Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

vendredi 23 décembre 2016

Décalé

On se tient à côté, c'est très simple, la vie coule et vous évite, on doit être marqué quelque part d'un mauvais signe, porter le mauvais œil et sans doute et qu'importe, pour ceux qui y croiraient le seul sort que je jette, c'est l'aile imbécile. La vie continue certes, il me faut l'imiter, mais je n'ai pas le cœur aux fêtes, si tu voyais maintenant à quel point on vous somme de fêter, cette injonction civique fait de moi mauvais citoyen, mauvaise tête. Je suis la toussaint à Noël, le vendredi saint en janvier, en deuil toute la sainte journée. Rien de si triste à ça, j'abêtis la machine, me plie aux rites dont j'espère apprendre comment faire sans toi, comment ne plus me dire si j'appelais maman pour la faire rire? dès que j'ai un moment, je fais les choses à vide, répète des routines, je marche à côté de moi.

jeudi 22 décembre 2016

Pierre de Vire

Je suis repassé par Honfleur, la nuit tombait, la nuit tombe tout le temps, c'est bien rare qu'à Honfleur il y ait si peu de monde, on aurait pu sans encombre longer le vieux bassin mais pourquoi faire? La Lieutenance est emballée pour travaux, je veille à ne faire que passer, je ne voulais pas être saisi là par le passé, cette ville plus morte que Bruges pour nous je la traverse, je l'ai traversée, Rue de la République, Cours Albert Manuel, après la caisse d'épargne, on ne peut pas se tromper c'est tout droit, j'entre avec la nuit au magasin des pompes funèbres, j'y viens demander qu'on grave le nom de maman sur le caveau de ses parents. Un petit homme rond et suant me demande leur nom, une croix moderne, de la pierre bleue de Vire, il connaît tous les caveaux par cœur, il connait mon oncle, qui voulait la même dalle, mais c'est très cher la pierre de Vire, surtout une telle épaisseur. Quel nom inscrire sur le caveau? c'est alors que je pense à toi, nom de jeune fille ou d'épouse, mettre les deux? N'en conserver qu'un? Le nom que je porte, qui n'est pas gravé sur ta pierre, le sera sur le caveau de Saint-Léonard, elle avait choisi maman de garder le nom après le départ du père, à tort ou à raison, va pour les deux noms sur la pierre bleue, et puis, tant qu'on y est, faire redorer celui des grands-parents. Le petit homme rond me promet une proposition, il doit retourner au cimetière prendre des photos, réfléchir à la place de l'inscription du nom sur le granit de Vire qui coûte si cher, oui ça demande réflexion. Le devis, pour après les fêtes, m'indique-t-il, et de fait, je repars sous les illuminations clignotantes qui bavent dans la nuit sur Honfleur l'endormie.

samedi 17 décembre 2016

Perdre le goût

Elle ne me l'a pas donnée, pas plus qu'à toi, la recette du pâté de lapin qu'elle préparait pour Noël, le pouvait-elle? La recette changeait chaque année, mais c'était toujours la même saveur et pour elle, la même crainte du raté. Il fallait de la gorge de porc, c'était difficile à trouver, les charcutiers rechignant à la vendre, ils préfèrent la garder pour leurs propres terrines, elle s'obstinait. Un lapin entier à désosser, faire mariner. Au cognac originel, elle substitua souvent du whisky, du brandy portugais, de la grappa, ce qu'il restait dans le placard en fait d'alcool et ça ne changeait rien. Deux feuilles de laurier, de la gelée au madère, ne pas trop mixer les morceaux, des terrines de terre, des bardes grasses et blanches, les proportions comme ci comme ça, la cuisson comme hasardée, dont une pointe de couteau au coeur du pâté sondait le degré, la pincée de sel cruciale, tout dans son geste tremblait d'incertitude, et ses scrupules recommencés nous faisaient sourire car nous savions toi et moi, qu'en dépit des variantes, et peut-être grâce à elles, maman nous servirait pour Noël ce pâté à la saveur exacte de l'enfance, et le goût nous le connaissions d'avance, et pour rien au monde nous n'y aurions renoncé.

mercredi 7 décembre 2016

Maman

La tristesse se fixe en de menus agacements. Dans la nuit qui tombe, la voix enregistrée d'une clerc de notaire me réclame des "informations pour le dossier de succession de votre maman". C'est le mot maman qui m'exaspère, ce mot la concernant nous appartient, et toi morte, moi seul suis à même de le prononcer. Ce mot doux comme un linge usé, à peine un mot, presque une onomatopée, le reste d'un balbutiement comme doublé d'un possessif, ce mot commun et singulier, cette voix n'a pas titre à le dire, pas accès à l'affectif car je suis l'affecté, et moi seul le droit de nommer ainsi ma mère, l'évoquant aux intimes qui la connurent et qui l'aimèrent. Maman c'est un nom propre, qui ne désigne qu'une mère à la fois, chacun en désigne sa mère, c'est le mot de l'appel, et qui l'emploie me rappelle que je ne puis plus appeler ma mère. Je ne dis jamais ma maman, ça sonne comme un pléonasme, des lèvres prises de tremblement. Maman, c'est une couverture posée sur l'enfant qui dort, sur l'enfant mort en moi, et nul ne peut s'en emparer sans mettre à nu la plaie, m'injurier dans mon dénuement.

