Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

jeudi 26 mai 2016

L'aérienne

Tu reprends ta course. Tu as tout le temps de l'enfance et ce sont marelles, balle au prisonnier, tu t'élances, je te vois t’élancer de toutes tes jambes maigres de sauterelle de huit ans, dans la cour de l'école, sur la place, et je te pousse sur la balançoire jaune et verte, et nous nous penchons au passant guetter les carrioles du marché dont les chevaux rares nous émeuvent. Cours, que ton cœur batte encore dans le cœur de l'enfance, le temps ne saurait te rattraper, chante faux les chansons que nous aimions enfants, lance la balle ou le volant dans le vent du Croisic, ton souffle défie le cancer, tu cours en moi dans le pré voir Denise, elle a pour ces occasions, des bonbons collants en forme de coquelicot rouge. Prends ma main, le père s'éloigne et nous allons vers la mer bleue, grise ou verte, et grisés nous sommes du présent de nos muscles frêles, et légers nous flottons dans ces maisons bourgeoises où les secrets menacent les corps des petites filles. Tu reprends ta course, jusqu'aux haies de fusains, de troènes tu t'y caches et nul ne te trouvera blottie, et jamais je ne trahirai ta présence. Cours contre le vent, contre la pente et la marée, rien ne te retient plus, tu lances le frisbee qui te revient biaisé par la rafale, tu te balances sur le trapèze du Club Mickey la tête en bas, tu t'envoles sur le trampoline, tu rebondis sur le gros ballon bleu où s'affiche la réclame pour Milky-Way (la barre de chocolat mousse), tu échappes à l'érection hagarde du père et tu respires, dans la poussière d'été, délivrée de la pesanteur.

mardi 17 mai 2016

Guetter les signes

Je rentrais du travail ce soir, à la radio une chronique: le festival de Cannes, Julieta d'Almodovar, puis un autre film, sur la perte dit la critique. J'en ai oublié le titre, je ne sais rien du cinéaste. L'argument simple dit ceci: un frère, une sœur, un serment: le premier mort fait signe à l'autre. Le frère meurt, sa sœur guette les signes.
Ce serment que nous n'avons pas prononcé me bouleverse au volant au point que je m'arrête. Quels signes, d'où viendraient-ils, quel tremblement dans l'air, quelle couleur pour les feuilles tendres du printemps trop vert? Dieu m'est plus mort que toi que je sais morte, dont je n'attends pas le retour, le printemps revient mais pas toi. Quels signes, quel frisson sur les bords de Seine, quelle palpitation d'oiseau? Ta mort certes, mais tu m'habites, tu me hantes, et je revois ton cou frêle dans la chemise de nuit bleue. Dieu non, foutaise de résurrection, mais ta présence certes, et désormais je crois aux fantômes, je les accueille, ils le savent qui viennent sans que je les guette.

lundi 16 mai 2016

La barre au front

La mémoire est trouée tu sais, j'ai la pente à l'oubli, mais je persiste et dans la nuit reviennent des images. On m'y aide on m'écrit, telle cousine se signale et m'encourage loin des chuchotis pitoyables de ceux que la lâcheté disqualifia. Maman se souvient, elle aussi, et me rappelle, incidemment, comment le père se trahissait quand il avait la barre au front. J'avais oublié cette barre, qui lui venait sur le visage, entre les deux sourcils, le souci disait-on, la honte à fleur de peau, c'est ce que j'aimerais croire, mais pas de honte pour le père obscène qui fit valoir ta lettre pour s'ériger en victime dans le marécage des complaisances écœurantes où tant se sont vautrés. Tu n'imaginais pas le destin de ta lettre, tu es morte persuadée qu'elle resta lettre morte, qu'il l'avait déchirée, mais c'était encore optimiste et faire peu de cas de son malin génie. Ce père, c'est toujours pire. L'imaginer drapé dans son mensonge, se targuer de ta lettre comme d'une infâmie, nier ce qui fut avec la dernière énergie, comme à ce qu'il paraît il nia pour Lili, jouir de piétiner l'innocence et cacher dans ses rides la barre rouge de son front plissé par l'effort, lutter contre le stigmate et se rêver en saint, cela me donne la nausée, cela réveille mes souvenirs et la colère j'en ai pour deux.

