Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

mercredi 11 novembre 2015

Patinoire

En bas de la Poivrière, passait le MOB panoramique qui descendait à Montreux depuis le pays d'Enhaut. Nous longions la voie pour aller à la patinoire, car étrangement la première année de février à Château-d’Oex, nous n'avons que peu skié. On t'avait loué des patins blancs au magasin de Freddy Bach dont le nez grêlé violacé d'alcoolique nous répugnait un peu. Sur la patinoire, Madame Marguerat, avec une jupette improbable de championne soviétique, se risquait à des entrechats qui n'étaient plus de son âge et que nous trouvions ridicules, mais, enfants polis, nous n'en laissions rien voir, tournant sur la glace un peu gauches, un peu raides, pendant que sur la piste à côté des messieurs très concentrés avec des chaussures de daim aux semelles très épaisses faisaient glisser des pierres polies et balayaient vigoureusement pour infléchir leur trajectoire. C'était le moment d'introduire une pièce dans le juke box pour faire retentir une chanson de variété idiote soigneusement choisie, Michel Delpech, Claude François, les chanteurs de ces années-là, et sur la patinoire, nous glissions comme les pierres, ravis, pas en rythme, gravant de nos lames maladroites les mouvements de nos efforts. Qu'importe, nous filions vite, il faisait beau, tout semblait provenir d'une diapositive, de l'église sur la colline au téléphérique rouge qui montait vers la Braye où nous irions un jour lorsque nous serions grands. Comme c'était haut, comme c'était loin, comme il nous tardait! En attendant nous patinions et Madame Marguerat dessinait sur la glace des cercles agaçants.

mardi 3 novembre 2015

Voir la vue

Cela faisait presque vingt ans, j'avais presque oublié la Suisse. A ta mort j'ai revu Pascale, et Maryelle m'a dit que ce serait bien que j'y revienne, c'était beau où ils habitaient, que je leur avais promis, que je n'étais pas venu, qu'il fallait que je vienne maintenant que tu n'étais plus, que je voie la vue depuis le Lavaux, la vigne dorée sur les coteaux, que je vienne tant qu'il était temps, que le temps filait. Ce sont de vieilles gens maintenant que Maryelle et Jean.
Je suis allé voir la vue le lac et la famille et nous avons parlé de toi, et parlant de toi je regardais vers les montagnes -il y avait de la brume on ne les voyait pas- je me suis souvenu des pistes de la Braye, de toi dans ta combinaison, un peu raide, un peu craintive, un peu rétive à la pente, je t'ai revue skiant vers Gérignoz pour le thé de quatre heures. C'était un autre siècle. Le temps glisse sur les vieilles gens que nous devenons tous, et tous, nous perdons la vue.

