Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

lundi 27 juin 2016

Au pied du chêne

Un samedi d'hiver, forêt de Saint-Germain le père nous promena, le père avait besoin d'air, le père nous faisait prendre l'air, qu'il fasse chaud ou froid. Un samedi d'hiver, dans la forêt grise, nous marchions dans le sous-bois, reprenant les sentiers sans rien chercher qui vaille -rien ne pousse en janvier, les arbres sont nus, les herbes rares, les ronciers comme rouillés, le lierre sombre semble noir et la nuit près de tomber sitôt le jour levé. C'est un début d'après-midi, nous marchons vite contre le froid, l'haleine se fige en de drôles de fumées, nous prenons l'air il est glacé. Qui de nous deux le trouva assis au pied du chêne, je ne me souviens pas. Prudents nous avons contourné le dormeur sous le chêne, rejoints par le père qui l’apercevant nous prit par la main, nous entraîna vite, nous avions peine à suivre, nous ne comprenions pas mais nous n'osions rien dire. C'est à la voiture qu'il nous expliqua, le dormeur ne dormait pas, le dormeur était mort, le dormeur était froid, puis repartit le voir, vérifier ce qu'il savait déjà. A l'arrière de la 504 nous avons verrouillé les portes, attendu son retour. Ce mort entrevu, vêtu de marron, ce mort à la peau grise, ce mort sans visage -le père dira, après, qu'il avait été tué, je ne saurai jamais ni comment ni pourquoi- ce premier mort dans nos vies nous terrifia, et longtemps revint dans nos rêves. Dans la 504 garée près du commissariat où le père déposait, tu m'as dit: Entends-tu mon cœur qui bat? et en effet je l'entendais, et ces mots-là plus encore que le mort me frappent aujourd'hui où comme chaque jour je pense à toi vivante.

dimanche 26 juin 2016

Enfants sous la pluie

Reste qu'il pleut, comme souvent à l'ouest, et que la pluie qui tombe tombe pareillement sans toi, que tu sois morte ou non, mais sous la pluie je voudrais voir ton ciré jaune de petite fille ou ton Kway des années soixante-dix, et bien plus encore, tes mèches salées sortir de la capuche. C'était le temps où les enfants jouaient dehors, un temps de joues rouges et de jambes nues, de culottes courtes et de kilts, de pulls marins aux boutons sur l'épaule, de bottes de caoutchouc et de sandales trempées dans lesquelles glissaient nos pieds sales. Nous visions les flaques, ce n'était pas permis. Où courrions-nous, enfants de l'averse? Vers le fort de l'île Dumet, où nous rêvions au Club des cinq? Vers la maison de Denise, en haut du verger? Les enfants courent gratuitement, tout à la joie des flaques, à l'odeur de goudron rafraîchi. Les enfants ont les pieds sableux, les bottes boueuses, dans un bonheur d'éclaboussures. Les enfants sous la pluie sont des enfants heureux.

vendredi 24 juin 2016

Trappeur

Il y avait Marly, il y avait Saint-Germain, c'étaient les domaniales, les grandes forêts où nous menait le père aux joies dégoûtantes, évitant les clairières et les larges allées où jouaient les autres enfants pour préférer les broussailles où dénichant la grive ou le merle, il nous montrait comment percer l’œuf bleu turquoise, souffler dedans pour en extraire la glaire d'albumine et l’embryon sanglant. S'en souvenir, c'est rester incrédule, mais notre écœurement je le revois, et la collection d’œufs soigneusement classés dont tu avais la garde, je m'en souviens, des cases de plastique, du coton de couleur, les mouchetis étranges sur le calcaire translucide des coquilles vidées. De même, au Croisic, en été, des papillons épinglés, les plus beaux, les plus rares à nos yeux, le paon du jour, le machaon, la grande tortue et le vulcain. A Marly, à Saint-Germain, il fut bien à sa manière un petit ogre flairant champignons et lapins, comme au fond des jardins de famille il piégeait les petites filles. Marly ou Saint-Germain, même forêt au fond, mais le père divisait au gré des saisons, des cueillettes, de ses pulsions, c'était Marly ou Saint-Germain, c'était son territoire qu'il arpentait en forestier, nous stoppant d'un regard lorsqu'un chevreuil apparaissait, humant le terrier d'un renard. Passages de bêtes herbes couchées, collets, bauges de sangliers, poils laissés dans les ronces, empruntes dans la glaise auprès des mares vertes, il inventoriait en trappeur haletant les traces, il poursuivait sa guerre dans un monde de signes dont il tirait jouissance.

