Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

vendredi 25 novembre 2016

Il faut

C'est à mon tour de glisser dans des enveloppes les actes de décès, les photocopies du livret de famille, les coordonnées du notaire. Chaque feuille pèse, chaque timbre détaché est un arrachement. Il faut répondre aux lettres de condoléances, il faut reprendre le travail, il faut se plier aux devoirs qui seuls me tiennent, il faut puisque je ne veux plus rien. Tu n'auras pas connu le deuil répété, les morts ne pleurent pas les morts, les morts manquent tu manques comme manque maman. Le diacre s'est trompé dans la sottise de sa foi, qui prétendait qu'Armelle avait rejoint Flavie là-haut, dans la lumière, c'est faux, s'il vous est un lieu commun, c'est l'absence en nous creusée par vous mes mortes, c'est ce trou sans fin qui me ronge, que je m'échine à cerner de la ronde insensée des souvenirs des images des visages et des peaux. Ton cou mince comme un cheveu, tes cils démesurés, la bouche ouverte de maman dans l'effort d'un autre souffle, la pluie qui nous trempa Laurent Philippe et moi dans la nuit de novembre, les ongles rongés de l'employé des pompes funèbres, le chant faux des vieilles bigotes, il faut faire avec ce magma, c'est à dire faire sans vous, vous survivre, reprendre la ronde, attendre mon tour.

vendredi 18 novembre 2016

L'autre côté de l'eau

Lundi matin, j'ai repris la vieille route, celle des fruits, qui passe par Ablon, par la Rivière-Saint-Sauveur. Ablon, enfants, nous en avions peur, on nous avait raconté l'histoire de l'usine Nobel, dynamite et nitroglycérine, les enfants aiment s'effrayer, je n'ai plus peur, l'enfance est morte avec toi. J'ai repris la vieille route jusqu'au cimetière Saint-Léonard, sous le ciel déchiré de l'estuaire, il ne pleuvait pas encore. Je n'ai pas retrouvé la tombe des grands parents, mais salué les amis qui m'y attendaient. C'est un beau cimetière, d'où l'on voit le grand pont et l'autre rive, presque un cimetière marin a dit François, un cimetière ancien, aux allées disjointes, tante Claire a trébuché. Son frère était déjà là, bouleversé par l'ouverture du caveau dont on avait ôté les cercueils pour y placer celui de maman. Aliette a téléphoné, elle serait un peu en retard, j'ai ordonné aux fossoyeurs d'attendre, rien ne presse m'ont-ils répondu et c'était juste. Nos tantes et oncle m'ont demandé la permission de dire un Je vous salue Marie après la lecture d'un poème et d'une page attribuée à Saint Augustin, j'ai accepté, lu le poème et me suis tu pour la prière: je pensais à toi, à l'autre côté de l'eau, aux rivages de Staël que tu avais admirés au musée du Havre, c'était ton dernier été. Il avait plu, il avait fait beau, nous avions franchi le grand pont pour diner sous les pommiers de Pierreffite. Le ciel s'est refermé, comme il se referme vite le ciel de l'estuaire. Il a commencé à pleuvoir, jusqu'à faire disparaître l'autre côté de l'eau et le cercueil de maman était au fond du caveau.

lundi 14 novembre 2016

Son visage

J'ai repris la route pour Vannes, en espérant que maman soit encore vivante à mon arrivée. Je suis passé près de l'hôpital où tu es morte, j'ai pensé à toi, puis j'ai vu la tour Rouxel dont la fenêtre fascine tes enfants, et j'ai cru remonter le temps, mais j'ai contourné Rennes, car l'hôpital et la mort qui m'attendaient avaient changé de lieu. Maman vivait encore, mais elle ne m'a pas reconnu, tout à son réflexe de trouver le prochain souffle. Elle avait le visage de son père, et son sein débordait du drap bleu, qu'une infirmière a rajusté sans que j'aie à lui demander. Je lui en ai été reconnaissant, la chair de maman ressemblait trop à ces toiles de Hodler, et la lumière terrible du néon au dessus du lit lui donnait des teintes insoutenables. J'ai pris sa main aux ongles vernis par la coiffeuse de l'EPHAD, l'autre s'ankylosait sous sa tempe, et le tuyau d'oxygène tombait de ses narines dilatées. Philippe m'attendait dans le salon des familles avec François, nous avons un peu parlé, je suis retourné la voir, je ne lui ai rien dit, je me suis tenu au bord du vide où elle sombrait à son tour. Une aide soignante m'a appelé par mon prénom -maman nous avait réclamés la nuit précédente- l'a appelée par son prénom, Armelle, elle l'avait rassurée autant que faire se peut dans la nuit qui la gagnait. Un peu plus tard elle est morte dans les bras de deux infirmières qui redressaient son oreiller. Elle n'avait plus ni son visage ni celui de son père, son effort pour respirer semblait avoir donné au nez une place démesurée, au dessus de sa bouche démesurément ouverte, sa face simplifiée en quelques angles aigus, chélonienne, ne pouvait plus rien me dire sinon qu'elle n'était plus que le reste de notre mère, et de nouveau j'ai pensé à toi. Le diacre, le surlendemain, m'a dit qu'elle t'avait rejointe et j'ai trouvé cela stupide, on ne rejoint personne quand on n'est plus personne. Le diacre, le surlendemain, m'a dit qu'il irait à la chambre funéraire la voir, pour connaître son visage. J'ai trouvé cela obscène -je sais que tu aurais pensé de même- et j'ai fait visser le cercueil pour que chacun conserve en soi le souvenir de son visage et que nul ne puisse le confondre avec la face de sa mort, que nul ne puisse s'en emparer, car ce visage appartient à ceux qui l'aimèrent, à ceux qu'elle aima.

