Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

dimanche 2 septembre 2012

Le vent d'été

Au bout du corridor, les chambres des enfants. Maison de bruit, de courants d’air, portes battues et courses de sandales. Une horde d’enfants qu’il fallait contenir, puisque c’était le temps des vacances communes, une théorie de cousins, de parents, une grand-mère levée tôt, des repas à heures fixes sur la table Henri II dont les rallonges semblaient n’avoir pas de limites. Il faudrait vous nommer, enfants, mais pour l’heure vous m’êtes masse indistincte, masse non, élan pur d’énergie, vous êtes les infatigables, ceux que rien ne crève, ni les agrès du club de gymnastique, ni les pêches dans les rochers, ni la nage dans l’eau froide pourvu que sous le parasol une mère attende, le panier plein de tranches de pain et de carrés de chocolat. Un temps d’avant l’individu, d’avant que ne poussent les seins aux filles, le duvet aux garçons. Un temps d’avant la fuite et les désirs, sous un soleil donné comme évidence. Vous me revenez, hordes d’enfants bronzés, cuivrés, roux, blonds, châtains au plus sombre, vous me revenez en courant, mais je n’ai pas le temps de vous saisir que déjà il ne reste plus de vous que le sable que vous rapportez, des traces de pas mouillés sur l’escalier de la cuisine, des draps de bains qui sèchent au nord, claquant au vent. On vous retrouve dans le jardin grillé par la mer, grimpant dans les cupressus, on entend vos cris surgir des fusains dorés que les tempêtes ont taillés, blottis derrière les murs de pierre, émergeant à peine, rusant pour malgré tout s’élever. Sous leur ombrage, chat perché et balle au chasseur. C’est un lieu où les ballons ne durent pas, où les volants échappent aux raquettes, et les cheveux aux peignes. Les courants d’air, le vent, la course des enfants.

mardi 5 juin 2012

dimanche

Il pleuvait sur les aubes et Brionne se grisait au porche de l'église et les pavés plus gris penchaient vers vers la rivière où passaient des cygnes plus blancs que les capelines des communiantes. Il pleuvait fin sur les étals au marché où la bruine faisait luire les légumes et les poissons rafraichis hors l’œil terne. Il pleuvait doux, il pleuvait dru, dimanche de juin, le marché, le crachin la mucreur, vivre sous le ciel gris debout sur le ciel bas.

mercredi 18 avril 2012

La peau des pauvres

Quelque chose dans le visage des gens m’a intimé ça : il faut que tu changes, il faut que tu changes, ces gens de la braderie ton manteau d’aujourd’hui ne saurait les couvrir ces gens qui aiment Johnny et qui boivent de la bière dans des gobelets de plastique rue Thiers ces gens qui n’ont la tête d’aucun métier ceux qu’on accuse de voter le Pen, ces gens qui ne votent pas, dont les dents de devant manquent, qui font beaucoup d’enfants sales qui courent en faux survêtements adidas, il faut pouvoir les dire il faut aller les voir manger avec eux pralins et chichis c’est à la braderie de Bernay c’est à la foire à Lieurey le 11 novembre, où l’on couronne le plus gros mangeur de harengs (parfois c’est le même homme qui, la semaine précédente, a remporté le prix du plus gros mangeur de tartes aux pommes à Cormeilles) mais en novembre ils portent des polaires et les mères obèses à la peau très blanche des caleçons d’il y a dix ans. c’est plus déprimant, la peau des pauvres qui déjà se prépare au froid. La très blanche peau des pauvres d'ici, les yeux très bleus un peu saignants sur les côtés: Ici quand on est pauvre, on vient toujours d'avoir pleuré.

jeudi 15 septembre 2011

L'oeil crevé d'un peintre

Tu peux dire ce qui te chante, c’est sur moi qu’il pleut. Quand le vin se décante, c’est sûr qu’on y voit mieux. Mais mieux y voir c’est sans l’ivresse. Le monde désenchanté, le corps d’un danseur estropié, l’œil crevé d’un peintre. Nous courons dans la pente, l’affolant courant de la perte nous emporte, enfants rageurs, vieillards plissés d’amertume, cohorte se hâtant d’épouser la tempête, de jouir dans l’ouragan pour mourir vite ou vivre sans.

