Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

jeudi 14 octobre 2010

Une vision

La vision que j’ai de toi, celle que je garde au secret, s’insinue et me hante jusqu’au creux de mon lit qu’elle réchauffe. Une vision insaisissable, qui chatoie puis s’évanouit dans l’illusion d’un brasier ; la vision d’une vision, qui me garde des terreurs d’enfant la nuit, et ce tant que mon amour tiendra contre la marée des saisons.
J’ignore où tu finis comme j’ignore où je commence, c’est tout simple, tu entres en moi, tu m’ouvres, tu romps les digues de la mémoire : je me souviens m’être éveillé entre tes bras, je me souviens m’être perdu pour découvrir que tu m’avais trouvé, dans notre amour qui se tenait contre la marée des saisons.
Sois mon enfant, sois mon amant, avale-moi dans ton gant de feu, prends ma langue et mon tourment, prends ma main, tiens-la serrée. Laisse-moi vivre dans ta vie, puisque avec toi tout prend sens, laisse-moi mourir dans tes bras, ainsi la vision ne disparaîtra pas dans la marée des saisons où mon amour tient bon.

mercredi 13 octobre 2010

Bordures 2

Elles ont des maillots de satin, elles portent des shorts en lycra, elles montrent des jambes interminables à l’orée des allées. Les camionnettes devaient coûter trop cher : il est patent que les nouvelles filles baisent dehors, et qu’ainsi elles baiseront l’hiver les lèvres gercées par le gel parmi la rouille des ronciers. D’où venez vous, hétaïres à cent sous ? On croit lire sur vos visages entrevus le temps d’un feu rouge, forêt de Saint-Germain, des masques andins, mais on peut se tromper, on ne prend pas le temps de s’assurer, de quel réseau dépendez vous, Colombiennes au bustier lacé, trébuchant dans le sous-bois sur des talons incongrus, grues offertes aux phares, qui dès le matin nouez aux branches basses de la lisière des sacs de plastique blanc comme jadis rouges luisaient les lanternes aux maisons ? On peine à vous deviner une histoire, mais ne doutez pas qu’on la cherche, et que les sacs noués sur les branches en balise de votre commerce, on en respecte la grammaire, tant vos malheurs y sont écrits, quand le sac veut bien se gonfler de vent.

lundi 11 octobre 2010

Un cendrier en 59

Il est rentré changé. Longtemps, il a hurlé la nuit, rêvé des corps abattus, des camarades émasculés, c'est bien le moins lorsqu'on a tué, qu'on n'en est pas mort. Il avait changé, son regard s'absentant elle voulait croire à son remords mais non rien là non plus, à peine le regret d'avoir perdu. Perdu la paix, gagné la guerre, il rajoutait. Les soirs de murge, il croyait mâcher ses propres couilles.
Il est rentré changé, plus maigre, plus tranchant, le scorbut aux gencives. Il tient sa femme à distance, qui ne mesure pas ses crimes, qui ne mesurera jamais ; elle sourit dans l'aveuglement d'un soleil vertical. Lui si maigre que sans ombre. Elle ne se méfie pas de lui, convient qu'il a changé. Elle avait accepté les morpions comme le reste, ils s'étaient rasé le sexe, enduits de pommade au mercure, ils avaient brûlé les poils dans un cendrier. Aventure coloniale. Elle avait ri, elle fumait les Gauloises de ses rations, elle regardait ces poils brûler comme une preuve d'amour, un marivaudage organique. D'où venaient les lentes ? De quel pubis, de quel bordel ? En spécialiste, elle travaille à son ignorance. Elle se lève le matin, surprise par son ventre lisse, elle part à l'hôpital Mustapha. Elle est infirmière, et sans doute, il lui est arrivé de panser ceux-là mêmes qu'il avait torturés. Elle laisse dans les rues d'Alger des volutes de Gauloises bleues.

samedi 9 octobre 2010

Ni Ulysse, ni Télémaque

Il reviendra. Ce corps dont nos mémoires ont rejeté jusqu'à l'ombre, nul doute que le moment venu, immédiatement nous le reconnaîtrons par-delà les années, immédiatement nous le souffrirons comme le signe certain du malheur, immédiatement massif il s'imposera parmi nous, réclamera son dû.
Il reviendra briser la fête au moment même où, dans ce geste de grâce et d'oubli, nous aurons décidé d'inviter les amis et les frères, quand grillera l'agneau dessus la fosse intense, il réclamera sa part, demandera la joue que nul n'avait détaché du crâne, et nous ferons verser l'agneau dans la fournaise pour qu'il n'en touche rien.
Plus vieux de ces saisons où, avec la patience des orphelins, nous avons tissé les draps de notre nouveau sommeil, il s'étonnera de nos yeux secs, cherchera le veau gras, produira son talent. Il faudra lui rappeler que d'entre nous, le père, ce fut lui, mais que nous seuls avons persévéré dans l'œuvre et fait face, et que ses années d'abandon nous ont forgé plus sûrement que fer sur la peau des putains, mais que la cicatrice est là, plus dure que cuir.
Son retour voudra nous détruire et avec nous les années niées. Pour autant nous demeurerons. Nous avons décidé d'être sans. Même avec, nous serons si solides devant lui que son élan s'écrasera sur le chêne de la porte. Et la fête, à peine ébranlée reprendra ses droits. Sans.

