Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

mercredi 9 septembre 2015

Aux coques

C'était une pêche à pied, des femmes, des enfants courbés. Les hommes de la famille n'allaient pas volontiers aux coques, c'était trop facile, c'était fastidieux, un jeu d'enfants, un glanage de mères patientes. La 4L de la tante s'arrêtait à Sissable, avant la seule maison au milieu des marais salants, Sissable qui sépare le Grand du Petit Traict, petit ou grand, on ne comprenait pas, les Traicts ne faisaient qu'un pour nous, sables immenses que ne venaient borner que les clochers-phares de Batz et du Croisic, la ligne de cupressus qui signalait Pen-Bron. C'était à Sissable qu'on partait aux coques en chantant A la pêche aux moules faute d'une chanson propre aux coques. Les mères distribuaient à chacun des sacs cousus dans de vieux draps, de vieux torchons, et portaient le panier de grillage et d'écorce où l'on viderait régulièrement le contenu sableux des sacs de toile.
Pêcher se méritait: il fallait traverser des plaques puantes d'algues vertes, franchir l'étier vaseux, la vase si dégoûtante et si douce qui vous remontait entre les orteils, atteindre le banc de sable où les chiures de vers semblaient autant de minuscules monts-saint-michel, au moment précis où la mer commençait à remonter. Était-ce là où l'on nous montrait la croix qui jamais n'était submergée? Si la mer montait trop, ce serait là qu'on attendrait qu'elle se décide à redescendre. Les mères nous rassuraient, ça ne montait pas si vite, nous aurions le temps de gagner la croix, nous serions saufs. Les mères nous enseignaient à nous méfier des passions: ne pas se perdre dans la pêche, bien regarder les progrès de la marée. La marée, c'était aussi notre alliée. Nous avions regardé, experts, le calendrier que Ouest-France éditait (c'était peut-être Presse-Océan, mais je ne ferai pas d'enquête), pour arriver à l'heure où attendant la mer, les coques remontent à la surface des sables. Nous mettions un point d'honneur à ne jamais creuser, nous ramassions les coques qui se donnaient, c'était Manne marine, il n'était que de se baisser, nous ramassions jusqu'à plein panier qu'on rinçait en retraversant l'étier avant de remonter, ivres de vent, rincés nous-mêmes, la peau salée. C'était à Sissable que les mères rusées fatiguaient les enfants d'azur, de sel, de sable, d'iode et de vent.

dimanche 30 août 2015

Du père

Le père qui te prit dès l'enfance longtemps te tint pour sienne, ne s'en cachait pas, discourant d'un partage des enfants comme des meubles pour ce divorce dont il parla vingt ans avant de quitter maman. Tu lui appartenais, ce qu'il revendiquait comme allant de soi, et moi, tout aussi naturellement, je revenais à maman, car les garçons, prétendait-il sur le ton de l'évidence, les garçons par nature sont les aimés des mères, et les filles, forcément sont les filles de leurs pères, ça tombait sous le sens. Ça tombait sous le sang. Je ne sais s'il croyait vraiment à ces calembredaines, mais les répéter nous les asséner, dévoyer la nature et la vérité, cela donnait du corps à son fantasme, cela aussi, du moins l'espérait-il, dégradait maman à tes yeux, réduite au symétrique de sa perversion de salaud, sommée de choisir, accusée de le faire sans l'avouer franchement. 
Il se voulut ton Dieu, un petit dieu minable qui crut habiter ton désir en volant devant toi dans les magasins les jouets qui te faisaient envie. Longtemps, donc, tu n'eus plus envie de rien pour t'éviter la honte d'avoir un père voleur, par crainte qu'on l'arrête, mais plus certainement, et c'était là sans doute l'objet de sa jouissance, parce que ton désir devenait la cause de son vice, son amour te disait-il, était plus fort que la loi même, et l'envie que tu avais imprudemment formulée de je ne sais quelle figurine, jeu, poupée, ton envie plus coupable que son vol. 
Ce que je dis ici, il t'a fallu plus de trente ans pour me le raconter, car la honte, aussi, me concernait: couverte de cadeaux volés, tu voyais qu'il ne m'offrait rien, et dans la petite république du frère et de la sœur, le père pesait de tous ses dons pour briser le bien commun, et t'isoler davantage, en vain.

