Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

lundi 24 septembre 2018

Vallée de la Véronne

Ce matin revenant avec la lumière le froid comme un retour à l'ordre un aperçu d'octobre, les trois degrés affichés sur le tableau de bord et le cristal de givre bleu qui signale un danger de verglas, j'ai pris mon détour préféré, la petite route après le lieu-dit des Egyptiennes -pourquoi les Egyptiennes, je ne sais toujours pas- suivi la vallée de la Véronne dont le soleil enfin perçait les brumes claires de la rosée très blanche qui s'évapore au fond des prés. Combien de fois l'ai-je emprunté ce lacet de goudron que transperce l'herbe au centre de la voie, combien de fois ai-je marché là, j'y ai marché avec toi, Thibaud était petit, Thalie presque encore un bébé, Bastien était-il seulement né? -je ne m'en souviens pas. C'était l'été, Stéphane en était aussi de cette promenade, et d'autres fois, seul ou non, jusqu'à la fontaine Fiacre ou la chapelle Saint Firmin -c'était en mai, avec Tanguy-, dans les bois avec Andrew, sous la neige avec Laurent, tant de neige qu'il avait fallu faire demi-tour, il avait tant neigé ces années-là où tu étais tombée malade, où maman était tombée on ne sait trop comment, avait manqué d'y rester, ces années blanches et lourdes où il fut bien rare que je puisse, après les Egyptiennes, prendre mon détour préféré voir les baudets paître et les oiseaux s'envoler.

dimanche 16 septembre 2018

Post-Scriptum

Je ne t'écris plus, des mois que je ne t'écris plus, j'aime, ne t'oublie ni ne te trahis mais j'aime et me voici vivant ma morte, il s'appelle Tanguy celui qui, tu ne le sauras pas, mais c'est lui qui me fait sourire au matin, lui le nom de ma joie, le vœu de ma chanson. Tu es morte avant la fin du monde, cinq ans dit Bowie, deux répond l'ONU, qu'importe, je prends, je suis vieux et j'aime Tanguy et marcher sous l'ombre des arbres qui restent. Nous, il faudrait s'arrêter, ralentir le mouvement, se faire arbres si possible, pas morts comme morte tu es, mais arbres lents aux souffles verts, s'arrêter si possible, ne plus brûler ce qui nous permet d'être, ne plus dévorer mais aimer, savourer le présent, le désir revenu par inadvertance, la joie d'un souffle partagé jusque dans le sommeil, il s'appelle Tanguy celui qui me fait vivre dans la mort de l'espèce, deux ans, cinq ans, aimer je prends.

mercredi 11 juillet 2018

Retour de juin

Et puis la ronde a repris, les jours rallongés, et vos visages disparus, les rides sur l'étang glauque, les ronds dans l'eau qu'effleurent les pattes de libellules, les ailes de cousins, vos yeux fermés mais la lumière revenue que vous ne voyez plus, voilà. Il a tellement plu que les rivières ont débordé, j'ai traversé la Risle en crue, la crue n'a duré qu'une journée. Voilà que ton fils est rentré de Californie, de Chine, de Corée, je ne sais plus très bien. C'est un jeune homme mince comme un chat qui a beaucoup chassé -rassure-toi, ça va. Il est toujours un pas de côté, il confond courgette et concombre, un peu à distance du monde mais voilà c'est bien lui, ce fut bon de le voir rire et manger, de l'entendre raconter sa vie, il prend des cours de chant lyrique, il apprend le mandarin, il travaille beaucoup, il est peu payé, il repartira à la fin de l'été, il rit avec Tanguy, on boit un verre de vin, de l'Irancy mon préféré, tu l'aimais bien je crois, ton fils aussi l'a bien aimé.

