Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

mercredi 29 mai 2013

La barrière blanche


Il n'y a rien à reconnaître dans la maison de l'enfance. Ce qu'est devenu mon vélo je m'en fous, treize ans de rouille et je m'en fous, je n'ai plus à huiler la chaîne, c'est tout. Que d'autres s'en chargent, qu'ils plient en septembre les voiles pour l'hiver, qu'ils rangent dans le garage les dérives, les mâts, les planches. Quant à moi je ne dérive plus, et ce père qui enjoint de repeindre la barrière n'est plus mien, ne doit plus m'être rien, dent de sagesse extraite qu'on regarde dans le ravier, encore un peu sanglante, mais déjà étrangère à la douleur qu'elle causa.
J'ai souvent repeint la barrière de la maison de l'enfance. Jamais je n'en ai eu les clés. Les moisissures sous l'escalier peuvent moisir de tous les désirs rances, le père peut en paix guetter les secrets de toutes les petites filles, leur faire honte et les caresser sans crainte, je n'ai pas la clé, leur trouver la peau douce, les traiter de menteuses lorsqu'elles se plaindront à leur mère, je n'ai pas la clé, flairer leurs maillots de bains - les mères laveront, les mères lavent tout- je n'ai pas la clé. Des mères franchissent la barrière blanche, des mères qui savent - ou ne veulent pas savoir- lui confient des enfants, leur disent d'être sages avec l'oncle Paul. Il sourit il est si gentil, si patient avec les enfants, les petites filles surtout l'adorent, c'est ce qu'il dit, c'est ce qu'on croit. Moi je reste dehors, je ne repeindrai plus la barrière, et je ne sais pas si le vélo… je crois que je ne sais plus en faire.
Je ne veux pas revoir la maison de l'enfance. Je n'en peux plus de ces poupées détruites, les yeux de verre brisés dont la douleur fêle les miroirs sans tain derrière lesquels le père se terre et jouit au moment précis où ils tombent.

A Serge Daney

Vinrent alors les ombres
graves comme des sœurs
à sa rencontre
douces dans la sollicitude
mais lui pas moins seul
croyait toucher à leur passage
la terreur du vertige
les écharpes obscures.

mardi 28 mai 2013

La ville à distance


Ce sommeil-là qui vous rend doux, visages apaisés d’enfants que le bain détendit, cette paix qui lave mieux que l’eau, le goût du vin sur la chair blanche des volailles et la croûte orange des fromages, je ne puis rien offrir de mieux et vous prie, amis, d’accepter l’offrande.
Je vis loin des clameurs du monde et les remugles de la ville je les garde en moi comme d’autres conservent, cachée dans leur portefeuille, la photo insignifiante de leur jeunesse. Je sais le prix du calme, je le paie de tous les éloignements, et j’ai désormais, passant par Paris, des hésitations de horsain.
Mais la rumeur reprend, et je sais bien qu’il n’est pas d’asile contre la colère des bêtes forcées, pas de retraite possible : si loin que je sois, je suis au monde et j’en vois le cours passer par la pente de ma rue, je sens son grondement faire trembler mon parquet, moins que chez vous, amis, qui dormez sur la plaie des choses. Le calme cependant, je le sais relatif, le pressens provisoire. Reprenez du vin, les enfants dorment dans le désordre de leur chambre. Cette nuit encore sera sans histoire.

lundi 27 mai 2013

Lithium


Le lithium c'était ça, les paupières gonflées, la bouche un peu entrouverte mais au moins elle n'avait plus si peur de ce vide-là qui se voyait dans ses yeux, des yeux d'enfant saisi par la terreur d'un conte, des yeux de chevreuil pris dans une battue. Le lithium, c'était pouvoir se dire qu'elle ne sauterait pas de la voiture en marche, quitte à la voir les yeux mi-clos des heures à ne plus dire un mot, pas même endormie, se dire qu'être abruti c'est ça, et que pour elle, non, ce n'est pas le pire. Elle ne casserait pas son lavabo, elle ne déchirerait pas son matelas, elle ne prendrait pas l'ascenseur nue, le lithium c'était ça. Elle reviendrait des mois plus tard du centre de cure, de la maison de repos, elle tomberait raide au milieu des réunions de famille où la consigne était stricte : elle allait mieux.
Une vie à se torturer à coups de robinets qu'on aurait mal fermés, de clés qu'on aurait perdues, une vie de calmants, d'assommoirs, à tricoter des vêtements de poupées pour les petites filles de la famille, pour les filles des petites filles qui ont grandi, à rêver d'aller chez la vieille tante à qui on a toujours tout raconté, lui demander de faire un goulasch, manger seule la part de quatre. Un goulasch à la bière. Elle avait encore faim. Envie de manger, envie de dormir. Le corps pesant de viande et de lithium.

