Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

mercredi 18 décembre 2013

Quant au bel avenir

Quand on en arrive à regarder l'eau monter, les gaz se répandre, les chevaux s'effondrer en crevant l'algue verte, les enfants se noyer, les glaciers s'étrangler sur les vallées terreuses, les abeilles tomber comme des mouches, les vieux s'étouffer le nez entuyauté, les poissons androgynes envahir les estuaires, les vieux appeler leurs mères, les mères tuer leurs enfants, interdits devant la rage du monde, devant la ruine universelle, il nous faut bien de la bêtise pour que, comptables de la faillite, nous escomptions des catastrophes un bénéfice misérable dont nous palperions le profit en piétinant d'autres cadavres, nous-mêmes déjà pourrissant.

mardi 10 décembre 2013

Oraison pour l'enfant sans nom

Que la mer monte pense la mère, et recouvre de sa lèvre grise le couffin que je laisse sur la plage grise de Berck où j'ai échoué au bout du train. Le billet je l'ai pris pour Berck parce que rien n'est plus triste que la mer grise sur la plage de Berck au bout de la saison.
Que la mer monte et noie l'enfant que j'ai fait naître. L'enfant sans nom se nomme Adélaïde, dit la mère lasse qui avoue précise, du moins le croit-on. L'enfant noyée j'en suis la mère, j'en suis la mort et cet enfant n'a pas de nom qu'on puisse écrire sur la stèle, puisque cet enfant lourd de quinze mois pas moins je ne l'ai pas montré, je ne l'ai pas béni, puisque cet enfant-là n'a pas vu le soleil, puisque je l'ai laissé sur le sable froid de l'entre deux, dans la brièveté de novembre, après avoir consulté le calendrier des marées, puisque moi sa mère je l'ai laissé sans état-civil et m'en suis retournée vivre auprès de son père à qui je mens de tout mon ventre et qui aime, je crois, que je lui mente ainsi.
Indigente, je laisse à mon enfant mort le sort des indigents que toujours on enterre dans la fosse commune. Ma fille, Adélaïde, je n'ai pas eu la force d'aller la nommer, ni de la déposer au parvis d'une église, ma fille ma même pas née, morte sous X, noyée au plus triste de la plage de Berck, par mes soins noyée dans la mer la plus grise, dans les jours les plus courts, dit la mère précise de l'enfant sans nom.

lundi 9 décembre 2013

D'une évidence

C'est avec angoisse que je vois le monde se plier à mon vocabulaire -my vocabulary did that to me dit Spicer qui en meurt- comme si simplifiée par la catastrophe, je tenais la terre entière dans la main caleuse de ma pauvre grammaire. En sommes-nous là? Pas de quoi se fier à, pas de quoi être fier. Seul et chauve à l'échelle du monde qui se meurt, ce n'est pas l'harmonie dont j'avais rêvé non, mais celle qui s'impose en toute finitude. Cette prose, elle me déplait. Je me serais voulu fauve dévorant le foie des dieux, mais carnassier fatigué, c'est las que je remâche la charogne.
C'est avec angoisse que malgré moi s'opère l'anatomie du monde -te voilà disloqué jusqu'à l'incohérence, busy old fool! C'est avec angoisse, c'est sans jouissance que le chant du monde s'accorde à la fin des sirènes qui maintes à l'envers se noient dans ce toast porté de la main gauche.

dimanche 8 décembre 2013

Au gui l'an neuf

Et c'est décembre en somme, j'entends là des nuits froides et des jours de vœux pieux. Fêter me fatigue dans ce pays fatigué où nous gavons les enfants et dressons les coqs dont nous aiguisons les ergots en attendant que la marée monte.
Nous nous survivons entre boule de gui et griffures de houx, nous nous embrassons sous ces bouquets toxiques, dans la promesse verte et rouge d'une éternité végétale.
Nous avons gavé des oies dont nous gavons des enfants, tandis que nous mâchons les jupes grises d'huitres plus vivantes que nous, nous buvons sans ivresse, nous baisons sans plaisir et nous marchons fardés dans la ruine de la beauté amère et nos joues sont poudrées de nos propres cendres.
Enfants, enterrez-nous avant la première danse du dernier bal: nous sommes morts et ne le savons pas. Nous voulons tuer la vie qui nous échappe. Enfants sauvez-vous.

dimanche 1 décembre 2013

La guerre approche

Nous préparons nos enfants obèses, nos fils aux pouces hypertrophiés à porter des treillis qui les boudinent un peu. Ils piloteront sur des écrans plus plats qu'eux des drones, et c'est avec une cruauté d'enfant -cet âge est sans pitié- qu'ils décimeront à distance les loqueteux qui, pour un bol de soupe, traversent les déserts, meurent congelés dans les soutes, forment des grappes de misère sur des barques que leur nombre manque de faire couler. Ils veulent, avant la fin de la grande fête, leur part du balthazar, à défaut ils se contenteraient des reliefs du banquet.
Il n'y aura pas de corps à corps, il n'y a plus de corps du tout: les corps de nos enfants sont noyés dans la graisse et leurs rêves contenus dans les consoles de jeu. Les corps qui affamés voudraient tendre vers nous, ces corps-là qui se cambrent pour sauter les barrages, ces corps qui s'évanouissent pour éviter les coups, ces corps se noient en mer et nous les regardons sombrer, ces corps-là se dissolvent et nous faisons tout pour qu'ils disparaissent, les corps noirs et creux de la faim. La guerre approche, d'ombres et d'os, où nos enfants gras finiront par fondre.