samedi 17 octobre 2015

Dévaler la nuit

Toutes les heures de la nuit sont autant d'aubes où je me lève, où je remâche, me retourne où je machine je remugle, où tu reviens d'entre mes rêves pour ne rien dire mais regarder: vois, c'est ainsi que nous vivons sans, c'est ainsi que nous dormons mal.
Ta mort m'est une insomnie longue, ta mort te fait jaillir des pierres -je me lève à l'aube, et l'aube c'est chaque heure que le sommeil déserte, et je me réveille et tu me reviens, tu ne me dis rien, mais tu as des visages d'intifada, des visages feuilletés de tous les âges que tu as traversés, des visages fêlés, des visages de pierres lancées, de feuilles tombées. Je me lève à l'aube, et la pluie dans la nuit c'est toi, c'est clairement ta voix qui tombe, qui me dit depuis la tombe que mourir c'était bien trop tôt, tu ne me dis rien de nouveau, tu ne me dis rien qui vaille, tu me l'avais déjà dit, j'avais bien compris mais bon c'est quand même bon d'entendre l'ombre de ta voix me dire qu'elle déteste l'ombre. Je me lève à l'aube, je suis l'enfant inconsolable qu'on a soudain chargé de famille, toi tu tiens la poupée que le père a bourré des dollars de ses crimes, et je voudrais prendre ta main, en frère aîné, et descendre avec toi le fleuve, pas lutter, le descendre, il est des courants, il est des estuaires, des deltas peut-être où se perdre auprès de chevaux blancs au milieu des rizières, il est des échappements aux poings tatoués des étrangleurs d'oiseaux qui se prétendent fauconniers. Je me lève à l'aube, tu as des visages de bébé et de vieillarde hagarde, je te fais courir vers la berge, il y a la barque de l'ivrogne et les remous qui bouclent autour de la rame incertaine que je cramponne en espérant tenir la barre. C'est la vie qui cligne dans l’œil du hibou, c'est la vie qui luit jusque sur le crapaud, tu as des visages de madone et de pauvresse, que je ne vois plus, je ne peux plus me retourner, je t’entraîne vers l'embarcadère. 
Toutes les heures de la nuit sont autant d'aubes où tu m'appelles, et je me lève et je me penche et je veux t’entraîner, qu'importe le secret, qu'importe la poupée, il faut anticiper nos ombres et se fier au courant du fleuve qui de toujours lave les fautes, délivre du mal et sauve, parfois, les innocents.

vendredi 16 octobre 2015

Satellites

Le froid tombe en ces jours raccourcis, et les cycles repris sans toi sont comme autant de premières fois, c'est ainsi, nous y veillons semblables et différents, stupéfiés de te survivre. Altérés nous sommes ceux qui t'avons perdue, c'est une communauté douce, satellites de ton absence. Chaque souffle, les feuilles des arbres que tu n'as pas vu pousser, chaque pas les hortensias de cet été, les courges spaghettis chaque averse, les crevettes grises revenues en août, les baignades de juillet chaque insomnie, un calendrier s'ouvre, impensable sans toi, qui quotidiennement fais retour au moindre geste -car tous nos gestes te sont liés.

samedi 10 octobre 2015

Aux champignons

Octobre sans toi, c'est quoi? Les feuilles ne tomberaient pas de la même façon, les fougères ne grilleraient pas d'un coup dans des rousseurs soudaines? Les feuilles jaunissent et c'est octobre et c'est sans toi, et mes élèves ont toujours le même âge, et moi parfois le sentiment que je suis le seul vieillissant, puisque je vieillis sans toi. Octobre c'est un bon mois pour vieillir, marcher dans les bois, cueillir des champignons, des cèpes, des pieds-de-mouton, quelques girolles, des bolets bais, comme avec toi jadis dans la lumière biaise des forêts de quinze heures, mais c'est sans toi, et les images d'enfance à jamais sans partage, les chênes à coulemelles, les châtaigniers aux pieds desquels se pressaient les chanterelles cendrées jusques après les premiers gels, protégées qu'elles étaient par les feuilles dentelées et les bogues vides, trahies cependant par l'éclat safran de leurs tiges mal couvertes.
Si je retourne aux champignons avec Laurent l'ami des arbres et des bêtes, si nous retrouvons nos coins du samedi matin forêt de Montfort, c'est qu'il fait bon marcher, c'est qu'il faut bien vieillir, c'est que l'amitié fait tenir mais un rayon troue la futaie et d'un coup je ne sais pourquoi c'est octobre sans toi.

mercredi 30 septembre 2015

Nos vies martiennes

Il y a de l'eau sur Mars, l'eau de mars c'était pour moi la plus joyeuse des chansons dans le rire d'Elis, mais la NASA le dit ce jour, il y a de l'eau sur Mars et ce n'est pas le mois, et tu n'es pas là pour t'en réjouir avec moi ton frère, ma sœur martienne, puisque morte ici bas -Morte! Et il y aurait de la vie sur Mars? La vie sur Mars c'était pour moi la chanson la plus déchirante, au-delà d'un piano prétentieux et mélodramatique, le sanglot de Bowie bouffi, qui chantait la vie sur Mars alors que la vie le fuyait.
Ma sœur la morte, Bradbury dit des pensées martiennes qu'il s'agit de parenthèses shakespeariennes, de songes, de visions nocturnes rêvées avant l'aube, et que c'est un art français, d'une centaine de mots qui dit un peu de tout à propos d'un rien. Il nomme Saint-John-Perse et je ne sais pourquoi mais je pense à toi -pourquoi je ne pense qu'à toi- je le relis un peu et moi aussi j'ai des pensées martiennes.