samedi 5 novembre 2016

Morphine

L'infirmière appelle ce matin à neuf heures, maman délire sous la morphine -une toute petite dose me disait-elle mercredi comme une vieille junkie, après avoir confondu Toussaint et Pentecôte- je pense à elle je pense à toi, ces jours sinistres de février à Rennes où toi aussi tu déliras sous la morphine, tu te voyais broyée par le piston d'une cafetière -ce sont tes mots. L'infirmière ne me raconte pas ce que dit maman qui hallucine, appelle sa famille -j'en déduis qu'elle m'appelle et te réclame. Pas la première fois, non, pas la première fois qu'elle délire, à Colpo, lors de son sevrage, elle hurlait nos noms, sa douleur et sa rage, et les soignants nous connaissaient avant de nous avoir vus.
L'infirmière est désemparée, maman est agressive, ce n'est pas son genre dit-elle, en effet pas son genre de crier, ce sont nos noms qu'elle crie, qu'on entend depuis le couloir, et bien-sûr je vais y répondre, reprendre la route dans quelques jours, qu'il n'y ait pas que ton silence pour répondre à sa nuit.

mardi 1 novembre 2016

Entre les jambes

Il nous a beaucoup appris, le père, pas les mêmes choses, pas en même temps, toujours à morceler, isoler, diviser, sa vieille obsession stratégique, sa perversité intrinsèque. Il m'apprit à lire selon la vieille méthode, la syllabique, il en était fier, réactionnaire le père, bien le produit de sa famille, mais qu'importait pour moi la méthode, je suis rentré dans les livres, les mots n'ont jamais manqué, mieux qu'une cabane au fond de la forêt, tous les récits du monde dans ma poche, un refuge, un nid d'aigle, hors d'atteinte à jamais et tant mieux, pour les cabanes je n'étais pas trop doué, il ne m'aida pas à en construire. Il nous fit reconnaître aussi les champignons, les oiseaux, les nids, les papillons, les poissons qu'on pêche, les traces que laissent les bêtes. Il te réserva tout le reste, le bricolage comme l'inceste. L'inceste c'est la vieille méthode de cette famille, c'est sa moelle et c'est son poison. Il t'apprit à conduire, cela ne surprit personne qu'à moi l'ainé il ne l'ait pas appris, on loua sa patience au bon père que c'était, on admira sa méthode: il te fit d'abord manier la boite de vitesse, assise à côté de lui, toucher le pommeau de bakélite, synchroniser ton geste avec l'embrayage qu'actionnait son pied, c'était un accord à construire, tout le monde trouvait cela parfait. Puis il t'assit entre ses jambes pour que tu tournes le volant en attendant que tu grandisses pour pouvoir atteindre les pédales, personne n'y voyait malice, à quinze ans tu savais conduire. Pour le sexe il en fut ainsi, ce prétexte pédagogique, t'apprendre la vie t'avait-il dit pour justifier le viol de ton enfance, pour pouvoir recommencer, afin que sa pulsion incarne, dans son imaginaire d'ordure, et le beau, et le bien, et le vrai.

lundi 31 octobre 2016

La hutte des kangourous

Je ne sais si, de Branféré, tu avais gardé le souvenir, j'entends, la visite avec l'oncle Jean, nous n'étions pas bien grands, toi probablement toute petite, et l'oncle Jean petit breton râblé lui-même, je m'en souviens à peine de la visite à Branféré mais quand même, il m'est resté l'image étrange de nous deux entrant dans une hutte pour kangourous -les kangourous n'étaient pas dans l'enclos, on nous avait ouvert, c'était un privilège, l'entregent de l'oncle Jean- il faisait sombre dedans, ça sentait mauvais, c'était donc ça que ça sentait le kangourou, on est sortis un peu déçus, puis ce fut tout. Tu as bien dû y retourner avec tes propres enfants, c'est un beau parc animalier, avec des enfants on visite bien des zoos, forcément tu y es retournée, peut-être t'es-tu souvenue de la hutte des kangourous. Maman est allée à Branféré en septembre, les infirmières de l'EPHAD avaient tout organisé, la bouteille d'oxygène, un tricycle électrique. Une photo la montre souriante, un oiseau perché sur la tête. Je lui parle de la hutte des kangourous, elle ne s'en souvient pas du tout.