jeudi 17 mai 2018

La guirlande de Flavie

Dans les rituels du printemps, voler un bouquet de lilas blancs, de lilas doubles si possible, s'étonner des fleurs au plus près du tronc des arbres de Judée, il y en avait un, dans le jardin-de-devant de la maison de Villepreux -tu t'en souviendrais. En Toscane ils sont plus grands, ici un peu maigrelets guirlandes de fleurs mauves dans le jardin propret, tu t'étonnerais de mon goût soudain pour les fleurs, tu n'aurais pas tort, la guirlande est détour, la guirlande de Flavie, pas un jeu de salon, pas une bergerie non, j'y viens. Un des rituels de printemps, s'épuiser dans des oraux blancs que passent des jeunes gens qui pensent plus au printemps qu'aux oraux blancs. Ils défilent une semaine durant, dormeur du val, lettres persanes, meurtre de l'arabe, Camille, Horace, incendies, Eldorado, Thélème et compagnie, c'est un rituel éprouvant, ils sont charmants les jeunes gens qui n'ont pas assez révisé, qui n'ont pas lu ou pas aimé ou bien aimé mais ne se souviennent plus très bien, ne trouvent pas le mot qu'ils ont sur le bout de la langue, on patiente on s'agace, on encourage on admoneste et puis voilà qu'entre une Marine et une Zoé, après un Wandrille bredouillant une jeune fille se présente, qui s'appelle Flavie. C'est le défaut des prénoms rares, c'est la fonction des noms propres qui n'évoquent qu'un visage, je lis son nom et tu m'apparais, et se brouille alors sa bonne bouille de jolie brunette, et s'y substitue le souvenir d'un trait qui te signait: ta réticence à consentir qu'il y eût d'autres Flavies au monde, ta peine à partager ton prénom. Je peine à mon tour à écouter l'adolescente qui n'usurpe rien; elle a bien travaillé, elle sourit, elle nuance, je la félicite mais je peine et l'appelle Mademoiselle c'est désuet tant pis, je ne peux pas l'appeler Flavie.

mercredi 9 mai 2018

Sur les dalles de lave noire

J'étais allé à Naples juste avant toi, de fait tu avais improvisé le voyage à m'entendre enthousiaste dès mon retour t'évoquer la vitalité un peu crasseuse de la moins compassée des villes -les derniers mois tu te saisissais de toutes les occasions pour partir, changer d'horizon. Je me souviens t'avoir donné les derniers conseils alors que tu étais en route pour l'aéroport et ce fut un de tes derniers voyages, dont tu revins ensoleillée. J'y suis retourné, j'aurais aimé t'en parler mais c'est ainsi je le savais, j'ai à nouveau marché sur les dalles de lave noire, je n'ai pas dansé sur le volcan, j'ai simplement glissé un soir de pluie -car un soir il a plu- sur ces dalles grasses de poussière mouillée et j'ai pensé aux rues de Casablanca après les premiers orages d'automne. J'arrive à l'âge où il faut veiller à ne pas glisser, mais je sais encore tomber sans casse -sans grâce non plus, c'est vrai. Au rythme du grand pas de Laurent qui arpente, égal, le monde, au son du rire cascadant de Tanguy qu'enchantent toutes les beautés, j'ai revu les lieux aimés, en ai découvert d'autres, et entre tous j'aurais voulu te parler d'une église, d'une sacristie peinte par Vasari, visitée par hasard, Sainte Anne des Lombards, le Compianto de terre cuite dont on reste stupéfié mais non, la vie reprend dont tu n'es plus: il faut désespérer du partage, partager avec d'autres, apprendre le bonheur sans toi, sans pouvoir te confier mes joies fragiles comme coquelicots à Paestum, se résoudre à l'évidence qu'il est urgent de vivre et doux d'aimer, qu'on peut vivre et aimer sans te trahir ni t'oublier.

samedi 21 avril 2018

Eté d'avril

Et le printemps sous mes doigts s'égrène comme j'écosse les petits pois, ceux-là sont rares dans la gousse épaisse, que s'est-il passé sous la serre? Il fait si chaud qu'on est perdu, on cherche des cerises chez le marchand de Jumièges qui rit, nous montre les arbres en fleurs, tu ne bouderais pas ton bonheur d'avril trompeur au point que c'est l'été d'un coup, goutte de Sahara sur les prés verts et les champs jaunes, poussière rouge sur les voitures et les carreaux de la fenêtre. Le temps s'accélère, et s'y prennent les pattes les araignées de mer revenues trop tôt sur la côte, les homards ne sont plus si chers, même les marchands s'y trompent, les prix se dérèglent aux étals des marchés. Tu aurais trempé ton pied dans l'eau du golfe, une eau pas si claire, tu l'aurais retiré ton pied ne s'y serait pas trompé lui, la mer c'est encore 11°, on n'est pas si loin de l'hiver, alors tu aurais marché sur le sable un peu vaseux des plages que tu aimais, pour se baigner attendre un peu, pour le bonheur du printemps s'en emparer sur le champ.