dimanche 24 novembre 2013

Le front sur la buée

La pluie coule et brouille les contours du petit monde où je me tiens debout, le front collé à la sueur de la vitre.
La pluie brouille le jardin d'en face et le visage des aimés coule vers la gouttière mais je ne pleure plus, j'ai la cornée rouge à force d'être sèche et sous la pluie je n'y vois pas plus clair, et les parfums d'été n'y sont plus exhalés.
La pluie coule et croule le petit monde qui me tient, que debout je soutiens le front collé au plafond des rêves. Cariatide de mon temple intenable, je porte, je supporte, mais les morts s'amoncellent et je chancelle à mon tour.
La pluie brouille le dessin pur qu'avait tracé mon doigt sur la vitre, dans ma sueur, la pluie noie le petit monde où j'avais cru trouver refuge. Mais de ces crues-là, on sait depuis longtemps qu'elles submergent et laissent à jamais sans asile.

lundi 11 novembre 2013

Passer le gué

De retour du marché, au marché de Brionne il n'y a plus personne quand est passée la saison -elle a passé fin octobre. Les parisiens on ne les voit plus dès que tombent les feuilles des arbres; quelques uns sur la côte -mais la côte c'est loin d'ici- dans des jolies tenues d'hiver, font courir leurs chiens sur la plage, Trouville ils préfèrent hors saison.
De retour du marché, dis-je, (comme ça fugue un motif), la surprise d'un peu de beau temps, ciel s'ouvrant, vallée qui s'offre et des oxydes de cuivre, et des feuilles jaunes d'oeuf. On prendra par les gués, par la route du maquis, par les haies d'avant le remembrement, on passera par le paysage, j'entends par là un pays qui n'est plus qu'un rêve de fond de vallon. on passera par les gués, on se qualifiera (c'est à dire qu'on craindra de noyer le moteur). C'est presque une crue d'eau terreuse qu'on passe. Et l'on rentre dans le bocage, riche d'un très vieux secret.

samedi 9 novembre 2013

L'homme en Habit Rouge

Dans le fin fond du sac de sport un flacon brisé d'Habit Rouge. Un sac Adidas, un faux dans ces années fausses, mais le parfum lui, forçant l'évidence, fut voici vingt-cinq ans la signature d'un amour silencieux. C'était le temps des passions impossibles, des heures d'attente au bout de la terrasse, et lorsqu'il arrivait, inconscient de ses sortilèges, le précédaient les effluves d'Habit Rouge dont il usait immodérément. S'ensuivaient des brutalités d'enfant et des récits baroques -il fut, l'est-il encore? un grand conteur de carabistouilles.
Il a venté devant la porte, vingt-cinq ans de vents divers, d'averses consenties ont emporté récits comme amis, Habit Rouge, jasmin, poussières de grenades, tout balayé, bien propre le trottoir et bien mouillée la porte où nul ne veille plus. On change d'âge, de lunettes, les poils vous poussent, les cheveux tombent et la peau du cou pend. On change on a changé de dents, d'eau de toilette, on a changé de taille on mange plus, on rit moins, on gagne un peu plus d'argent.
Dans la rue commerçante, on s'arrête: on a besoin d'eau de toilette. La vendeuse archiféminine s'abstient de conseiller, propose de parfumer, offre à défaut des échantillons. Il suffit d'appuyer sur un des petits cylindres, et la voiture se transforme en copie de sac Adidas: qu'il revienne, l'homme en Habit Rouge et qu'il raconte des histoires: on l'écoutera, en prenant garde de n'y pas trop croire.

mardi 5 novembre 2013

Ca jamais

Quand je ne serai plus qu'os douloureux, peau et dents tombées, plus qu'inquiétude hagarde dans la confusion d'Alzheimer, une infirmière à la bonté professionnelle répondra peut-être si j'appelle ma mère morte dans le noir.
Mais s'il me reste un peu de jugeotte à l'asile, je n'appellerai pas, et même sous curatelle, s'il ne me restait tout alité qu'un neurone pour clignoter, je l'emploierais à congédier la compétente compassion de l'infirmière qui répond oui quand j'appelle maman.

lundi 4 novembre 2013

Aller bon train

Toute ma vie sur la ligne Paris/Normandie, pas celle de la Bête humaine, mais de Saint-Lazare à Bernay, comme un itinéraire: tout m'est familier qui glisse contre la vitre du Corail Intercités, la verrière sale des premiers mètres, les espaces indécis de Nanterre, l'université dont je ne vois qu'un bout de la tour de la BU, l'ile sur la Seine où se fiche un pilier du pont, Houilles-Carrières, très rapidement, Sartrouville à la gare perchée, Maisons-Laffitte à la gare enfouie, où ma mère habita, entre les deux la Seine pour boucler et séparer deux mondes, Poissy qui fut Simca qui fut Talbot qui est Peugeot, j'y changeais de train pour aller à Villennes, l'ile chic mais inondable, la maison de tante Marie, l'église romane, la gare vert d'eau, Médan, tiens revoilà Zola et la maison de l'oncle Dominique, une ile encore, celle d'une base de loisirs qui sentait bon l'été 36, j'accélère, je connais moins et je vieillis, filent bon train Verneuil, Vernouillet, les Mureaux, Mantes la pas trop jolie, quitter la Seine pour la plaine, tunnel avant de ralentir: Evreux où s'arrêtent des jeunes à casquettes, quand deux anglaises mangent des sandwiches qui sentent l'Angleterre, puis c'est l'église de Conches (un jour j'irai la visiter), au loin les ruines blanches de Beaumont, vallée de la Charentonne, Serquigny...
Je descends à Bernay, on m'attend sur le quai. Toute ma vie, quasi, à voir filer dans un Corail Intercités.