samedi 22 août 2015

Ford taunus Nationale 13

On roula les enfants modernes que nous fûmes dans une coccinelle où maman jure que bébé tu manquas de mourir de froid lorsqu'elle tomba en panne, en hiver, dans la Marne; tu ne la connus donc qu'à peine, la coccinelle bleu layette dont j'ai l'image à Mourmelon. On roula les enfants sages que nous étions dans une ford taunus blanche, on nous roula longtemps dedans, on a traversé la France dans la ford taunus blanche, d'est en ouest, à chaque vacances -on disait à chaque permission. On nous véhicula français dans les années 70, une théorie de 504, injection pérorait le père, diesel lorsqu'arriva la crise. On habitait près de Poissy, ce fut donc en talbot -trop tard pour la simca- qu'on convoya nos adolescences un peu boudeuses -on avait des raisons de faire la gueule. Maman n'eut jamais que des 104 dont elle maltraita avec constance la boîte de vitesses, conduisant toujours à regret, dans l'angoisse. Tu héritas de cette voiture et moi de la GS pallas du grand-père qui perdit toutes ses pièces en un an.
Et puis quoi? Ce furent des bagnoles, nos parents fumaient dedans moins qu'elles ne fumaient dehors et pourtant ils fumaient tout le temps, tout fumait en ce temps, les parents, les voitures, les usines, un nuage de particules pour ton cancer, peut-être c'est ça qui, peut-être pas, chercher la cause n'a pas de sens, du sens ici-bas il n'y a pas.
Les voitures étaient toujours sales, les routes mauvaises, et les distances plus lointaines, épuisantes, et tu vomissais dans les lacets des vaux de Vire à l'arrière de la taunus, puis encore blanche, tu chantais faux nos chansons et rondes de France, Ne pleure pas Jeannette, les routes de Louviers et de Dijon, les ponts du Nord, de Nantes, d'Avignon, de Tréguier, tous les ponts y passaient, les belles en prison, les amants à la guerre. On guettait les moulins à vent après le Lion d'Angers, la trogne du Père Magloire sur un mur près de la gare d'Evreux: nous approchions de la destination. C'étaient toujours les grands-parents au bout, avec la mer autour. On devait sentir la poussière, le tabac, la sueur aigre et le vomi, mais le bain c'était pour demain, le bain ce n'était pas si souvent, on était arrivés sales et collants mais arrivés, c'était ça l'important.

mardi 18 août 2015

Conleau

Tu aimais Conleau, c'était ton repère et ces dernières années tu saisissais les occasions d'aller sur la presqu'île quelles que soient la saison, l'heure, la raison, pourvu que le soleil donne et que chante le Golfe. Décembre à midi, matinée tiède de Toussaint au ciel changeant, tu avais acquis cet art de saisir le meilleur du temps, un café au Roof, dehors ou dedans, après avoir fait le tour de Conleau, c'est vite fait le tour de Conleau, pas fatiguant, mais toutes les lumières y passent et aucune ne t'échappait.
Je ne sais si tu t'en souviendrais, mais Conleau, enfants, nous n'aimions pas trop. Revenant du Croisic, l'eau du Golfe nous semblait bien sage, et la plage de Conleau vaseuse, et les algues au fond du bassin un peu dégoûtantes… Cette mer dans les terres s'était comme endormie et nous manquaient rochers et rouleaux, le vif de nos vacances. Nous y allions pourtant avec maman, c'était alors une promenade un peu morne, qui sentait septembre: il y avait moins de gens, et les gamins qui s'y baignaient on les plaignait un peu.
Je ne reviens jamais à Vannes sans passer à Conleau. Assis au Roof, dehors ou dedans, avec Philippe, avec Bruno, avec Laurent, nous faisons le tour des lumières qui t'évoquent et réchauffent les vivants.

samedi 15 août 2015

Ton sommeil

Tu aimais le sommeil, et tu savais le présenter à tes enfants comme un bonheur de l’existence et jamais je n'ai connu d'enfants plus prompts à réclamer et le lit et l'histoire quand l'heure était venue. Moi qui ne dors plus guère que par intermittence, j'ai toujours envié ce don que tu avais de dormir, d'endormir, de s'accorder la paix des draps, de l'offrir. La première fois que je suis venu en février au CHU, je t'ai vue assoupie par la fenêtre de ta chambre et je ne suis pas entré. J'ai attendu que tu t'éveilles et s'échappait de toi -tu te contrôlais tant, ta veille, ton qui-vive- et la petite fille et la très vieille femme que tu étais tout à la fois dans le raccourci du cancer, fragile comme les animaux de verre filé que nous achetions gamins au zoo de Vincennes, fragile et plissée, ton visage posé sur l'oreiller blanc, familier, méconnaissable, paisible cependant de ce sommeil de juste dont tu savais l'art comme personne.
Maintenant que morte tu ne dors plus, me manque ce visage qui concentrait toute ta vie, pas seulement ce qui en restait, pas seulement le signe de ta fin prochaine, mais bien toute ta vie dans ces plis, et ton cou gracile comme celui du cygne de verre acheté en juin au zoo de Vincennes il y a quarante ans déjà.

mardi 4 août 2015

Un chat noir dans le buddleia

Ce matin la lumière semble entrer de tout bord, toutes les fenêtres chantent l'été, et s'ouvre ainsi celle d'où le chat noir avait sauté pour attraper un papillon, le seul chat que nous ayons eu, tombé de la fenêtre dans l'arbre aux papillons, un buddleia aux grappes mauves dont le chat sortit comme si de rien n'était. Quel âge avions-nous? Je ne sais, une dizaine d'années sans doute, c'était à Port-Lin, c'était en juillet, ces années-là se répétaient des éternités de vacances, de pieds sableux et goudronnés, de serviettes mouillées qui claquaient au vent, de cheveux blondis et salés, de bronzage insolent. Tous les étés étaient semblables, pains de seigle aux raisins qui calaient les quatre heures, la tante rousse blottie dessous le parasol qui tricotait des pulls savants sans jamais aller se baigner, les guinées collectées dans des boites d'allumettes, les bateaux taillés dans des os de seiche, ornés de voiles de papiers. Les mats n'étaient pas bien centrés, ils chaviraient donc systématiquement, sans nous décourager: il y avait tant à faire, il y avait tant à vivre dans ces étés répétés où bientôt le chat noir manqua, mais où les papillons ne cessent de butiner.