vendredi 2 décembre 2016

N'y pouvoir mais

Maman nous l'avons vu mourir souvent, tomber bas, reprendre pied, nous appeler -vérifier que nous répondions- étouffer, se briser, avaler des quantités effarantes de médicaments, cortisone, antalgiques il n'y en avait jamais assez. Maman c'était Mater Dolorosa et la reine des trompe la mort, sept douleurs c'était peu pour elle, neuf vies ce n'était pas assez. La voir mourir encore cela nous accablait, dents cassées tuyauteries perfusions infirmières affairées, tu serais là tu approuverais, tu serais incrédule puisqu'à son tour la voici morte, pour de bon, à jamais, après toi et moi seul à n'y pouvoir mais. Maman c'était aussi la virtuose de la reverdie, un Phoenix en chemise de nuit, à peine morte, déjà rejaillie, la vie qui revenait toujours en elle, et ses rires sa fantaisie dans toutes les chambres d'hôpital, la joie de lire et de parler, s'écocaillant avec ses sœurs, je ne voudrais pas qu'on oublie ses yeux verts, les plis de sa malice, tu m'aiderais dans l'entreprise si toi aussi tu n'étais morte pour de vrai, si toi morte elle ne s'était déprise.

jeudi 1 décembre 2016

Hivernal

Faut-il qu'il ait venté, faut-il qu'il ait gelé pour qu'en si peu de temps plus une feuille aux arbres, mes cheveux blancs, cheveux tombés, peau décousue des plis du cou, faut-il que je sois nu sans vous mes mortes, faut-il que j'aie froid dans le vent qui vous emporte. Je reçois les courriers adressés à maman, les factures que je ne peux plus régler pour elle, les catalogues Damart, un stylo humanitaire, quelques lettres de condoléances en retard mais qu'importe il n'est dans ma saison que feuilles mortes, troncs noirs et nuits tombées. La banque m'adresse ce jour un "dossier succession", la photo d'une vieille dame un peu mélancolique, il faudrait que je l'ouvre, et je ne le peux pas, je compte sur le vent pour feuilleter ces pages, je compte sur le vent pour les disperser loin, dissiper le mirage, en vain: chaque jour me renvoie vos images, chaque soir vous rappelle et les soirées sont longues, et votre silence revient comme la houle contre la falaise, comme le givre sur l'herbe stupéfiée, et ces appels sont insensés. La lampe allumée ne produit que des ombres étirées dans la nuit, la lampe que je porte projette vos ombres de mortes sur la vie fuyante, la lampe dont la flamme me creuse n'éclaire rien qui vaille, la flamme est froide et la nuit bleue se perd dans le ciel vide de vous, au dessus des arbres grinçants.

vendredi 25 novembre 2016

Il faut

C'est à mon tour de glisser dans des enveloppes les actes de décès, les photocopies du livret de famille, les coordonnées du notaire. Chaque feuille pèse, chaque timbre détaché est un arrachement. Il faut répondre aux lettres de condoléances, il faut reprendre le travail, il faut se plier aux devoirs qui seuls me tiennent, il faut puisque je ne veux plus rien. Tu n'auras pas connu le deuil répété, les morts ne pleurent pas les morts, les morts manquent tu manques comme manque maman. Le diacre s'est trompé dans la sottise de sa foi, qui prétendait qu'Armelle avait rejoint Flavie là-haut, dans la lumière, c'est faux, s'il vous est un lieu commun, c'est l'absence en nous creusée par vous mes mortes, c'est ce trou sans fin qui me ronge, que je m'échine à cerner de la ronde insensée des souvenirs des images des visages et des peaux. Ton cou mince comme un cheveu, tes cils démesurés, la bouche ouverte de maman dans l'effort d'un autre souffle, la pluie qui nous trempa Laurent Philippe et moi dans la nuit de novembre, les ongles rongés de l'employé des pompes funèbres, le chant faux des vieilles bigotes, il faut faire avec ce magma, c'est à dire faire sans vous, vous survivre, reprendre la ronde, attendre mon tour.

