Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

mardi 30 novembre 2010

Tropisme

Ils voudraient se dire qu’ils n’ont pas changé, mais ce serait mentir, les rides elles sont là, et le ventre aussi, jusqu’aux yeux qui sont usés. Ils ne se retrouvent pas, on ne se retrouve jamais, il a oublié jusqu’au nom des enfants, jusqu’à leur nombre, il demande des nouvelles de cette femme qu’il a toujours trouvé stupide, et voilà tout va bien, pas de nouvelles. Des dents, des cheveux en moins. Trois garçons ? – Putain ! Pas d’enfants pour lui. Toujours seul ? Non pas seul. Mais pas d’enfants alors pas de questions possibles. Changé de voiture ? Deux fois déjà depuis quatre ans. Quatre ans déjà ? Qui le croirait ? Tu ne vieillis pas. Il vieillit. La voiture, cossue, en témoigne. Ca m’a fait plaisir, il faudra venir, viens dîner un soir, on est très pris mais viens dîner, elle a fait des progrès c’est devenu très bon, tu m’appelles, hein, on t’attend, hein, t’oublies pas, ça m’a fait plaisir, tu n’as pas changé.

samedi 27 novembre 2010

Confident des escales

On rêvait de Dantzig, de neige sur la Baltique, on n’allait même pas jusqu’à Brest, on trouvait ça laid, la reconstruction, on râlait contre le crachin. On osait à peine Lorient, les marins avaient des noms ordinaires, du genre Gérard Le Gall, mais je les trouvais beaux même quand ils chantaient faux, même quand ils s’étalaient à la dix-neuvième bière (c’était un seuil psychologique), je croyais respirer l’aventure et c’était le plus souvent seulement du vomi…
Il a fallu vérifier la rouille des cargos, boire des cafés au local de la CGT, porter de quoi manger à des marins ukrainiens oubliés par leur armateur. « Toutes les putains, je les aime, toutes les putains tu m’entends, elles ont tôt le matin, et je paye cher pour le matin, ça gagne plus, faire marin, toutes les putains elles ont le sourire de ma mère ». Des nuits aux Sea Men’s Clubs qui sont toujours les mêmes, les nuits comme les clubs, et vos histoires aussi, et vos mains tachées, et vos jeans de contrefaçon, et j’ai vieilli à vous écouter, et toutes les mauvaises bières ont la même fadeur, et à vous écouter, marins usés, épaves de vous-mêmes, j’ai sous mon tee-shirt le même ventre que vous, dans mes yeux la même fatigue, moi qui pourtant n’ai jamais quitté le quai.

vendredi 26 novembre 2010

Trêve

Il reste encore à injurier le monde, et le poing qu’on serre il pourrait servir à cela même qui nous répugne, et la violence n’être plus seulement signe, et les saignements qui nous atterrent attester tout au moins que ce qui fut donné le fut vraiment, sans triche, comme dans ces cours d’école où l’on se battait pour de vrai lorsqu’on avait trop mal, pour de faux quand on voulait jouir de l’odeur des autres et rire avec eux du petit théâtre des peaux frottées.
On pourrait faire mal à son tour, on pourrait cogner dur, on aurait des chances de gagner, puisqu’à force et sans joie, dans la patience des plaies, on sait attendre, on sait rendre.
Or certains soirs, c’est la fatigue qui l’emporte, et les sourires duplices on décide d’en être dupe, que les cons demeurent ce qu’ils sont… Surtout qu’au moment précis où l’on allait partir en guerre, le bras de l’aimé nous retient, d’une douceur toujours miraculeuse, et voilà le combat différé, et voilà que l’amour des hommes s’éloigne de Lacédémone, et voilà que je t’aime, et j’aime mieux ça.

mercredi 24 novembre 2010

Catabase

Les morts nous habitent, leurs mots nous possèdent et nous n'y pouvons rien. Place alors, aux âmes, aux mânes, aux ombres que notre bouche abrite, ayons le cœur gros de leurs vies effacées, et leurs paroles trahies, leurs serments dépassés, faisons-les nôtres, car leurs passions valent celles qui nous animent : cela nous pouvons l'entendre, quand bien même nous ne reconnaissons plus le goût de leurs pensées-poussières.
Je n'ai pas le choix. Je parle la langue des morts, je traverse pieds nus les braises du désir. Aïeux, je vous tiens dans mon ventre, mon plexus est grave de toutes les crampes de l'histoire. Aïeux, je vous parle, vous êtes langue à mon discours, j'attends de vous pour cet effort un nom d'avant le nom du père, un nom comme un berceau où couler mon amour. Je vous bois, aïeux, vous m'êtes vin nécessaire, les soirs amers dont je suis la Pythie fourbue.

mardi 23 novembre 2010

Ut pictura poesis

Rien n’est dis-tu jaune comme la chaise de Van Gogh —et sans doute, tu as raison.
Mais tout jusqu’au coquelicot (qui cousine avec le pavot) peut prétendre au liseron jaune de Valente —c’est indiscutable.

lundi 22 novembre 2010

Le sens du retour

Il faudrait que ce soit lui qui te revienne : on les connaît les histoires, on les a chantées, les rengaines, paraboles et Sylvestrik ; sur la grève de Saint-Michel, il pleurerait, le vieux bonhomme, et je ne veux rien savoir des filles qui chanteraient la chanson de son fils. Tu aimerais sans doute qu'on se fonde dans les légendes, tu aimerais, c'est sûr, fondre en larmes en public, mais il te prévient, il a les yeux secs. Les larmes il se les garde qui lui permettent de voir clair.
Je te propose une autre issue : il revient en effet. Il a vaincu le monstre au fond du labyrinthe. Aucune fille ne chante son nom, mais Ariane abandonnée se lamente et l'agonit d'injures. Le vieux qui n'en peut plus d'attendre n'arpentera pas la grève, mais grimpe au promontoire, pour scruter les lointains, crier sa joie, hurler son deuil, selon la couleur de la voile. Or on l'a laissée noire. Le père se précipite, que le fils, de ses yeux couleur d'huître, regarde tomber droit comme pierre dans la mer où se noie son nom.