mardi 22 septembre 2015

Ma sœur de septembre

Enfant le jour de la rentrée tombait sur ton anniversaire, coup du sort et fatalité tu te plaignais d'une galère où le bruit de la craie couvrait l'odeur des bougies roses du gâteau désenchanté. C'est ainsi que tu m’apparais, ma sœur de septembre, alors que le jour baisse sur des averses froides, tu portes une petite jupe de trousse-pète et l'épi blond qui rompt la ligne de tes cheveux courts dore comme une gerbe oubliée, une grappe au bord du Rhin, un vers tremblant d'Apollinaire. Tu portes un sous-pull synthétique, rouge vif ou blanc cassé -ce qu'on suait sous ces mailles serrées dont on couvrait alors tous les enfants modernes- et tu cours les genoux dedans sur quelque marelle de craie, et le ciel t'est promis, et tu tricotes de tes gambettes de trousse-pète une dentelle d'élastique entre deux copines aux jambes d’allumettes école Jean Rostand à la Haie-Bergerie, tu as sept ans c'est ton anniversaire et le ciel t'est promis au bout de la marelle.

mercredi 16 septembre 2015

Jigsaw

Ma sœur de septembre tu me reviens c'est étrange, par bribes, par bouts par borborygmes, et tu me reviendras toujours même si ce n'est pas mon rôle, même si c'est moi le dispersé et toi la rassembleuse, le fait est ma morte que me voilà Pénélope, mais je ne brode pas -le ravaudeur ne sait pas l'art du fil qui chante, le ravaudeur n'est pas Mathilde, le ravaudeur n'a pas collecté toutes les pièces du puzzle. Le ravaudeur ravaude, j'entends par là qu'entre les morceaux de sa peine il suture, et que suturant il renonce à l'unité de ce qu'il rassemble et sa tâche c'est de faire tenir ensemble, et son travail un manteau d'Arlequin.
Je fais ce que je peux pour ne pas tout perdre de toi, je fais à la façon des gays d'Amérique, un patchwork qui te signerait, moi qui n'avais rien compris quand John, déjà bien malade, m'avait montré à Frisco celui qui le représenterait, j'avais juste trouvé cela touchant et laid, argent et violet, la phrase en français fautive et la photo de ses trois chats, c'était hétéroclite, mais au fond c'était juste et vrai. C'est mon tour d'être sur le métier, c'est ton tour d'avoir un patchwork, mais je m'y prends en vieil européen, je ne l'étale pas en un espace mental de prairie perdue et de couvertures d’aïeules, de rêve d'orphelin lové le long du fleuve. J'arrache, je vole, je suis le temps brisé qui remonte à sa source et la source est tarie, l'instant à jamais effacé. Je scrute ce qu'il reste, quelle image, quel bruit quel chant quelle saveur me ramène à toi, je prends ces restes et je les raccommode, et les figures qu'ils forment ne te retrouvent pas mais t'évoquent et vibrent de quelque chose que je ne sais nommer, comme l'ersatz de ta présence.