dimanche 16 octobre 2016

Rêvé de toi

L'autre nuit j'ai rêvé de toi, c'est bizarre, moi qui ne rêve pas, ou si peu, et plus étrange encore que je m'en souvienne, mais je m'en souviens, tu n'étais plus morte, c'était très normal que tu ne le sois plus, tu l'avais été, tu ne l'étais plus, cela coulait de source, tu ne revenais pas, tu étais là de nouveau et la vie reprenait son cours et nul n'était surpris, ni joyeux, ni bouleversé, tu n'étais plus morte il fallait en profiter, nous avons fait comme si c'était l'été, sur la plage que tu aimais étendu des draps de bain tremblants de lumière et nous avons nagé dans une vague ni chaude ni froide et quand nous sommes ressortis tes enfants nous attendaient qui n'avaient pas mis la table et Thibaud portait le pyjama de Bastien, ce qui t'a surpris mais pas moi, rien ne me surprenait jusqu'à ce que prenne fin le rêve et ta présence, encore que toute la matinée ait persisté l'ombre d'un doute, le vertige de Sigismond.

dimanche 9 octobre 2016

Flavie

Je te parle et te nomme peu, ne t'appelle pas: je te parle dans ton absence, je ne fais pas tourner les tables, j'écris sur celle du bureau des mots que je sais sans réponse. Ton nom manque donc, me manque car il t'allait si bien, tu aimais ton nom, fière de sa rareté, dépitée quand voici quinze ans fleurirent des petites filles le portant. Une célébrité de la télévision s'appelait alors comme toi. Tu aimais ton nom, son histoire aussi, le fait qu'il soit ancien, gens Flavia, patriciens romains plus que la sainte martyre doublure pâlotte de Blandine, qu'il ait été surtout celui d'une marraine aimée de jadis, que tu l'aies hérité de la tante Flavie -son nom de famille je l'ai oublié, Tortebatte me revient, je cherche, c'est un nom ardennais, possible donc, probable même. Ce nom t'ancrait dans le lignage des mères, la nôtre, sa mère, et plus que la mère de sa mère, sa marraine, des femmes fortes et droites, intelligentes, généreuses. Ce nom t'allait comme un gant, ce gant tu l'emportes avec toi, ce nom manque, je te nomme peu, je ne t'appelle pas.

mercredi 28 septembre 2016

Ton rire

Tu fus une petite fille sage, sérieuse, grave, on ne savait pas pourquoi, quel poids suscitait ta réserve, on sait désormais. Je riais plus que toi, je parlais plus que toi, tu as parlé tard, pour parler tu t'en remettais à moi, le bavard, l'énervant, mais je ne t'énervais pas. J'aimais ton rire, l'entendre fêler ton quant à soi, mais toujours dans ton rire un je ne sais quoi de retenu, un rire raisonnable, qu'on rapprochait à tort des sourires rares de l'aïeule: la mère du père, parangon de vertu janséniste, était chiche en joie, pas toi. J'ai toujours su te faire rire, je peux me vanter de ça, jusqu'au bout t'avoir fait rire, cette légèreté-là, ce que je pouvais donner que tu n'avais pas, quitte à chanter du Céline Dion, chanter "Parler à mon père", quelle ironie pour nous cette chanson, danser tous contre toute raison, toi, Philippe, les enfants, rire en dansant, vivre encore.

dimanche 25 septembre 2016

Sages comme des images

Ces photos prises en classe, photos de classes, portraits de fratries aux couleurs passées depuis longtemps, et mon souvenir encore plus flou du banc où je posais à califourchon -position d'aîné- tandis qu'assise tu faisais face, ces photos objectives, comme telles, disent peu de nous, enfants des années 70, enfants dociles et patients. Tu es si sérieuse, je suis un peu absent, nous attendons que ça passe et seul ton épi se rebelle qui jaillit de tes cheveux courts. Tes yeux presque verts regardent droit devant, les miens ne fixent rien. Les parents tous les ans achètent un tirage, qu'ils envoient à leurs parents, comme ils sont beaux, comme ils sont sages comme des images. Les photos mentent évidemment qui figent les enfants, les bras croisés sur les tables d'école trouées sur la droite pour l'encrier de verre ou de porcelaine. Sur l'une d'entre elles, on reconnaît Laurent l'ami d'enfance et de toujours, qui était dans ta classe et qui raconte encore comment juste avant la sortie de quatre heures et demie, tu te tenais, bras croisés, le doigt sur les lèvres, si parfaitement calme que tu étais la première à sortir de la classe, exemplaire, énervante dit-il aussi. Nos tabliers d'écoliers propres, nos cahiers bien tenus -surtout le tien, gaucher moi je fais des pâtés- nos kabigs de feutre, tout cela si parfaitement lisse, tout cela sans doute un peu faux.