dimanche 19 juin 2016

Sous le vent

Avec des os de seiche, avec du bois flotté, avec des bâtons d'esquimaux Frigécrème, nous avons construit des bateaux qui chaviraient toujours, on ne comprenait pas pourquoi. Des voiles de papier, des mâts toujours penchés, l'odeur de la colle Seccotine, en avons-nous fabriqué des jonques, des sinagots… On les ménageait pourtant, on choisissait des mares à l'abri des vents, en vain: ça n'existait pas les mares à l'abri, nos esquifs ils versaient toujours, faute de dérive, de quille, d'équilibre. Parfois nos voiliers trop légers s'envolaient, ce n'était pas le but, cela nous étonnait, et nous courions sur les rochers les chercher où ils avaient chu -ils ne volaient jamais bien loin. Nous avons appris-là, bien plus qu'en planche à voile, la leçon des vents qu'on ne maîtrise pas. Les vacances au Croisic, ce furent aussi des ballons perdus, des cerfs-volants empêtrés dans les fils électriques, des avions de balsa, des avions en plastique aux hélices mues par un élastique qui trop vrillé rompait, des hélicoptères fracassés sur le toit. Le vent nous prenait tout, le vent nous échappait.

dimanche 12 juin 2016

Se méfier du soleil

Retourner à Vannes, ne pas t'y retrouver, c'est frapper le lieu d'irréalité. Ta chambre, le jardin, les rues aux murs de pierres tremblants de polypodes, les lézards gris les lézards verts, le port en contrebas les échos du bagad, Philippe, les enfants, tout te survit, le golfe indifférent, je te survis je ne sais pas comment. Les saveurs sont inchangées, la lumière semble éternelle qui ruisselle sur les îles où nous aimions marcher, les plages bien cachées où tu aimais tant nager, où te méfiant du soleil -il faut se méfier du soleil- tu ne demeurais jamais longtemps. J'arpente l'inchangé, je vérifie, incrédule, ton absence, et ce sentiment insensé que ce n'est pas toi qui est morte, mais que le monde te cache et me ment, comme il me ment le monde en te cachant, comme le soleil t'efface, comme ils sont cruels les rires des enfants sous les remparts de Vannes où tu manques absolument.

samedi 4 juin 2016

Occidentés

Nous quittons la maison blanche, il vient de pleuvoir et sur le chemin, l'odeur du goudron chaud, nous allons à la plage où la mer semblera tiède, nous allons mouiller nos pieds dans les herbes des marais, nous partons au cinéma qui ne passe que de vieux films pas de notre âge, peu importe, nous allons, c'est ce qui compte ces mois d'été, qu'il pleuve ou non, à vélo ou à pied, nous connaissons toutes les routes, tous les sentiers de la presqu’île, toutes les crêperies quand nous avons l'argent. Ce furent vacances éternelles, recommencées pendant vingt ans, à ne pas comprendre qu'on puisse aller ailleurs, à tout ignorer et du Nord et du Sud, nous poussions jusqu'à la Pointe, plein ouest, notre finistère minuscule. Un espace occidenté, où nous avons couru, nagé, bondi plongé, et la terre était encore du sable grossier, et les rochers saillaient dans les champs comme ils fendaient la mer. Tu m'apparais avec ton seau, petits crabes verts, crevettes, bigorneaux, tu portes un bob rouge dont l'envers est fleuri, tu sautes d'une mare à l'autre, tu cries quand te saisit la vague, la première, celle qui transit, tu as des grains de beauté sur le dos, des grains de sable collés aux pieds, des éclats de mica mieux qu'un bijou pour scintiller, des traces de sel lorsqu'au soleil revenu tu t'offres à sécher. Nous revenons à la maison blanche, affamés, fatigués, minceur d'enfants heureux d'un bonheur élémentaire.

dimanche 29 mai 2016

Denise aux crevettes grises

Dans la cuisine de Denise, l'ennui n’existait pas, elle faisait mille choses à la fois, préparait les repas, épluchait des tonnes de pommes -dans la cuisine de Denise, une éternelle odeur de compote- nous inventait des jeux, jurait de tous les mots interdits au salon, et de bien d'autres encore que nous ne connaissions pas, mais qui nous enchantaient, et de sa blouse rayée bleue sortaient des doigts meurtris par le travail et les engelures, des ongles fendus sur toute leur longueur. Elle avait connu la misère, disait maman, et ce mot seul nous faisait peur puisqu'il avait fendu les ongles de Denise qui n'en parlait jamais, nous plantant là quand nous voulions savoir, courant au cri de la marchande de crevettes grises -la marchande disait coeurvette c'était un temps d'accents normands- pour marchander comme si sa vie en dépendait. Ton goût pour ces crevettes ne t'a jamais quitté, il fallait les acheter vivantes et les faire cuire quelques minutes à l'eau salée, les laisser refroidir entre deux torchons bien pliés, elle y était experte, Denise, et tu observais comme moi ce rituel, et l'odeur qui couvrait pour un temps celle de la compote nous ouvrait l'appétit comme rien, depuis, n'a jamais su l'ouvrir, ni les étrilles du Croisic, ni les bouquets de Penerf. Même lorsque malade les odeurs de cuisine t’écœurèrent, même lorsque les aphtes te privèrent de fromage, jamais tu ne perdis le goût pour ces crevettes, et j'ai fait bien des kilomètres pour pouvoir t'en rapporter, tressautantes entre deux feuilles de papier noir. Tu n'as jamais aimé que je prétende changer la recette, les faire sauter avec un peu d'huile d'olive et d'ail, en cela tu restas fidèle au rituel de Denise, quelques minutes à l'eau salée, et les torchons étendus sur la table de la cuisine sur laquelle elle les étalait, rosies par le bouillon, de ses ongles fendus.