Leur enfance à Honfleur

Il fallait traverser les prés, toujours boueux, vers le nord, l'estuaire, franchir les canaux de drainage - vermoulues, les passerelles leur étaient aventures. Assis sur les barges échouées, traces d'avant-guerre, berges effondrées, ils attendaient que la marée monte, vannes ouvertes jusqu'au Pont aux bœufs. Les nasses relevées grouillaient d'anguilles.
Alors, les bottes et le paletot lourds, passée la rouille des herbes mortes, l'illusion d'un miroir de plomb que ride l'oiseau gris dont la patte lente incise la vase ardoisée et trace le dessin très pur de son domaine - alevins, vers, civelles - si aigu - bec, ergots - dans la mollesse laiteuse des sables.

dimanche 26 mai 2013

Jardin du souvenir

Il est allé chercher, dans le répertoire des caractères spéciaux, le "é" pour terminer mon nom, “Hello Hervé”, m'écrit-il, puis le "è" pour Père Lachaise : “The Jardin du Souvenir in Le Père Lachaise will be the good solution.” On n'a pas le droit de répandre les cendres sur la voie publique, fussent-elles celles des aimés, ceux qu'on accompagna comme on put, que l'on vit maigrir, puis enfler, puis maigrir enfin, ceux qui prirent à quarante ans les traits qu'ils n'auraient pas eu à soixante, ceux dont le visage s'accéléra, cumulant toutes les empreintes, à la façon des plaques de photographie qu'on expose à l'excès ; on n'a pas le droit de répandre leurs cendres dans la Seine.

Il le fera, je l'aiderai, nous en prendrons un peu, il m'écrit qu'il y a beaucoup de cendres, qu'à celles de John sont jointes celles des deux chats morts, et celles de celui que John aima d'abord, que je n'ai pas connu, Douglas il s'appelait, va pour les deux chats, va pour Doug, pour le Jardin du Souvenir et pour le Père Lachaise, avec le "è" qu'il est allé chercher. Puis dans la Seine, un peu quand même, de la poussière de John et de Douglas à nouveau mêlés, de la poudre de chats. En avril, l'an prochain, pour le premier anniversaire, verser au Vert Galant de la poudre de John, avec Douglas, et la poussière de chats, verser un peu quand même au fil de la Seine, même si on n'a pas le droit.

Doux capitaines

On n'ose croire à leur douceur, imaginer qu'entre leurs mains a fleuri une force suave, un œillet rouge au peuple donné, lorsqu'ils eurent pris la ville qui n'en revenait pas de se sentir aimée. Or on sait qu'ils furent, ces capitaines d'avril, qu'ils se découvrirent en Afrique, écœurés dans le vomi des crimes qu'ils furent sommés d'accomplir, qu'ayant tué l'enfant de trop ils étaient revenus, las dans des casernes décrépies à commander des jeunes gens qui ne voulaient pas partir casser du nègre, on sait que les vieilles dictatures tombent comme des figues pourries lorsque les jeunes gens bottent le pied des arbres creux.

Ils ne voulurent pas du pouvoir, de la vaine gloire de commander, ils s'en remirent au peuple, c'est un conte décidément, puisque que le peuple devint à leur baiser cet œillet rouge lancé dans le ciel de Lisbonne, que les gens s'embrassèrent par toutes les rues d'avril, qu'ils remerciaient les doux capitaines, et la radio par eux gagnée chantait des chansons qui promettaient mieux que l'agonie mélancolique, la police secrète et les ministres cacochymes. On voudrait croire à ces révolutions-là, au bonheur de ces jours libérés, aux fleurs données, aux fleurs reçues. On voudrait revoir ça dans Lisbonne étranglée: le doux non portugais à la brutalité du monde, quand saignés comme grecs, on les somme de payer.

