Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

dimanche 9 octobre 2016

Flavie

Je te parle et te nomme peu, ne t'appelle pas: je te parle dans ton absence, je ne fais pas tourner les tables, j'écris sur celle du bureau des mots que je sais sans réponse. Ton nom manque donc, me manque car il t'allait si bien, tu aimais ton nom, fière de sa rareté, dépitée quand voici quinze ans fleurirent des petites filles le portant. Une célébrité de la télévision s'appelait alors comme toi. Tu aimais ton nom, son histoire aussi, le fait qu'il soit ancien, gens Flavia, patriciens romains plus que la sainte martyre doublure pâlotte de Blandine, qu'il ait été surtout celui d'une marraine aimée de jadis, que tu l'aies hérité de la tante Flavie -son nom de famille je l'ai oublié, Tortebatte me revient, je cherche, c'est un nom ardennais, possible donc, probable même. Ce nom t'ancrait dans le lignage des mères, la nôtre, sa mère, et plus que la mère de sa mère, sa marraine, des femmes fortes et droites, intelligentes, généreuses. Ce nom t'allait comme un gant, ce gant tu l'emportes avec toi, ce nom manque, je te nomme peu, je ne t'appelle pas.

mercredi 28 septembre 2016

Ton rire

Tu fus une petite fille sage, sérieuse, grave, on ne savait pas pourquoi, quel poids suscitait ta réserve, on sait désormais. Je riais plus que toi, je parlais plus que toi, tu as parlé tard, pour parler tu t'en remettais à moi, le bavard, l'énervant, mais je ne t'énervais pas. J'aimais ton rire, l'entendre fêler ton quant à soi, mais toujours dans ton rire un je ne sais quoi de retenu, un rire raisonnable, qu'on rapprochait à tort des sourires rares de l'aïeule: la mère du père, parangon de vertu janséniste, était chiche en joie, pas toi. J'ai toujours su te faire rire, je peux me vanter de ça, jusqu'au bout t'avoir fait rire, cette légèreté-là, ce que je pouvais donner que tu n'avais pas, quitte à chanter du Céline Dion, chanter "Parler à mon père", quelle ironie pour nous cette chanson, danser tous contre toute raison, toi, Philippe, les enfants, rire en dansant, vivre encore.

dimanche 25 septembre 2016

Sages comme des images

Ces photos prises en classe, photos de classes, portraits de fratries aux couleurs passées depuis longtemps, et mon souvenir encore plus flou du banc où je posais à califourchon -position d'aîné- tandis qu'assise tu faisais face, ces photos objectives, comme telles, disent peu de nous, enfants des années 70, enfants dociles et patients. Tu es si sérieuse, je suis un peu absent, nous attendons que ça passe et seul ton épi se rebelle qui jaillit de tes cheveux courts. Tes yeux presque verts regardent droit devant, les miens ne fixent rien. Les parents tous les ans achètent un tirage, qu'ils envoient à leurs parents, comme ils sont beaux, comme ils sont sages comme des images. Les photos mentent évidemment qui figent les enfants, les bras croisés sur les tables d'école trouées sur la droite pour l'encrier de verre ou de porcelaine. Sur l'une d'entre elles, on reconnaît Laurent l'ami d'enfance et de toujours, qui était dans ta classe et qui raconte encore comment juste avant la sortie de quatre heures et demie, tu te tenais, bras croisés, le doigt sur les lèvres, si parfaitement calme que tu étais la première à sortir de la classe, exemplaire, énervante dit-il aussi. Nos tabliers d'écoliers propres, nos cahiers bien tenus -surtout le tien, gaucher moi je fais des pâtés- nos kabigs de feutre, tout cela si parfaitement lisse, tout cela sans doute un peu faux.

dimanche 18 septembre 2016

Recueillir

Ils sont allés, tes beaux-parents, le jour de ton anniversaire, fleurir ta tombe, se recueillir comme on dit, ta tombe je ne vais jamais la voir, en cela semblable à Philippe, ta tombe nous est insupportable, elle est le lieu du monde où tu n'es pas. Tu es à Conleau, tu es dans chaque pièce de la maison de Vannes, tu es à Honfleur où tu naquis, tu seras rue des coquillages quand le courage me revenant je retournerai au Croisic. Tu prends part aux visages de tes enfants, j'y retrouve tes expressions, je ne leur dis pas, ne pas peser sur leur bel effort d'être eux-mêmes, d'être heureux après toi. Je ne me recueille pas, je recueille, je te retrouve par instants, telle saveur, telle lumière, celle du musée du Havre où nous avions vu les rivages de Staël lors de ton dernier été. Et, les jours gris comme ce dimanche, c'est vers l'enfance que je me penche, ton enfance toujours vivante en moi.