samedi 7 mai 2016

Ce qui fait retour

Je reviens à ces jours, au coup de téléphone, ton dernier, où tu m'as demandé d'écrire ce qui avait fait notre enfance, l'ombre et la lumière as-tu dit. J'ai répondu que j'avais déjà quelques textes, je te les ai apportés le surlendemain au CHU, ils t'ont plu mais tu ne t'y es pas retrouvée, tu ne me l'as pas dit ainsi, tu as parlé de Honfleur et du Croisic, pour toi l'enfance était bien davantage du côté du soleil et des murs blancs de la presqu'île, et pour moi ce n'était pas si net, aujourd'hui encore je nous revois sur la luge à Mulhouse, dans les greniers de Honfleur -il y avait au plancher un trou d'où l'on voyait la Simca de grand-père- à Provins sur la pelouse où nous dressions des tentes faites de tabourets, de manches à balais et de couvertures militaires, à Villepreux dont tu parlais peu, mais où nous étions repassés un jour où nous allions acheter des étagères Ikea, et rien n'avait changé mais le monde s'était rétréci à voir la place minuscule et ses acacias rue du ruisseau Saint-Prix. Mais pour toi le Croisic l'emportait, terre d'enfance, et les dernières semaines Laurent notre frère de vacances était venu souvent te voir, et il avait su faire renaître ce monde qui m'évoque aujourd'hui les sandales en plastique obligatoires sur les rochers, ses allergies au soleil qui le tachetaient d'orange, les pêches au haveneau, les courses à vélo, les tables à rallonges où venaient s'asseoir une myriade de cousins, d'amis et d'oncles -mère et tantes cuisinaient, ce n'était pas vacances pour tout le monde, et nos appétits d'enfants étaient infinis, et nous avions pour nous le temps éternel des semaines d'été. 
Je n'ai plus le temps mais je le prends pour toi, je lance mes filets dans ce passé où je peine à me pencher, ce que j'en ramène c'est peu, j'en fais ce que j'en peux, et je pense aux tableaux de feutrine où le père du père collait à la Sécotine des coquillages avec rigueur, à la façon des vitrines des vieux musées d'histoire naturelle.

jeudi 5 mai 2016

Fenêtre ouverte avec chants d'oiseaux

Le tueur de tourterelles se levait tôt, buvait son café au lait, y trempait ses tartines dans la fraîcheur des murs blancs de l'été. En juillet il chassait les canards à Saint Philbert, et revenait déposer les proies sur la table de la cuisine et bientôt dans la maison blanche, une odeur de plumes brûlées. Nous nous levions tard dans ces lumières abruptes où dansaient les poussières, faisant scintiller les triangles des outeaux de nos deux chambres sous les toits. C'était avant qu'on leur bricole des volets de contreplaqué marine, qui prolongèrent nos nuits et firent cesser la danse. Si j'y pense ce matin, dans le bureau sous le toit de ma vieille maison, c'est qu'au loin j'entends les roucoulements d'une tourterelle, qui couvre par instants les merles et les pleurs de bébés des chats ensauvagés. Tu n'es pas dans la chambre à côté, tu n'es plus nulle part, nulle part pour te lever et brosser tes cheveux blonds. La tourterelle s'est tue, mais pépient des oiseaux indistincts et la poussière danse par la fenêtre ouverte. C'est le premier jour où il ne fait pas froid le matin. A mon tour j'ai l'âge de me lever tôt, tous les jours je déjeune seul et je me souviens des heures de l'enfance avec toi, de ce qui s'est refermé, de ce qui parfois s'entrouvre, dans un chant de tourterelle.

dimanche 1 mai 2016

Mieux que muguet

Fleurs de poiriers nacrées -les vieux poiriers sont taillés en hauteur, en poire disent les jardiniers d'ici- fleurs de pommiers qui neigent sur les prés après la pluie rose des cerisiers, c'est le temps lumineux des arbres en fleurs et sous le soleil encore froid du dimanche, l'illusion du cycle, du recommencement. Reviendrait le temps du bon vivre, reprendre le chemin du marché, acheter des fleurs de saison, on aurait nettoyé les vases. On se verrait bien refleurir, aller au marché avec toi choisir les renoncules, les ancolies, et des pivoines rouges et blanches qui ne tiennent jamais, quitte à les voir neiger penchées sur la console.

jeudi 21 avril 2016

"Dégommons ce connard de dieu"

Le matin qui suivit ta mort, je suis allé chercher des croissants à la boulangerie Porte Saint Vincent, suis remonté à la Garenne. Rentré chez toi je me suis assis dans la cuisine et j'ai attendu que tes enfants se lèvent pour leur apprendre ton décès, puisque plus rien alors n'était urgent, et que plus rien ne m'était plus précieux que leur sommeil. Thalie s'est levée la première, et je lui ai dit que tu étais morte et ce fut tout, puisqu'elle savait l'échéance imminente, et qu'elle s'est toujours tenue droite. Sont venus ensuite et Bastien et Thibaud, et je leur ai dit et là aussi ce fut tout. Philippe est rentré de l'hôpital avec le sac de tes affaires, et Thalie a cru pouvoir ranger et elle ne l'a pas pu et ce fut la seule fois où je l'ai vu pleurer. Quand j'ai écrit le texte à lire pour la cérémonie, ce memento qui ne regarde que ceux qui t'accompagnèrent, je l'ai lu à chacun d'entre nous. Je suis monté à l'étage où Thalie était dans sa chambre. Elle a écouté, puis approuvé. Placardée au-dessus de son bureau, une petite feuille où elle avait inscrit le seul vers que je lui connaisse: "Dégommons ce connard de dieu". 
A Noël, nous avons fui la maison pour Vienne, vu les musées, j'ai ronflé à les empêcher de dormir. Dans les toilettes d'un restaurant japonais, des cartes postales offertes ont retenu notre regard, il y était écrit: "Fuck 2015" et c'était tout. Nous n'avons rien dit mais en avons pris un stock. Et ce fut tout.

