Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

dimanche 27 juillet 2014

L'incendiaire

Celui qui alluma le feu, le voulait-il, le savait-il? Les champs brûlés sont plus fertiles disaient les frotteurs d'allumettes, ces bons gros gars aux yeux bleus qui regardaient fiévreux les filles.
Celui qui battit le briquet, voulut-il déclarer sa flamme, et femme qui le battit froid, savait-elle qu'on n'éteint pas la braise sous la cendre, le feu couve en-deçà, la lame qu'on rengaine n'en perdra pas son fil.
Comment a-t-il mordu le pré, comment le blé a-t-il fait torche, tourbe dessous, foudre tombée, comment le feu s'est ingénié nul ne le sait, pas plus celui qui l'a bouté que celui qui l'a combattu.
L'incendiaire au bras tremblant se tient aux côtés des pompiers. Comme eux, il bande et déroule la lance, mais l'eau versée c'est en pure perte, il voit son désir partir en fumée, vapeur, suie sperme tout ensemble.
Et voilà que brûle la première maison. C'était un hôtel borgne et les filles hurlent qui sautent des étages et se brisent près du brasier. Puis c'est la grange et du grenier, le feu vole jusqu'à l'église dont crépitent les pans de bois, et dieu s'y carbonise et l'incendiaire dit: "Seigneur, je ne le voulais pas."

dimanche 1 juin 2014

Se vautrer

Il n'y aura -il faut le dire ainsi, il faut restreindre à la façon des pauvres- il n'y aura plus que des listes de manques, et nous tuerons pour des mots creux, pour des objets sans objet, et nous ne jouirons plus d'embrasser ni d'étreindre, car entre nos bras rien, ni chair ni peau ni cuir ni poil ni cheveux ni dents: pauvre c'est embrasser du vent, pauvre c'est respirer son propre vide.
Nous serons tous pauvres, pas de la belle pauvreté de l'évangile -dieu aussi c'est du vent- nous serons tous pauvres de l'épuisement du monde, d'avoir fouillé les champs retourné des forêts de nos groins tièdes pour quelques truffes, pour quelques traces, pour le souvenir d'une odeur. Nous sommes les sangliers sales, les porcs mélancoliques à la bauge asséchée.

lundi 26 mai 2014

A mi-pente

La maison je l'ai prise à mi-pente, pour avoir le temps d'observer l'eau monter, voir venir, les gens descendre, les enfants remonter, les pierres rouler les jours d'orage, voir tomber, regarder le temps s'écouler.
Bien-sûr, à mi-pente, je cherchais l'équilibre, la vieille maison pour demeurer, demeurer j'entends par-là le fol espoir que l'heure s'arrête de tourner, l'eau de verser par la chaussée, le gravier de dévaler, le fol espoir qu'à mi-pente le temps cesse de serpenter et se tienne immobile et moi à ses côtés. Hors l'histoire l'espoir fou que la course se fige, qu'en suspens nous tenions dans un monde apaisé. Mais l'espoir fou a pris la pente, et l'élan l'a emporté.

samedi 24 mai 2014

Inversion du Gulf Stream

Alors, quand l'hiver frappa -nous n'aurions jamais cru qu'il pût frapper ici, nous n'étions pas prêts, l'est-on jamais dans la pluie de l'ouest, l'embu du brouillard sur la vallée? Stupéfaits, nous sommes devenus sourds au monde, et cette lumière grise de neige, ce silence comme un bâillon que seuls crevaient les cris des arbres déchirés, nous ont réveillé, nous ont engourdi.
Nous n'avions ni les vêtements ni les chaussures, alors il a fallu rester dans la maison, regarder les traces disparaître, les reliefs se gommer, compter sur les provisions puisque nos pas étaient comptés, puisque nos pas s'effaçaient, pousser la chaudière à fond, regarder la jauge de fioul, glisser jusqu'en bas de la place chercher le pain comme un trappeur des peaux. Le bocage, c'était les Vosges, une métamorphose ronde, qu'arrondissait encore au loin l'estompage des formes. On vit un sanglier perdu dans le village. Bientôt, ce serait le temps des ours, des lynx, des loups et des pièges d'or. C'était un peu gros d'y rêver mais la neige glaçant nos bottes de caoutchouc, ces rêves bleuissaient nos pieds.