lundi 14 septembre 2015

Ton anniversaire

Aujourd'hui c'est ton anniversaire, méfie-toi des anniversaires m'a dit François qui s'y connaît, lorsque je suis rentré ici après ton enterrement. Aujourd'hui tu aurais pris, c'est ainsi qu'on dit ici, cinquante et un ans. Et c'est ici que l'an passé, à Honfleur où tu es née qu'on a fêté tes cinquante ans, deux semaines après la date. Tu as couché rue Saint Léonard, dans la maison des grands parents, une très belle maison d'hôtes où Philippe avait réservé des chambres, le meilleur restaurant. Il pleuvait -comme aujourd'hui- de cette pluie grise comme le sont ici les volets et les crevettes (j'en ai acheté vendredi, elles tressautaient sur le cageot entre deux feuilles de papier noir et j'ai pensé à toi, j'ai su qu'il faudrait passer par ce jour, qu'aujourd'hui ton manque pèserait plus fort et plus fort c'est peu dire). Et sous cette pluie grise gercée par instants d'éclaircies -le ciel sur l’estuaire se bouleverse à la minute- nous avons marché sur la digue, ri du "jardin des célébrités" -quel nom! quelle idée!
C'étaient tes cinquante ans, ton dernier anniversaire, tu attendais une nouvelle thérapie, quelques mois, un sursis, cela n'a pas marché, tu aurais voulu pousser jusqu'en juin cela ne s'est pas fait. Au C.H.U. en fin d'hiver -comme il pleuvait sur Rennes, comme c'est mortel, Rennes, un mercredi de février- tu m'as dit cinquante ans c'est beaucoup trop jeune pour mourir et tu as ri un peu amère et une larme t'es venue et bien-sûr tu l'as retenue pour me sourire et bien sûr j'ai fait celui qui n'avait rien vu et j'ai dit des bonnes paroles et nous avons parlé d'enfance.

mercredi 9 septembre 2015

Aux coques

C'était une pêche à pied, des femmes, des enfants courbés. Les hommes de la famille n'allaient pas volontiers aux coques, c'était trop facile, c'était fastidieux, un jeu d'enfants, un glanage de mères patientes. La 4L de la tante s'arrêtait à Sissable, avant la seule maison au milieu des marais salants, Sissable qui sépare le Grand du Petit Traict, petit ou grand, on ne comprenait pas, les Traicts ne faisaient qu'un pour nous, sables immenses que ne venaient borner que les clochers-phares de Batz et du Croisic, la ligne de cupressus qui signalait Pen-Bron. C'était à Sissable qu'on partait aux coques en chantant A la pêche aux moules faute d'une chanson propre aux coques. Les mères distribuaient à chacun des sacs cousus dans de vieux draps, de vieux torchons, et portaient le panier de grillage et d'écorce où l'on viderait régulièrement le contenu sableux des sacs de toile.
Pêcher se méritait: il fallait traverser des plaques puantes d'algues vertes, franchir l'étier vaseux, la vase si dégoûtante et si douce qui vous remontait entre les orteils, atteindre le banc de sable où les chiures de vers semblaient autant de minuscules monts-saint-michel, au moment précis où la mer commençait à remonter. Était-ce là où l'on nous montrait la croix qui jamais n'était submergée? Si la mer montait trop, ce serait là qu'on attendrait qu'elle se décide à redescendre. Les mères nous rassuraient, ça ne montait pas si vite, nous aurions le temps de gagner la croix, nous serions saufs. Les mères nous enseignaient à nous méfier des passions: ne pas se perdre dans la pêche, bien regarder les progrès de la marée. La marée, c'était aussi notre alliée. Nous avions regardé, experts, le calendrier que Ouest-France éditait (c'était peut-être Presse-Océan, mais je ne ferai pas d'enquête), pour arriver à l'heure où attendant la mer, les coques remontent à la surface des sables. Nous mettions un point d'honneur à ne jamais creuser, nous ramassions les coques qui se donnaient, c'était Manne marine, il n'était que de se baisser, nous ramassions jusqu'à plein panier qu'on rinçait en retraversant l'étier avant de remonter, ivres de vent, rincés nous-mêmes, la peau salée. C'était à Sissable que les mères rusées fatiguaient les enfants d'azur, de sel, de sable, d'iode et de vent.