vendredi 18 novembre 2016

L'autre côté de l'eau

Lundi matin, j'ai repris la vieille route, celle des fruits, qui passe par Ablon, par la Rivière-Saint-Sauveur. Ablon, enfants, nous en avions peur, on nous avait raconté l'histoire de l'usine Nobel, dynamite et nitroglycérine, les enfants aiment s'effrayer, je n'ai plus peur, l'enfance est morte avec toi. J'ai repris la vieille route jusqu'au cimetière Saint-Léonard, sous le ciel déchiré de l'estuaire, il ne pleuvait pas encore. Je n'ai pas retrouvé la tombe des grands parents, mais salué les amis qui m'y attendaient. C'est un beau cimetière, d'où l'on voit le grand pont et l'autre rive, presque un cimetière marin a dit François, un cimetière ancien, aux allées disjointes, tante Claire a trébuché. Son frère était déjà là, bouleversé par l'ouverture du caveau dont on avait ôté les cercueils pour y placer celui de maman. Aliette a téléphoné, elle serait un peu en retard, j'ai ordonné aux fossoyeurs d'attendre, rien ne presse m'ont-ils répondu et c'était juste. Nos tantes et oncle m'ont demandé la permission de dire un Je vous salue Marie après la lecture d'un poème et d'une page attribuée à Saint Augustin, j'ai accepté, lu le poème et me suis tu pour la prière: je pensais à toi, à l'autre côté de l'eau, aux rivages de Staël que tu avais admirés au musée du Havre, c'était ton dernier été. Il avait plu, il avait fait beau, nous avions franchi le grand pont pour diner sous les pommiers de Pierreffite. Le ciel s'est refermé, comme il se referme vite le ciel de l'estuaire. Il a commencé à pleuvoir, jusqu'à faire disparaître l'autre côté de l'eau et le cercueil de maman était au fond du caveau.

lundi 14 novembre 2016

Son visage

J'ai repris la route pour Vannes, en espérant que maman soit encore vivante à mon arrivée. Je suis passé près de l'hôpital où tu es morte, j'ai pensé à toi, puis j'ai vu la tour Rouxel dont la fenêtre fascine tes enfants, et j'ai cru remonter le temps, mais j'ai contourné Rennes, car l'hôpital et la mort qui m'attendaient avaient changé de lieu. Maman vivait encore, mais elle ne m'a pas reconnu, tout à son réflexe de trouver le prochain souffle. Elle avait le visage de son père, et son sein débordait du drap bleu, qu'une infirmière a rajusté sans que j'aie à lui demander. Je lui en ai été reconnaissant, la chair de maman ressemblait trop à ces toiles de Hodler, et la lumière terrible du néon au dessus du lit lui donnait des teintes insoutenables. J'ai pris sa main aux ongles vernis par la coiffeuse de l'EPHAD, l'autre s'ankylosait sous sa tempe, et le tuyau d'oxygène tombait de ses narines dilatées. Philippe m'attendait dans le salon des familles avec François, nous avons un peu parlé, je suis retourné la voir, je ne lui ai rien dit, je me suis tenu au bord du vide où elle sombrait à son tour. Une aide soignante m'a appelé par mon prénom -maman nous avait réclamés la nuit précédente- l'a appelée par son prénom, Armelle, elle l'avait rassurée autant que faire se peut dans la nuit qui la gagnait. Un peu plus tard elle est morte dans les bras de deux infirmières qui redressaient son oreiller. Elle n'avait plus ni son visage ni celui de son père, son effort pour respirer semblait avoir donné au nez une place démesurée, au dessus de sa bouche démesurément ouverte, sa face simplifiée en quelques angles aigus, chélonienne, ne pouvait plus rien me dire sinon qu'elle n'était plus que le reste de notre mère, et de nouveau j'ai pensé à toi. Le diacre, le surlendemain, m'a dit qu'elle t'avait rejointe et j'ai trouvé cela stupide, on ne rejoint personne quand on n'est plus personne. Le diacre, le surlendemain, m'a dit qu'il irait à la chambre funéraire la voir, pour connaître son visage. J'ai trouvé cela obscène -je sais que tu aurais pensé de même- et j'ai fait visser le cercueil pour que chacun conserve en soi le souvenir de son visage et que nul ne puisse le confondre avec la face de sa mort, que nul ne puisse s'en emparer, car ce visage appartient à ceux qui l'aimèrent, à ceux qu'elle aima.

samedi 5 novembre 2016

Morphine

L'infirmière appelle ce matin à neuf heures, maman délire sous la morphine -une toute petite dose me disait-elle mercredi comme une vieille junkie, après avoir confondu Toussaint et Pentecôte- je pense à elle je pense à toi, ces jours sinistres de février à Rennes où toi aussi tu déliras sous la morphine, tu te voyais broyée par le piston d'une cafetière -ce sont tes mots. L'infirmière ne me raconte pas ce que dit maman qui hallucine, appelle sa famille -j'en déduis qu'elle m'appelle et te réclame. Pas la première fois, non, pas la première fois qu'elle délire, à Colpo, lors de son sevrage, elle hurlait nos noms, sa douleur et sa rage, et les soignants nous connaissaient avant de nous avoir vus.
L'infirmière est désemparée, maman est agressive, ce n'est pas son genre dit-elle, en effet pas son genre de crier, ce sont nos noms qu'elle crie, qu'on entend depuis le couloir, et bien-sûr je vais y répondre, reprendre la route dans quelques jours, qu'il n'y ait pas que ton silence pour répondre à sa nuit.