Scène avec porte et carrelage jaune

Puis j'ai fermé la porte et j'ai compté les carreaux jaunes sur le sol. Lorsque j'eus fini de compter, les pierres avaient creusé la route dans le roulement de l'orage. Un autre temps s'ouvrait, je l'ai vu au regard des jeunes gens qui se mesuraient sur la place, aux arbres couchés sur l'asphalte écorché. Ainsi, c'en était fini des enchantements, le monde s'était rétréci, et tout désormais serait épreuve et combat. J'ai laissé la porte ouverte, mais le temps s'est fermé sur moi.

jeudi 10 avril 2014

Sourd, il écoute.

Tu t'appelles Alexis, tu me tends un micro. Je ne comprends pas, elle m'explique: tu es sourd profond, dit-elle. Tu veux m'entendre parler de Didon et d'Enée. je passe le cordon au fermoir aimanté. Je commence, et Virgile et Purcell, et les sorcières, et les belles abandonnées, et les palais enchantés, et les grottes affreuses. Je parle à tous, je ne parle qu'à toi. Tu me regardes et tu approuves, concentré comme on ne l'est pas. Et lorsque la musique est là, que Jessye Norman chante When I am down in earth, plus Reine de Saba que reine de Carthage, il me semble alors que le micro s'est inversé et c'est moi qui vibre au rythme de ton vertige et de tes yeux écarquillés.

vendredi 4 avril 2014

L'emporté

Nous ne savions pas que le vent viendrait, et que d'un souffle, il emporterait la maison, les livres, les petits cochons. Nous étions jeunes et nous nous donnions à la nuit, nous avions arraché les manches de nos chemises à carreaux, et jamais nous ne demandions le nom de qui osait l'étreinte et le baiser. Nos vies suintantes dans la fumée des bars se tenaient au comptoir où nous guettions l'entrée d'un christ avantageux. C'est le vent qui s'est engouffré, et nos mirages évanouis, et les livres effeuillés, et les petits cochons envolés sans qu'on puisse crier au loup.

samedi 22 mars 2014

Trois vieillards

J'aime les vieillards indésirables qui contemplent mélancoliques la beauté des jeunes gens dans les villes lentes du sud. A Lisbonne, à Rome, sur le port d'Alexandrie, ils s'attablent dans des cafés et attendent que le temps passe. Peut-être voudraient-ils être aimés des jeunes gens, peut-être ils font tinter la monnaie dans leur poche, rêvant d'un improbable satori. Ou, plus simplement, ils leur diraient aux jeunes gens, qu'il faut se hâter d'aimer quand il est temps, mais quelque chose les retient. Qui sont-ils, pour ainsi prétendre donner leçon, qui sont-ils Sandro, Fernando, Constantin assis le journal à la main à voir passer les gens? Ils ont laissé passer l'instant, ils ont vu se refermer sur eux les possibles et baisser le soleil. Alors, à l'ombre des cafés tranquilles, aux fond des villes lentes du sud, ils se taisent et regardent les jeunes gens.

jeudi 20 mars 2014

Verger pour Ritsos

Et, devant le mur recommencé, c'est à l'intérieur de lui qu'il plantait des arbres, et le mur qui le séparait des hommes il se le figurait face à la mer, et derrière il plantait des arbres, à l'abri des vents du large et des colères des dieux, des arbres dont les fruits mûrissaient plus vite à la chaleur des vieilles pierres. Il lui semblait au comble de son rêve, jouir du jus noir des cerises, du sucre mauve des figues granuleuses. Et, dans la grande misère de ces années de Grèce grise, rêver c'était agir, c'était écrire aussi. La nuit à pierre fendre, il se réchauffait des vers d'Aragon.

Sous les eucalyptus

Il faudrait, dit-elle, regardant l'averse de lumière au travers des eucalyptus, il faudrait venir là compter les taches blanches sur les troncs, il faudrait se coucher sur les copeaux d'écorce chaude, être à son tour ocelot changeant, félin solaire. Elle retourne à la rive où son passage fait plonger crapauds et tortues d'eau dont la nage ride d'autres reflets la peau sombre du lac.