jeudi 26 mai 2016

L'aérienne

Tu reprends ta course. Tu as tout le temps de l'enfance et ce sont marelles, balle au prisonnier, tu t'élances, je te vois t’élancer de toutes tes jambes maigres de sauterelle de huit ans, dans la cour de l'école, sur la place, et je te pousse sur la balançoire jaune et verte, et nous nous penchons au passant guetter les carrioles du marché dont les chevaux rares nous émeuvent. Cours, que ton cœur batte encore dans le cœur de l'enfance, le temps ne saurait te rattraper, chante faux les chansons que nous aimions enfants, lance la balle ou le volant dans le vent du Croisic, ton souffle défie le cancer, tu cours en moi dans le pré voir Denise, elle a pour ces occasions, des bonbons collants en forme de coquelicot rouge. Prends ma main, le père s'éloigne et nous allons vers la mer bleue, grise ou verte, et grisés nous sommes du présent de nos muscles frêles, et légers nous flottons dans ces maisons bourgeoises où les secrets menacent les corps des petites filles. Tu reprends ta course, jusqu'aux haies de fusains, de troènes tu t'y caches et nul ne te trouvera blottie, et jamais je ne trahirai ta présence. Cours contre le vent, contre la pente et la marée, rien ne te retient plus, tu lances le frisbee qui te revient biaisé par la rafale, tu te balances sur le trapèze du Club Mickey la tête en bas, tu t'envoles sur le trampoline, tu rebondis sur le gros ballon bleu où s'affiche la réclame pour Milky-Way (la barre de chocolat mousse), tu échappes à l'érection hagarde du père et tu respires, dans la poussière d'été, délivrée de la pesanteur.

mardi 17 mai 2016

Guetter les signes

Je rentrais du travail ce soir, à la radio une chronique: le festival de Cannes, Julieta d'Almodovar, puis un autre film, sur la perte dit la critique. J'en ai oublié le titre, je ne sais rien du cinéaste. L'argument simple dit ceci: un frère, une sœur, un serment: le premier mort fait signe à l'autre. Le frère meurt, sa sœur guette les signes.
Ce serment que nous n'avons pas prononcé me bouleverse au volant au point que je m'arrête. Quels signes, d'où viendraient-ils, quel tremblement dans l'air, quelle couleur pour les feuilles tendres du printemps trop vert? Dieu m'est plus mort que toi que je sais morte, dont je n'attends pas le retour, le printemps revient mais pas toi. Quels signes, quel frisson sur les bords de Seine, quelle palpitation d'oiseau? Ta mort certes, mais tu m'habites, tu me hantes, et je revois ton cou frêle dans la chemise de nuit bleue. Dieu non, foutaise de résurrection, mais ta présence certes, et désormais je crois aux fantômes, je les accueille, ils le savent qui viennent sans que je les guette.

lundi 16 mai 2016

La barre au front

La mémoire est trouée tu sais, j'ai la pente à l'oubli, mais je persiste et dans la nuit reviennent des images. On m'y aide on m'écrit, telle cousine se signale et m'encourage loin des chuchotis pitoyables de ceux que la lâcheté disqualifia. Maman se souvient, elle aussi, et me rappelle, incidemment, comment le père se trahissait quand il avait la barre au front. J'avais oublié cette barre, qui lui venait sur le visage, entre les deux sourcils, le souci disait-on, la honte à fleur de peau, c'est ce que j'aimerais croire, mais pas de honte pour le père obscène qui fit valoir ta lettre pour s'ériger en victime dans le marécage des complaisances écœurantes où tant se sont vautrés. Tu n'imaginais pas le destin de ta lettre, tu es morte persuadée qu'elle resta lettre morte, qu'il l'avait déchirée, mais c'était encore optimiste et faire peu de cas de son malin génie. Ce père, c'est toujours pire. L'imaginer drapé dans son mensonge, se targuer de ta lettre comme d'une infâmie, nier ce qui fut avec la dernière énergie, comme à ce qu'il paraît il nia pour Lili, jouir de piétiner l'innocence et cacher dans ses rides la barre rouge de son front plissé par l'effort, lutter contre le stigmate et se rêver en saint, cela me donne la nausée, cela réveille mes souvenirs et la colère j'en ai pour deux.