vendredi 8 juillet 2011

Casablanquer 1

C'est ici, c'est le chaos, les tôles encastrées des bagnoles qui bombent, c'est le chaos, c'est ici que carambolent les taxis rouges qui sourient de leur plaie de rouille. Je crie ma peur sur la chaussée : il y naît un œuf d'ombre (nombre neuf) et la colombe noire troue d'un bec acéré le calcaire du capot d'où rien ne sort qu'un manque. Je casablanque, je casacrève, père, veuf et quasi orphelin, solitaire de mon enfant mort, je regarde la ville ricaner ses mendiants, couronner de princes en haillons le tas de mes ordures. Je sais que sa mère a vendu ses yeux, je sais que sa mère lui a crevé les tympans. Je casablanque, je casacours entre les lacis d'une médina qui s'effrite et l'orgueil enfumé d'immeubles dont les formes rêvent à Caracas, entre les serpentages des tuyaux bricolés et le regret quadrillé des colonies rationalistes –le nom du vieux Lyautey inscrit partout comme un tatouage– entre la cathédrale de béton blanc et la grande Mosquée dont le marbre bientôt flottera sur la mer, entre les arbres arrachés pour tracer de nouveaux encombres et les belles allées courbes qui s'ornent de villas, ma bouche cafardeuse croque l'insecte qui luit de ses élytres, humide des nuages que charrie l'Atlantique : je veux vivre la tension des choses, je veux dire la contradiction, la douceur des zelliges et des ailes de corbeaux. Mais si je souris aux gueux, ils laissent tomber leurs dents pour ne pas regretter ce qu'ils ne peuvent acheter. Entre la main de l'amputé, le sourire d'or de Fatimah, l'adolescente brune dont l'œil biche ainsi qu'une cuisse de pute enduite de blanc d'œuf et la corniche rouge qui prostitue des enfants maigres (comme mon genoux osseux dont la peau s'orne de paysages) façonnés par les coups, dont les lèvres sont cicatrices, je me couche épuisé. Je casablanque quand d'autres caracolent et je regarde ma gueule empirer chaque jour, toujours méconnaissable et blême, mauvaise glaise pétrie par les nuits casablancaises.

dimanche 8 mai 2011

L'armée des ombres

Bien après la guerre, quand bien même on disait qu'il s'était remis, je sais pour l'avoir vu qu'il écoutait Londres, en catimini, que sa dent creuse résonnait d'Anglais : il restait des heures la bouche ouverte, dans l'espoir du D. Day.
Il lisait tous les livres, et rogues ses lettres protestaient d'une vérité vaine, tançant les auteurs, ces faiseurs de contes : "Vous n'avez pu, Colonel R. , vous trouver en janvier parachuté dans le Beaujolais ; jamais il n'y eut de peupliers pour border la Nationale que vous prétendez avoir traversée…"
Je l'aime bien, mais il se tait depuis qu'un jour d'élections il a voulu prévenir les gendarmes que les assassins de Jean Moulin, les traîtres de la France Libre avaient repris les armes, qu'un général (à la retraite) allait assassiner celui qui n'était pas encore Président de la République. On ne l'a pas cru, cela ne s'est pas fait, il passé quelques semaines en clinique.
Il a compris de quel complot il était victime. Impuissant quant à ce qui se trame, il me prévient dès que sa femme quitte la pièce : attention, ils sont là, partout, ils nous guettent. Ils ont gagné dans l'ombre. Il faut faire semblant, comme si de rien n'était. Je sais qu'il a raison, et je lui reverse un whisky.