dimanche 11 septembre 2016

Du matin

Tu n'étais pas trop du matin -ni du soir- tu aimais les belles journées, tu aurais aimé, j'en suis sûr, cet été prolongé que nous offre septembre, diner dehors dans la nuit tiède, cette chaleur qui résiste, les raisins précoces. C'est matin, je me suis levé plus tard, mais si tu étais là, tu dormirais encore, et comme c'est dimanche, tu prendrais ton temps, et même levée, tu te déprendrais doucement du sommeil, comme on hésite à se changer, quitter le peignoir, s'habiller. Comme il tient de toi Bastien, lorsque les jours de vacances il reste en pyjama, comme si pour lui rien n'était plus doux que de garder sur soi les odeurs de la nuit, l'étoffe amollie, rester au lit, la chambre en désordre. Je me suis levé plus tard, un peu raide, un peu douloureux, plus l'habitude de veiller, un peu bu, beaucoup ri. Sylvie nous avait raconté ses déboires, l'agonie d'un chevreuil sous son établi, raconté comme elle sait le faire -que faire d'un chevreuil mort sous un établi? Tu aurais ri toi aussi, tu aimais rire, et ce souvenir de ton rire qui me revient t'imaginant ainsi me fait songer qu'il faut aimer vieillir, les raideurs les douleurs c'est encore la vie, qu'il faut aimer les cheveux gris la peau qui se plisse, tu aurais tant aimé vieillir, voir Bastien grandir -comme il a grandi!-tu me l'avais dit, j'y pense ce matin en étirant ma jambe raide, et dans ce matin où chante le coq, je souris au chevreuil mort d'hier, et j'aimerais, comme jadis, attendre que tu te réveilles.

samedi 3 septembre 2016

C'est encore l'été

La douceur du matin, rouler vers le marché sur les feuilles grillées des châtaigniers surpris par la chaleur, penser à toi: tu aurais acheté à nouveau des melons, je n'aime pas trop ça. On serait tombé d'accord sur la courge spaghetti, après s'être demandé si ce n'était pas un peu tôt, c'est encore l'été, n'est-ce pas? Le ciel me répond oui, puisque tu ne réponds pas. Je l'ai pourtant prise, la courge spaghetti, je la cuisinerai comme tu aimes, avec un peu de crème, une pincée de muscade, beaucoup de parmesan. Avec qui la mangerai-je? Je ne sais pas, rien ne presse, la courge spaghetti se conserve longtemps. J'ai cherché des crevettes, je n'en ai pas trouvé, la poissonnière au bras tatoué m'a dit qu'il avait fait trop chaud, pas de beurre fermier non plus, pour les mêmes raisons: il n'y a plus d'herbe dans les prés, les vaches donnent moins de lait, la Normandie est stupéfiée par le soleil, la Normandie attend la pluie qui se fait désirer. Me revient alors le souvenir de la canicule, celle qui avait tué tant de vieux, un souvenir de septembre où l'eau était tiède à Houlgate, et les pelouses comme un tapis jaune entre Cancale et Saint-Malo, où nous nous étions retrouvés un week-end. C'était l'année où des enfants pataugeaient, bronzés comme des caramels, dans ce qu'il restait de la Vérone, près du petit pont sous les noisetiers, entre Saint Martin-Saint Firmin et Saint Etienne l'Allier, nous allions nous y promener quand vous veniez, il y a longtemps déjà, tu ne viendras plus. Sans toi les saisons se dérèglent, peu de fruits cette année mais du raisin précoce. Je suis rentré avec la courge, des prunes de Jumièges, les premières pommes qui moussent quand on les compote, pour retrouver le goût des fruits.

mardi 23 août 2016

Désert de Retz

Nous aimions, dans les forêts du dimanche, passer le mur éboulé dans la domaniale, voir les ruines en ruines, marcher entre les ronciers et les lierres qui couvraient le désert de Retz. Les arbres du parc s'étaient ensauvagés, ce n'était pas le sous-bois commun, mais d'autres essences que nous connaissions mal. Surgissaient entre les houx la colonne brisée, la pyramide glacière, nous ignorions leurs noms, ce que nous savions c'était l'abandon, vanité de la vanité. Notre enfance se faufilait entre les monuments détruits, en elle s'insinuait l'intuition d'une mélancolie globale, que nous savions éloigner d'une course, d'un rire, d'une tige de chèvrefeuille. Marcher dans le désert de Retz, c'était explorer un monde perdu, le parc où vont les bêtes, comme le disait la chanson que nous fredonnions en marchant, et quelqu'un s'en souvient peut-être. C'était plus Hubert Robert que Rancé, plus aventure qu'ermitage. Je vois que tout depuis a été restauré, reconstruit, que les ruines sont proprettes, que la forêt a reculé, qu'il faut payer pour visiter, que tu n'es plus là pour chanter, et c'est en moi qu'est le désert.