dimanche 17 avril 2016

Dimanches d'été

Notre patience au Croisic, lors de la messe du dimanche, tenait pour beaucoup, je crois, à l'attente de l'après. Nous chantions les niaiseries dominicales, la tête ailleurs, plus précisément à la bibliothèque populaire où maman nous menait au sortir de l'office. Plus que les romans -nous avions à la maison tout le nécessaire-, c'étaient les bandes dessinées qui nous faisaient rêver. On les y louait à l'unité, nous les prenions par douzaine. Tif et Tondu, le Génie des alpages, Bernard Prince, le vagabond des limbes, Philémon, Chlorophyle, Benoît Brisefer, Blueberry, Gaston Lagaffe, que n'avons-nous dévoré? Il fallait cependant patienter, subir l'interminable déjeuner chez la tante Annick, le melon au porto (pour nous c'était sans porto), le veau Orloff et les sorbets de la sorbetière SEB, toujours paillés de cristaux d'eau. Nous ne plongions dans l'aventure qu'au café des adultes, et il fallait nous arracher aux planches qui nous appelaient vers un autre monde sans ennui, où régnait la couleur, où l'on ne chantait pas comme Maria dans la cuisine "le Seigneur fit pour moi des merveilles" -quelles merveilles? on ne savait pas.

samedi 16 avril 2016

Santo Spirito

Tu connaissais Florence, c'est une ville que tu aimais, comment ne pas aimer Florence? Tu avais grimpé jusqu'en haut du dôme, c'était au temps de ton grand souffle, Philippe pris de vertige s'était arrêté. Je n'y ai pas grimpé, trop de monde et ma claustrophobie dans l'escalier étroit, mais j'ai gravi la colline de San Miniato jusqu'à la "belle paysanne" où tu n'es pas allée, et moi aussi, j'ai vu la vue, mais d'outre Arno. Avec Laurent nous avons pris le soleil sur les places, acheté des oronges séchées au marché central, comparé les jets de sang jaillissant du flanc du christ au couvent San Marco où Fra Angelico n'est plus frère mais bienheureux, moi toujours ton frère mais certainement pas saint. A cinq heures sous l'orage, place Santo Spirito, l'averse nous a figés sous un parasol de café, s'est abattue sur un estropié au plâtre bleu qui cuvait sur les marches de l'église. Un serveur est allé le secouer sans succès, un clochard s'est approché lentement sous l'averse, claudiquant sur les pavés, l'a couvert d'une courtepointe rose. D'autres personnes ont bravé la pluie, ont relevé le malheureux, l'ont installé sous le porche sans que le gardien de l'église esquisse le moindre geste, occupé à lisser ses gants de cuir pour les ranger dans sa poche à l'abri des gouttes. le clochard claudiquant est retourné sous les arbres qui ne protégeaient pas de la pluie, a quitté leur couvert, et a hurlé, du milieu de la place auprès de la fontaine: Vergogna! et c'était le mot juste. Nos verres de vino nobile de Montepulciano nous ont semblé amers, et le christ gracieux du jeune Michel-Ange installé dans la sacristie, indifférent.

lundi 4 avril 2016

Y regarder à deux fois

Toutes les couleurs du printemps, de nouveau, sans toi de nouveau: Point le jaune vulgaire du colza, celui des genêts partout s'épand sur les rochers, maman s'émerveille du tapis de violettes sous sa fenêtre, ton fils, amoureux, rayonne et cuisine pour sa jolie brune. Boire un verre pointe d'Arradon, guetter Bastien qui ne voit rien sans ses lunettes, il remonte un catamaran sur la cale sèche du club de voile, il fait bon. Des enfants lancent des pierres dans la mer, des jeunes filles font des selfies en pouffant et se les envoient, tout cela sans toi. Philippe me parle du chantier qu'il relance, de la maison qu'il faudra quitter pour des mois, qui a bien besoin de travaux: il y a des trous dans le sol de la cuisine, la fenêtre ne s'ouvre ou ne se ferme plus, on ne sait pas très bien. Ces travaux sans toi, c'est avec toi qu'ils furent conçus, tu n'en verras pas le résultat, mais la maison ressemblera à ce que tu aurais voulu. Je lis Mémoire de fille d'Annie Ernaux, je le lis pour toi aussi, tu aurais aimé ce livre exact et cru. Je me dis qu'elle aurait su mieux que moi dire qui tu fus, comment naquit la femme de la petite fille que je m'échine à susciter. Mais de notre enfance il ne reste que ce que j'en garde, et je me garde des photos au soleil menteur, au bonheur obligé, où tu figures, où tu souris, je ne me plonge pas dans les papiers qui font mal, je n'interroge pas maman. Je contemple nos paysages après le malheur, ils n'en portent pas trace, je ne leur en veux pas, leur temps n'est pas le nôtre et leur temps connaît ses propres catastrophes. Je les regarde, deux fois, une pour moi, une pour toi.