jeudi 19 avril 2018

Printemps chinois

Et cette chaleur éclatante, le sucre jaune du colza, les jacinthes en tapis dans les sous-bois, les cerisiers en fleurs, nous les avons connus, nous les avons aimés les printemps normands, les reverdies des Yvelines, les premiers lézards sur les murs de granit des chemins du Croisic, voilà c'est revenu et ce n'est pas pareil, c'est plus chaud, plus tôt, c'est la poussée de sève et le début de la fin du monde et c'est sans toi, l'inversion du Gulf Stream, la mort des oiseaux. Un bébé pleure que j'entends par la fenêtre ouverte, nuit de juin pour un soir d'avril. Il fait chaud à faire fondre le chocolat des tablettes, à faire éclore des nuées d'insectes, mais les papillons sont rares et tu manques et c'est nul. J'aurais voulu te dire que ton fils est heureux, qu'il vit en Chine et s'ouvre des possibles dans un monde où tout est difficile, que ce printemps est sien quand j'entends son bon rire au téléphone, qu'il vit à sa façon foutraque, baroque et bordélique. Son chemin n'appartient qu'à lui, ce qu'il trace nulle idée, mais l'élan de vie, ça je sais, tu aurais tellement aimé le voir ainsi si vivant qu'on aurait pensé, contre toute logique, la fin du monde ce n'est peut-être pas quand même pour tout de suite.

lundi 9 avril 2018

Je suis là

On croit -la mort de ceux qu'on aime est une amputation- mourir de la mort des chéries, des aimés, des mères au baiser d'amande, des amants aux aisselles de cassis, de toi ma sœur aux cils infinis, aux yeux indécis presque verts, on en meurt en effet, mais mourir au présent c'est vivre encore autour des plaies, sans quoi on ment et non, jamais je ne te mentirai. Te coucher sous la dalle -car j'ai dû la choisir- ce fut subir l'hiver son recommencement c'était mars pourtant, c'est en mars que souvent sont mortes les femmes que j'admire. En novembre ce fut maman. J'ai cru n'en jamais revenir du calendrier des cadavres, vingt fois seul dans la chambre j'ai replacé le tuyau d'oxygène qui lui tombait du nez, il fallait lui parler je ne savais que dire si ce n'est je suis là je l'ai toujours été. Te parler au contraire c'est l'évidence absurde, me taire ça ne me ressemble pas, mais voilà ta mort je n'en suis pas mort, je vis amputé de toi mais je vis et vivre c'est aimer encore et quelqu'un dort sur mon épaule et rit en s'éveillant et c'est comme un grelot qui dit la joie de vivre et d'aimer tout ensemble et mon seul regret toi pas là pour l'entendre.

dimanche 25 mars 2018

Par trois fois le printemps sans toi

Ca revient, trois ans ta mort, les tulipes dans le jardin, cette année elles n'y sont pas encore, il a neigé lundi dernier, je ne suis plus que le temps qu'il fait, j'erre seul comme un nuage et les jonquilles me sont un soleil médiocre. Tu es morte avant les oiseaux, mon aérienne, il n'y a plus guère d'alouettes dans les champs à l'aplomb de leurs nids, plus de chants d'alouettes au dessus des champs, tu es morte avant, toi aussi tu volais droit et haut, tu chantais faux, je sais pourquoi et qui a brisé l'harmonie. Il n'y en a plus pour longtemps dans un monde sans moineau ni passereau, pourtant je voudrais vivre encore et chanter le printemps même si ce n'est plus qu'un leurre, un décor peint par Monsanto -on sait le nom des assassins. La lumière revient pourtant frapper mes carreaux, tu sais c'est con mais j'aime encore, quelqu'un que j'aime, un lyrique un ténor, une hirondelle, l'oiseau de bon augure dont je voudrais qu'il fasse le printemps.

mercredi 7 février 2018

Droite comme un I

Alors je te dessine, et tu n'es pas de l'orbe ni de la courbe, tu décourages les sottisiers de la féminité ronde, de la forme molle, tu te tiens droite, tu t'es tenue debout très tôt, tu es droite comme un I à ce qu'on dit, raide comme la justice, toi dont la vie fut si injuste, ton corps de rectitude toujours corrigea les biais, les ellipses et les géométries complaisantes. J'étais plus souple que toi, l'écrire m'étonne: puisqu'il m'est donné de vieillir, je commence à comprendre que de fait ce qui agit en nous est calcification rouille engourdissement, et les douleurs afférentes, et nous tous qui vieillissons -j'entends cela comme une chance mélancolique- nous comprenons l'air transi de Purcell autrement que les jeunes gens. Il me semble que ton corps droit, que ton corps raide à qui fut volé son enfance, comprit cet air plus vite que tous, et sut très tôt que durer ne lui serait pas donné. Tu marchas tôt, tu marchas droit, je te dessine, tu es une ligne tranchante qui scinde l'aire qu'esquissent les pas boiteux du vieux père qui te survit vautré dans la souillure et qui rondement, ment comme un arracheur de dents.