N°794 (sur la main droite)


Nous vous inscrirons des chiffres sur le dos de la main, dans des matinées d'étampage où nos flics vous auront levé comme lièvres en octobre, et c'est toujours octobre pour vos courses d'ombre, et c'est toujours hiver pour vos yeux creusés. Vous serez liés deux à deux par des liens de plastique à fermoir crémaillère - les flics sauraient le nom de ces menottes jetables- puisque vous n'avez droit à nul métal, pas même celui de nos chaînes, puisque vous ne valez que plastique, puisque vous êtes plastiques, puisque vous êtes jetables, puisqu'on vous jette.

Vous vous ressemblez tous. Nous ne voulons pas voir votre visage. Nous n'avons pas d'interprètes pour parler vos langues qui nous semblent si laides, si primitives, si barbares, et vos visages se répètent dans le halo de nos phares, et vos blessures elles suintent toutes de la même angoisse. Vous êtes pauvres à faire peur, et de fait nous devons trembler de tous nos bridges, et de fait nous devons être bien riches pour n'avoir rien à vous offrir que de l'encre sur vos poignets - de l'encre hypoallergénique, N° 794, qui s'en ira quand vous serez repartis d'ici- sur vos poignets liés comme une tige sur un tuteur, un antivol sur un blouson dans un rayon d'hypermarché. Non, pas d'implantation. Vous sonnez aux frontières où l'on vous refoule avec humanité, avec un coussin sur la gueule si vous n'êtes pas assez humains.

Mauvais carnaval

Lorsqu'avec les statues incendiées le silence est revenu - matin, brume de mars, verre brisé dans le caniveau- par la ville saoule nous titubions encore et tous les bars n'étaient pas fermés. Nos tempes battaient plus fort que la mascleta de midi et tous les bars n'étaient pas fermés. Défaites, nos faces de carême, seules faces de carême à n'avoir pas brûlé.

Lorsqu'avec les statues incendiées ne luisirent plus dans la ville que les dernières enseignes et des phares d'autobus - presque l'aube- j'ai voulu voir le soleil se lever sur la mer et nous avons vomi dans les dunes nos rêves, tous nos rêves, un peu de bile beaucoup d'alcool - jusqu'à l'aube- et le soleil s'est levé sur la mer mais il ne faisait pas moins froid murés dedans nos solitudes, la mienne d'où je t'aimais, puis le silence, où il ne faisait pas moins froid.

samedi 25 mai 2013

Requiem déconstruit


Pour ceux qui sont tombés, les voici descendus de leurs rêves de fer, les voici plus rien dans la terre et l'idée de dieu même il faut en rabattre, et l'on ne sait à qui demander le repos, et notre bouche est trop blessée pour louer ces morts sans nom, à Sion ni à Jérusalem. Il ne convient de louer personne, et nul n'est voué à la lumière infinie.
Pour les innocents qui sont morts, il n'y aura plus de lumière, et leur sommeil c'est un repos d'égorgés, et leurs membres partout dispersés par la ville : il n'y a pas lieu de louer, il n'y a pas de mémoire éternelle. Bientôt nos monuments seront tous érodés. Nul ne libérera les âmes mortes du lac où nos sondes sont vaines, et la gueule du lion, elle les a déjà dévorées.
Nous qui survivons à la haine, nous connaîtrons des jours de colère, nous respirerons les cendres du monde. Ivres de ces poudres, nous rirons dans la terreur et nous croirons voir dieu commettre quelque archange à trancher droit dans la vie brûlante, dans Jéricho dévasté. Nous connaîtrons des jours de larmes, ils ont tout juste commencé.
Pour ceux qui sont tombés, qu'ils reposent loin des mensonges d'éternité, qu'ils mangent avec la terre dans laquelle ils se mélangent les promesses pour lesquelles ils sont morts, qui ne seront jamais tenues : jusqu'au rien toute chair se ravale, dans la grande absence du dieu que nos efforts inventent, et qu'importe son nom puisque partout c'est imposture, ces noms que gravent tous les couteaux du sacrifice, ces noms dont se réclament tous les hurlements de vengeance, je crache sur leurs lettres, je préférerais ne pas savoir les lire.