jeudi 7 octobre 2010

Protection de l'orphelin

Quand la vénitienne dont le masque ne suppose nulle angoisse aura, sous ses jupes surfilées d’or, donné naissance à la grimace de poupon dont les pleurs éclateront près des lions de pierre, on verra, passé Carnaval et le gel sur le canal, accourir de probes magistrats qui scruteront les traits du jeune bâtard, inquiets de ce miroir de chair rose. Sa nourrice sera ce gros homme travesti dont la fortune est assurée mais qu’importe si porter la robe et montrer sa mamelle sont conditions nécessaires pour approcher celle dont le ventre s’est refermé comme la mer se retire ? D’autres, jadis, se sont humiliés bien davantage pour un sourire sur ce masque blanc, d’autres lui en veulent au point qu’il faut craindre pour l’enfant, le garder des caresses avunculaires, d’autres encore le tiendront pour le mal en personne. Je prendrai l’enfant de mes mains amères, je calmerai ses vagissements d’une berceuse ancienne, je lui dirai bienvenue petit frère, ne pleure pas le poids d’Anchise, tes épaules ne ploieront pas sous le joug du vieillard, et ce que tu supporteras sera le fardeau de ton choix. Je lui montrerai mon dos tanné, j’en plaisanterai comme d’un jeu cruel. Et cet enfant roux rira comme on chante.

mardi 5 octobre 2010

Convention de Genève

On vous aura cousu les yeux avec le fil ciré qu’utilisent les couturières pour les boutons des enfants chahuteurs. Les oreilles étoupées –j’imagine un collagène expérimental, et sur vos combinaisons orange, le nom du laboratoire qui le fournirait- vous n’entendez rien des débats que vous suscitez, et –bêtise, bêtise brutale des bourreaux- quand vous entendriez, vous ne comprendriez rien, racaille, écume rageuse de la rage du monde.
Agenouillés dans un chenil, la bouche prise –muselière, mors, poire d’angoisse- enchaînés comme les chiens ne le sont pas , il faut que vous fassiez bien peur, racaille, pour qu’on obstrue ainsi le moindre de vos orifices, que vous soyez bien contagieux pour qu’en quarantaine de droit, on transforme des soldats en garde chiourmes, en maîtres-chiens, des marines en kapos : transfert de mythologie. Il faut que les maîtres soient bien bêtes pour ne pas comprendre qu’à vous martyriser c’est votre violence qu’ils fécondent, qu’elle giclera sur leurs uniformes soigneusement repassés dès qu’elle aura trouvé comment se débonder. Et vous aurez gagné, chiens de votre malheur.

lundi 4 octobre 2010

Le Havre, peut-être (Etretat sans doute)

Revenu du sud, las d'azur et de chaleur, il ouvre les paumes vers le ciel pommelé, il s'enchante du vent qui heurte les falaises dont la craie brille, plus claire que le jour, et l'écriture en elle au hasard des silex.
Sa barque comme un soc de Braque a creusé les galets dans le creux de la vague, et chacun, de ce moment, a su qu'il était rentré, qu'il n'avait rien oublié, rien perdu de sa main de barreur habile : sa barque exacte au rouleau connaissait le rythme et l'angle, et les gosses en riant ont tiré les filins, et les vieux ont quitté le banc du soir, retrouvé les gestes des mousses en treuillant sans à coups la barque par la proue.
Mais dès la jetée, elle se tient là qui lui dit : "Si tu reviens pour repartir, n'aborde pas. N'attends de moi ni linge, ni singe, ni biscuit. N'espère rien du ventre qui s'est refermé, il n'est plus saignant de ta sonde. Mais si tu reconnais parmi ceux-là qui jouent le fils qui ne sait rien de toi, alors demeure, et sois à la hauteur des rêves qu'il a forgés en ton absence."

dimanche 3 octobre 2010

Casablanquer, 6

Sur la presqu'île aride où prie le marabout –c'est un isthme phalloïde, une roche hérissée où des murs blancs s'effondrent– des femmes stériles implorent que l'enfant paraisse sous l'œil des maris assis sur leurs capots. Des fous qu'on a enchaînés là attendent le départ de leurs démons intimes et la femme accroupie lime son vagin las d'une pierre ponce grise qu'elle a cendré de poudre de scorpion séché. La femme aride crie, djellaba relevée, elle maudit le sperme infécond de l'époux, sûre qu'il ne peut entendre puisque l'océan s'abat, paroi de pierreries, Jéricho liquide sur la presqu'île grise où le marabout prie.

samedi 2 octobre 2010

en marche

Singes le ventre ouvert nous hurlons, ce qui fut découvert épouvante, un démon qui hantait, pancréatique, nos humeurs, et qui se révèle au jour pire que tumeur. Chirurgiens incultes nous découvrons, nous souffrons de nous opérer nous-mêmes, la scission nous obsède, chansons que tout cela, c’est ce que nous voudrions croire, que nous ne croyons pas : un coup pour voir, nous bandons pour le hasard, et c’est l’espoir qui nous abandonne. Maldonne, la vierge des tueurs a ce nom que les enfants ânonnent et que nous condamnons.
Nous brodons des anathèmes au marqueur sur les tee-shirts blêmes que revêtent crâneurs Antoine, Marie-Laure, Amélie, Laurène, et Kevin et Victor, jeunesse je vous aime quand vous n’avez pas peur, Latifa, Lucie au nom de lumière, et François, et Marie, et cette Hélène-là qui se peignit la peau des rougeurs de la honte. Jeunesse, je vous aime pour cette France floue que vos corps refusant l’assommoir de la haine appellent de toutes les peaux possibles, scandent sur tous les rythmes, nomment de toute urgence, jeunesse je suis fier de chanter votre élan.