lundi 22 août 2016

Vue sur les îles

Je suis retourné au Logeo avec Philippe et les enfants diner de coquillages sur le quai dans l'ombre, quand le soleil rase encore les îles du golfe. Marc était là qui s'extasiait, comme c'est beau disait-il à son fils, vois-tu comme c'est beau? On a toujours dit Le Logeo, or sur la carte, c'est Le Logéo, sur la carte le nom des îles où tu aimais à te baigner, les îles où l'on allait en bateau, les îles aux plages tranquilles, aux lapins familiers, pique-niques des soirs de juillet. Gohivan, Stibiden, tu choisissais selon le vent, l'heure, la marée, tu choisissais selon les gens lorsqu'à la saison venue, la côte débordait de vacanciers. Tu aimais diner au Logeo -tant pis pour l'accent, je reprends notre habitude- nous avons aimé y retourner, il faisait si bon ce soir là, nous avons repris pour retrouver la voiture le chemin de douaniers où nous avions marché la dernière fois d'avec toi. La nuit était plus sombre, on n'y voyait plus bien mais c'était doux de faire ces quelques pas, les belles maisons à panorama, contourner les bâtiments blancs de l'ostréiculteur, c'était comme si tu étais là. Nous vivons avec et sans toi, nous reprenons la ronde des plaisirs d'été, et dans la nuit tiède, nous préservons ta place.

jeudi 11 août 2016

Retour d'été

Je reviens de Porto où tu n'iras jamais, il y faisait très chaud, des forêts ont brûlé. On a cherché la fraîcheur, on étouffait un peu dans le vieux quartier juif, c'était dur de dormir dans les cris des goélands perchés sur les vieux toits orange et le clocher de granit. Nous avons pris le bus vers les plages de Foz do Douro, j'aime les villes où les bus vous mènent à la mer, et là en quelques pas l'air du large, la digue où se brise la houle, et les rochers partout, des rochers d'Atlantique qu'expliquent des panneaux savants sur la promenade entre les cafés, granit et gneiss est-il écrit, d'autres noms que j'ai oubliés. Regardant les criques entre les rochers où s'étalaient les taches acides des parasols, les mares où trempaient les enfants, les laminaires qu’agitaient les bouillons blancs d'une écume forcée, me sont revenus d'autres criques, d'autres rochers et d'autres draps de bain, Le Croisic en somme, l'air humide d'embruns, la peau caramel des gosses pataugeant dans les vagues, et bien sûr c'est toi qui m'est revenue. Ce n'étaient pas les mêmes arbres, mais il y avait des tamaris et ces plantes de bords de mer qui n'aiment rien tant que le sel, dont les feuilles charnues rougissent. On en avait planté au pied du muret de la maison blanche, on en replantait parfois des pourpiers après les gels de l'hiver -c'était rare mais il gelait parfois. Jusqu'au sable grossier qui m'évoquait Port-Lin, la jeune fille assise devant nous dans le bus du retour en gardait incrustés quelques grains sur l'épaule. Et c'était encore toi, tes grains de beauté, et le sable qu'on rapportait dans nos sandales jusqu'à l'entrée de la grande villa.

lundi 1 août 2016

Canapé rouge

Catherine a rapporté à maman des photos de nous, enfants, des photos en noir et blanc, des photos que je connaissais, que j'avais oubliées, nous deux sur le canapé, toi encore presque un bébé, ronde encore, pas encore déliée, moi déjà le menton tendu, nous deux en pyjamas -des pyjamas à pieds- sur le canapé cramoisi qui servirait de lit d'appoint à Villepreux dans la chambre d'amis, mais la photo date de Mulhouse et nous y sommes tout petits. Une autre photo de moi seul où je ne me reconnais pas, maman et Maryelle assurent que si, si c'est bien moi, sans doute ont-elles raison, les vieilles dames sont impérieuses pour les choses du passé, c'est donc, à les en croire, il faut les croire, ce qu'il reste de nous, des sourires d'enfants joyeux sur un canapé sombre où nous montions sur l'accoudoir pour mieux nous y laisser tomber, je ne me reconnais pas mais me souviens du canapé dont l'assise était dure, je me souviens de nos galipettes et de tes poupées alignées, sages, et de mes voitures parcourant les coussins du canapé-monde, tombant dans des ravins sombres où je les oubliais. C'est sur ce canapé rouge que nous avons attendu que le père règle notre première télévision, que nous avons été déçus: pas de manège enchanté, mais la mire grise, d'interminables interludes. Nous avons repris les poupées, les voitures dinky toys, et nous avons joué sur le canapé.