au ciel, soleil!- de Balouba qu'on aimait tant, de Balouba qu'on s'en balance, quelques larmes, un rien.

mercredi 29 mai 2019

Méforme

Elle n'est pas pour moi la grande forme, pour toi non plus conséquemment, tu n'attendais pas  vingt-quatre chants de ton frère en lui mandant d'écrire, pas un roman non plus, peut-être un testament?
Je n'aime pas vraiment la matière de Bretagne, je ne suis pas du monument, je ne célèbre pas qui gagne et je me fous des korrigans. La veine épique m'est pis que pendre, en ma catholique lignée, seule ma colère fut homérique et je ne sus pas la chanter. Dire qui tu fus, célébrer une enfance sous un soleil mesuré, tes joies, tes goûts, nos doigts rouges dans les framboisiers, oui ça je peux l'écrire et tenter de te susciter, mais je ne fonde rien qui vaille, je tricote sans compter les mailles, cotte mal taillée se déchipote, se défile, s'écaille et si je tiens parole, obstiné, si je m'échine à  t'écrire, sauver de l'oubli ce qui peut l'être, mettre de l'ordre en mon grenier où  la mémoire prend l'eau, c'est au prix de l'informe, du déchant de Corbière. Je connais  trop souvent la fatigue, parfois l'accablement: pourquoi poursuivre un passé  sans revenante si l'avenir se ferme comme un poing sur la vie-même et que bientôt  nul ne se souviendra de toi, car bientôt  plus personne pour se souvenir de quiconque?

mercredi 8 mai 2019

Les vieilles chansons

Tu sais pour te dire, te dire justement, il faut des mots doux comme un linge délavé, un langage criblé -sur le tamis les grumeaux du clinquant. "Le vieux style" elle disait Winnie, la mémoire usée, les mots pour te dire ne seront jamais assez doux, des mots comme des peaux d'enfants des mots voilés comme des yeux de vieille avant qu'on ne leur ôte la taie -"on m'a fait la cataracte m'a dit une voisine, j'en vois que c'est presque trop beau". Il faut  bercer ses morts, leur chanter les refrains d'antan, je te fredonne "Le roi Renaud", "Le pont de Tréguier", "La boulangère a des écus qui ne lui coûtent guère", tous les refrains que nous chantions je te les chante comme ils me viennent par bribes, déformés, adoucis par l'oubli, tu chantais faux mais tu chantais quand même ces mots doux des chansons d'enfance, pas si doux les mots quand on y pense, "Le roi Renaud de guerre revint / tenant ses tripes à la main", panse percée, cœur chagrin, maman c'est cela  qu'elle nous chantait, qu'elle a chanté à tes enfants, et vous deux mortes et tes enfants grandis et moi moins vaillant, ce sont là les mots que je chante seul, les soirs où je sens que tu hantes.

mercredi 24 avril 2019

Succession

Étrange, quand j'y pense, ce mot de succession, celle du père en l’occurrence, à qui je succéderais… Vocabulaire de notaire, tu serais là nous en ririons, nous lui succéderions d'un rire, la succession qu'en faire? En rire tant qu'on peut. Nous ne le pouvons plus, puisque me voici seul à survivre, me voici seul succédant en compagnie de tes enfants, que de successions pour eux, trois en quatre ans, la tienne, celle de maman, et voici qu'advient celle du père, qu'ils n'ont jamais vu, sauf Thibaud qui ne s'en souvient plus, il avait deux ans. Le père t'avait dit le voyant: deux ans c'est le bel âge, après les enfants ce ne sont qu'emmerdements et déceptions. Tu n'avais plus revu le père d'autant qu'enceinte de ta fille tu lui avais enfin demandé des comptes quant à l'inceste, qu'il t'avait répondu on se fait une bouffe et on en parle, c'est là que tu avais rompu et que rompant, c'est une autre succession que tu avais installée, entre ta fille à naître et toi, la soustraire au père, refuser de boiter plus loin, le planter là, le labdacide au petit pied dont ta fille n'a rien à faire.

vendredi 19 avril 2019

Mars encore

La mort d'Arnaud, c'est mars encore, si vite amenuisé, le bras pendant, cheveux tombés, la parole hésitante mais l'œil allumé, c'est mars encore, et le cancer encore, "fuck the tumor" a-t-il répété doigt levé, bravache, vieil adolescent punk, fan des Clash, parole remâchée, bras pendant doigt levé. En trois mois emporté, Noël à la veillée il marchait encore, il comptait rejouer de la basse, Paul Simonon des Clash la portait basse avec classe, grâce de la jeunesse, ça qui s'est envolé, ça qui s'envole en mars, la légèreté. Trente ans d'amitié, pile poil aurait-il dit, il aimait les chiffres précis, les enclumes, les balances de pharmacie et les locomotives à vapeur. On a bien bu, fumé, bien ri surtout, avec Arnaud on riait de tout, surtout du pire, même en mars, même avec maman à l'EPHAD -pour ton enterrement il était resté avec elle, il avait fait rire maman pendant ton enterrement, "sans ça on aurait pleuré comme des vaches", ils avaient ri de moi, évidemment, "de qui veux tu qu'on rie, franchement?"- même à son incinération avec ses amis, ses sœurs, ses enfants, avec Irène, avec Sophie, ses élèves, Anne-Laure et j'en oublie tant, on a pleuré et on a ri, on a ri franchement.

dimanche 14 avril 2019

Perdre sa peine

C'est tout moi, ça, tu en rirais, rêver d'aiguilles, ravauder les jours troués, faire quelque chose des peines perdues, en rêver mais la tâche m'est ardue, les pointes m'effraient au point que je crains pour mon œil, ma main tremble et le fil dans le chas c'est trop pour moi, pour mes gros doigts, j'ai la broderie velléitaire et la suture symbolique. S'y frotter s'y piquer, voir le sang couler de la pointe suffit pour renoncer.