samedi 1 août 2015

Lili aussi

Tu sais, le père part et revient dans la famille bruissante de ta mort. On y chuchote - c'est une famille qui chuchote- qu'il vit au Canada désormais, soit et qu'importe, je sais qu'il n'y trouvera pas la paix, que ce qu'il fuit, il l'emporte avec lui.
Pascale, à son tour, lui a écrit. Quelques jours après ton enterrement elle m'a demandé son adresse. J'ai regardé dans les pages jaunes, n'ai trouvé que la Salicorne, c'est là que la lettre est partie, là qu'elle restera sans réponse, il ne répond jamais, il n'a rien à répondre: on lui renvoie le mal qu'il fit, il se tait ou il nie, le nom des petites filles comme une litanie, Flavie, Claire, Pascale, Lili - puisque Lili aussi, c'est ce qui sourd de la famille, Lili aussi. La litanie est incomplète, la litanie n'en finit pas, combien d'autres inconnues, combien encore qu'étrangle le secret dont il a ceint leurs cous, combien de parties de cache-cache, combien de jardins, de buissons, combien de fois sa main sur leurs bouches? Atterré dans le matin calme, sans toi je n'ai plus que les mots j'écris j'aurais voulu qu'on parle j'écris: Flavie, Lili aussi.

vendredi 17 juillet 2015

Île Dumet, Zodiac Mark 3

C'était à peine une île, c'était à peine un fleuve, un estuaire un bien grand mot, mais c'était l'horizon de l'aventure et comme moi tu aimais le sillage du moteur Evinrude, qui cabrait le Zodiac de ses trente trois chevaux sur les vagues de l'été. Tu m'as demandé, un soir avant ta mort, d'écrire ce qui fut, ce qui t'a fait vivre, et l'ombre et la lumière m'as-tu répété ce soir-là, et l'ombre et la lumière… Si tu savais combien me hante ta commande, et comment y souscrivant je crains toujours de te trahir, car le chanteur ne peut se retourner mais se retourne et perd ce qu'il voulait garder. Cependant je m'y tiens, c'est le dernier amer, et l'île Dumet le possible soleil de l'enfance: le fort Vauban nous aurait protégé de toutes les attaques, et les goélands par flocons toujours là pour couvrir nous courses de leurs cris affolés. Reviens, nous y retournerons, nous aborderons l'île en pirates heureux, et de l'ombre du fort, nous combattrons l'ombre, et pirates heureux nous rirons de nos pillages lumineux.

mardi 7 juillet 2015

Quand même

Ce que ta mort a changé, je ne saurais le dire, quelque chose comme la saveur du monde affadie, altérée. Elle n'avait pas besoin de cela, la saveur du monde. J'y goûte encore, mais nulle joie n'est pure, nulle joie qui ne soit mêlée du chagrin de ne pouvoir la partager avec toi. La mention très bien de Thalie t'aurait tant réjouie, tu ne l'apprendras pas c'est maman qui le dit, elle aussi d'une joie fêlée. Alors je m'en réjouis pour toi, c'est une joie mêlée, c'est une joie quand même. C'est cela, ce qui a changé, ce quand même qui se dépose sur toute chose, car il n'est pas de chose qui, dans l'insomnie des nuits ne me ramène à toi. Ce quand même, cet effort pour être désormais, et si possible heureux et si possible en paix, c'est le drôle de lot que tu m'as laissé.

dimanche 5 juillet 2015

Mordre la pomme

Il y eut un été vert et mauve, de granny smith et de robes indiennes, où tu te trouvas moche et grosse en dépit de l'évidence, où tu ne t'aimas pas. Tu avais seize ans et, cet été-là, tu portas ces robes sacs, de larges chemises, et tu mordais dans ces pommes acidulées. Il te fallait des salades, des haricots verts, je ne comprenais pas, moi qui n'étais que maigreur dévorante, nul n'a compris, mais maman inquiète t'a préparé ce que tu voulais, et ce furent fruits, légumes, verdure et crudités qui me faisaient râler, moi qui mangeais tant, moi qui brûlais tout. On ne savait pas, on ne voyait pas, ton corps empaqueté, la presque anorexie, il aura fallu des années pour rabouter les signes de ta souffrance, ce que tu signifiais, la honte de ta chair, il aura fallu des années pour en faire émerger le père que tu tentais de dégoûter en te dégoûtant de toi-même. Tu le mordais en croquant dans les pommes vertes, tu t'en gardais dans ces sacs de toile indienne qui flottaient informes et mauves au large de ton corps meurtri.