dimanche 21 novembre 2010

Odile

On avait discuté, la veille, savoir si on paierait le taxi à Odile, on lui payait déjà le train, la gare ce n'était pas si loin, le chemin joli, le joli chemin, l'air de la mer, ça lui ferait plaisir de marcher, ça lui ferait du bien l'air marin. Comme bagage, elle ne prend quasi rien, pas besoin de grand chose Odile, contente de peu, heureuse d'un rien, son sac il ne pèserait pas lourd, marcher ça ne la fatiguerait pas, tu vois, le mieux c'est l'ennemi du bien, on la gênerait en payant ça. De la gare à la villa, elle regardera les jardins, elle aime ces jardins-là qui n'ont l'air de rien, allées de sable, vilains nains, elle avait un chat de faïence, Odile, sur le toit de sa maison. Chalons, ça fait loin… C'était la vie d'avant, Odile dans son jardin, et Jean-Paul encore souriant. Maintenant qu'elle n'a plus rien, ni Jean-Paul, ni maison, ni chat, qu'elle n'est plus alourdie par rien, c'est sûr qu'elle marchera, Odile, de la gare jusqu'à la villa.

samedi 20 novembre 2010

Le matin vient trop tôt

Les amants reposés balbutient leurs noms dans les nuits de juin, leurs vêtements oubliés disent le chemin dans la maison, désir et déraison, leurs vêtements froissés comme coquelicots donnent sens au désordre et le goût de leurs peaux le voilà gravé pour toujours - un parfum mieux qu'un tatouage, des saveurs qui valent une enfance. Dans leur bouche le goût des jardins, sur leurs cuisses les griffures des ronces. Endormis les amants se posent, leurs mains s'apaisent il faut les laisser respirer. Les draps racontent leur histoire, elle est facile à deviner. Leurs souffles s'inventent un langage où parlent tour à tour le besoin de dormir, le désir de recommencer. Dans les nuits de juin, souvent, c'est au désir de décider. Le matin vient trop tôt. Leurs peaux déshabillées inventent des figures pour tromper le jour, éloigner les bruits de la ville de leur sommeil électrisé.

vendredi 19 novembre 2010

En forêt

Il en connaît toutes les allées, toutes les futaies, les parkings à putes, les coins à champignons. Les rythmes des arbres et ceux de la semaine : les ronciers où nichent les grives, les mares gelées de février où sont fichées les branches noires, la lisière à coulemelles, il sait où aller, où être. Il observe les filles qui tapinent dans les camionnettes, les pédés dans l'allée d'Achères, ou derrière la piscine.
Le week-end, c'est promenade en famille, dans les mêmes lieux. C'est cueillette en famille, leçon de choses, le père et ses enfants, c'est tableau de Greuze. Des coureurs traversent les sentiers. Il y a des odeurs de pique nique. Les breaks chargés de vélos se garent aux places où les putes attendaient. Il sort le panier, il sait où sont les cèpes, il évite aux enfants la vue les capotes. La famille ne rentre jamais bredouille.
Un jour de janvier, un samedi gris, c'est promenade en famille, digestion du père, course des enfants. Ils courent, puisque tous les enfants courent, ils courent le frère et la sœur, et s'arrêtent pile devant un vagabond qui dort. Le père qui connaissait tous les secrets de la forêt, le père qui ne se perdait jamais, le voilà qui nous entraîne loin du dormeur –un dormeur gris est un dormeur mort– nous ramène à la voiture, nous y laisse et repart, reconnaître le secret, connaître ce qu'il ignorait, pendant que nos cœurs paniquent. Ce fut notre premier cadavre.

jeudi 18 novembre 2010

La gloire de mon père, 2

Je suis le fils d'un menteur kaki, d'un bûcheron sanglant, puisqu'il y eut corvées de bois, d'un assassin convaincu qui tua jusque pendant les trêves. Vous trouverez son nom sanglant dans bien des archives, et j'imagine des bouches meurtries qui ne sauraient le prononcer sans horreur. Ce sous-lieutenant maigre à la brosse blond roux, c'est lui qui parle arabe et qui hait les arabes, c'est lui qui fusille les bergers qu'il habille en fellouzes, c'est lui qui parle doucement aux petites filles dont peut-être il a tué les pères, il leur promet des écoles, il leur dit qu'elles sont jolies, qu'il y aura des poupées, qu'il leur apprendra la vie, à écrire en français. Peut-être il caresse leurs cheveux, peut-être il hume l'odeur du henné.
Il a gardé, longtemps, les preuves : j'ai vu les photos, il les a montrées, un dimanche, au pousse-café. Je me souviens des yeux ouverts des fusillés (dans le dos), je peux dire que je me souviens, moi qui n'étais pas né, je peux dire que ces officiers qui s'échinent à oublier, ce sont des salauds. Je revois ces corps abattus dans les brèches de la frontière électrique. J'entends mon père aviné dire qu'il a gagné la guerre, qu'on a perdu la paix, je l'entends débiter toutes les conneries du monde, et je me vois mourir de honte, mais ce n'est pas grave, on ne meurt pas de honte, du moins pas de cette mort-là qui tordit la bouche des cadavres sur les photos qu'un dimanche, en famille, mon père a ressorties.