mercredi 20 avril 2011

Casablanquer 8

Dans Casa son appartement, dans le salon le coin qui lui sert d'accroupissoir les soirs où Casa l'insupporte, lorsque la nuit s'égoutte et qu'il guette ses larmes pour s'autoriser, morne, le calmant qu'il désire : Casa l'a cassé. S'abrutir. La paix. Il rêve de l'aile imbécile, du bonheur des pierres.

dimanche 17 avril 2011

Feue la mitoyenne

Madame M, ma mitoyenne, m’avait accroché dans la rue, des confidences, elle s’était approchée pour me dire de sa voix de Mistinguett, vous savez pas, z-avez pas vu, la vieille en face, la vieille voisine, elle a tué son chien ! – Non ? –Si ! Quand il faisait si froid, elle l’a laissé dehors, trois jours à moins dix, il en a crevé, faut être marteau, faut être pas bien, la vieille en face elle est pas finie, hein ? Mais j’ai porté plainte, ça se passera pas comme ça, j’ai téléphoné à la SPA, il y a eu une enquête, c’est sa fille qui l’a enterré, c’est dégueulasse, on traite pas les chiens comme ça. Mais je lui dirai, à la vieille d’en face, faut pas rester ici, j’vais y faire peur, lui dire, parce que c’est vrai, votre maison, elle est maudite, cinq fois vendue en moins de six ans, le cancer de l’ancienne voisine elle qui n’avait pas quarante ans, votre maison faut la quitter, et le chien mort… je serais vous je déménagerais, ça je vais lui dire !
Elle m’avait mis deux coups de coude, comme à un vieux pote, elle rigolait de sa niche, l’idée de harceler plus vieille qu’elle la réjouissait, harceler de plein droit, pensez ! c’est pas souvent. Et bien-sûr elle ne l'a pas fait.
C'était avant, quand elle trottait, ses cheveux rouges de fille au vent, avant la fracture du col les béquilles, la rééducation. Après ce ne fut plus qu'un trottinement, elle derrière plus que devant. La R 12 sortait moins souvent. Puis ce fut la seconde fracture (elle prenait des bains,forcément! ricana la boulangère).
C'était février, j'étais en vacances. Quand je suis revenu, j'ai su. Le fusil de chasse du compagnon, la décharge de chevrotine (Elle n'aurait plus marché, de toute façon, dixit la boulangère).
Au cimetière, sa tombe, laïque, présente son suicide avec respect: on y lit, touché, l'effort des enfants pour comprendre ma courageuse mitoyenne.

vendredi 8 avril 2011

Chronique 5

Juin ce sera pour plus tard j'entends là
promesse de lin plus bleu que ciel d'estuaire
sables renouvelés que la marée révèle.

J'attends - patience seule leçon qui vaille-
pour bientôt ces soirs sans mesure où l'on verra le rayon vert
- et les yeux de Marie Rivière !-

Pour l'heure, elle est chaude notre heure de mai
heureuse de notre regard
elle nous promet claire comme carafe d'eau
goût de fraise et blancheur au matin quand ta main prend la mienne
et que dort le désir jusqu'au feu de Saint Jean.

Pour l'heure j'ouvre la chambre au vent
j'échange nos odeurs contre l'odeur de l'herbe et de la terre humide
et l'on accepte cet échange et la poussière de mon plancher
théorie d'étoiles domestiques s'envole le matin
étincelle sous le soleil - bientôt juin dit-elle bientôt juin!-

Patience!
Présence.

Et les poussières au vent d'incendier le matin où nous sommes.
Notre regard invente un paysage où n'étant pas,
nous pourrons aller.

dimanche 3 avril 2011

La vue sur les arbres

C’est bien ici, avec la vue sur les arbres. Tu manges à la cuillère ? Ils interdisent les couteaux ? On espère que les arbres, tu les regarderas ployer sous le vent, que tu pourras sortir dans le parc, que tu pourras parler aux gens. On veut que tu mènes une vie normale, une vie presque comme avant. Des mots moins balbutiés, on sait ce que c'est, prends tes médicaments. Un regard avec quelque chose dedans. Un regard qui regarde les arbres, et pas en dedans.