Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

lundi 28 août 2017

La tête haute

A Houlgate il faisait bon hier, jusqu'à l'eau presque tiède, réchauffée par les sables franchis par la marée, tu savais ça aussi, un souvenir de tendre enfance: ici en Normandie, l'eau n'est pas bonne tous les ans, mais lorsqu'elle l'est c'est maintenant, lorsque août tutoie septembre sur la côte fleurie. Je me suis baigné, j'ai nagé, séché dans la lumière de fin d'été, les parisiens parlaient de retour, n'avaient pas envie de rentrer. Ce sont ces moments-là qu'il faut guetter, saisir, comme vivante tu savais le faire, comme malade tu le sus mieux encore: je n'oublie pas la leçon, et moi qui n'étais pas amateur de baignade je nage quand je le peux, et chaque brasse m'évoque les tiennes, celles où petite encore tu tendais le cou pour ne pas mouiller tes cheveux, tu avais des brassières gonflables, ton cou tendu interminable, des épis blondis par le sel. C'est à ces brasses que j'ai pensé hier, à ce qu'elles disaient de toi petite fille fragile et fière, d'une dignité blessée, d'un port de reine aux cheveux trop courts.

jeudi 24 août 2017

Itinéraire bis

J'ai pris la vieille route qui longe la Risle, depuis Pont-Audemer, celle qu'aimait Duras, celle qui ne mène pas mais qui contourne, entre Quillebeuf et Trouville elle titubait avec grâce, Duras. La Risle on la quitte lorsque l'estuaire s'annonce, tu connaissais tout ça, nous l'avions prise ensemble, La Risle est limoneuse à tendre vers la Seine elle s'envase, c'est un paysage incertain de chaumières trop soignées aux pelouses psychotiques, de bâtiments en ruines, de canots échoués, une débauche de géraniums aux bords de fenêtres fatiguées, je ne sais pas quoi en penser, c'était jadis une de mes routes préférées, fléchée Honfleur par l'estuaire, une façon de ne pas y arriver trop vite, jadis j'aimais retarder, prendre la route buissonnière, le chemin des écoliers qui évite les zones commerciales les hôtels de périphérie et les pizzas à emporter, Honfleur c'est un décor mi Bruges mi Saint-Tropez, ce n'était pas comme ça quand tu y es née, il ne faut pas y aller l'été, alors j'ai évité Honfleur, je suis rentré par Toutainville, le nom ne te dirait rien, mais la maison à tourelle si, c'était, pour nous autres enfants à l'arrière de la Ford Taunus, le signe que bientôt, nous serions arrivés, moi je m'éloigne, me voilà rentré.

mardi 22 août 2017

Excursions

Lorsqu'elle allait bien maman, c'était loin d'être tout le temps, mais tout de même parfois, quand elle n'était pas trop laminée par le père, elle nous emmenait en promenade, en excursion, c'était toujours joli, amusant les promenades de l'après-midi quand maman s'arrachait du lit, de la mélancolie, de son malheur de femme. C'étaient des lieux choisis, des chemins charmants, même dans les endroits qu'elle n'aimait pas tellement -je pense à Baulon où nous allions peu de toute façon- elle trouvait près de la Chèze un petit pont de bois branlant qui franchissait un fossé sous la futaie, et nous passions le précipice, et nous étions qualifiés, ravis, preux et rieurs. C'étaient des goûters dans les douves de Provins, c'était le raidillon qui montait à Grâce, nous y arrivions en sueur, fiers de nos exploits de grimpeurs, essoufflés dans l'ombre de la chapelle encombrée d'ex-voto, heureux d'être sortis pour un temps du jardin de Honfleur, étonnés de voir en face le port du Havre comme un monstre attirant, lointain -c'était avant le grand pont, nul n'allait jamais au Havre, ville rasée, ville laide aux mains des communistes, il n'y avait rien à y voir rien à y faire à en écouter grand-père, pourtant, ça nous faisait envie, l'autre rive, mais jamais ni lui ni maman ne donnèrent la pièce qui permettait d'enclancher la lunette au point de vue panoramique: on voulait voir de plus près.

samedi 19 août 2017

L'oreille dressée

Que te dire du monde qui, si tu m'entendais, ne te ferait pas mal? Je t'épargne l'inventaire affligeant des massacres, des naufrages, des contaminations, des extinctions d'espèces. Il reste encore ici -mais pour combien de temps?- la douceur des campagnes, la pointe noire de l'oreille dressée du lièvre qui va fuir au débord du champ labouré, le soupir de la chouette, ces signes, ces traces qui n'intéressent plus personne, on ne sait s'il faut s'en louer, l'homme moderne ne sait rien des empreintes, du flair et de la brindille foulée. Il vaut mieux se terrer au gîte, ne pas faire le beau, artiste de la planque le lagomorphe ne bondit que découvert. Dans ma vieille maison, mélange de celles des trois petits cochons, paille, bois, briques, j'attends des loups multiples, ne sais lequel la soufflera, mais j'ai l'espoir secret qu'à mi- pente, sa modestie la camoufle et que la meute passe sans la voir, au moins les premières fois. Tu sais, je suis un vieux lièvre las de courir -les levrauts ne courent pas, ils n'en ont pas besoin, les levrauts n'ont pas d'odeur qui les trahisse- un vieux lièvre qui se tient là au gîte, attentif à tous ces signes qui ne disent rien qui vaille.

vendredi 18 août 2017

Des enfants soignés

Bobos, écorchures, pinçons brûlures, genoux couronnés, ampoules, verrues aux pieds, coliques gros rhumes petites toux, sans compter la galerie des maladies obligatoires à plaques, à boutons, à rougeurs, à fièvres, à douleurs, nous avons pris notre part, nous avons partagé les chutes et les microbes, mais pas en part égale: il y avait quelque injustice à te voir toujours plus malade que moi, injustice ambigüe car si je te plaignais d'une varicelle tenace qui t'éprouva petite, où tu fus héroïque en ne te grattant pas, elle te maintint au lit deux semaines, alors qu'à mon grand dépit la mienne m'abandonna au bout de quelques jours et je dus retourner à l'école, un peu envieux que tu aies toute la journée notre infirmière de mère pour toi seule. Les maladies infantiles, tu les fis en grand, je les eus en passant, seule exception les oreillons dont seul j'ai souffert. Nous fûmes des enfants soignés, vaccinés, médiqués, la pharmacie de maman pouvait nous semblait-il guérir tous les maux de la terre, ils aimaient les médicaments, les enfants de l'infirmière, moins que l'infirmière cependant. Sirops sirupeux efficaces et dangereux, pommade pectorale, suppositoires expéditifs à l'odeur humiliante de camphre, comprimés beaux comme des bonbons, désinfectants rouge orange ou rose, charbon actif noir et sucré, nous fûmes enduits, humectés, pommadés, pénétrés, tamponnés, désinfectés, pansés, il ne pouvait rien nous arriver, nous étions des enfants soignés, aseptiques, d'une moderne propreté, dont les agents s'appelaient Mercurochrome, Théralène, Pulmofluide, Normogastryl, Néocodion, Merfène, bleu de méthylène, aspirine, dakin, et toute la sainte famille des antibiotiques qui nous assurerait l'éternité, pas moins.

mercredi 16 août 2017

L'été 76

Il y a eu -ainsi je m'en souviens, ainsi je le raconte- un été au Croisic chaud comme les étés d'aujourd'hui, de ceux qui bientôt nous feront étouffer jusque dans le bocage, dans l'ombre d'ici, noisetiers grillés, mares évanouies. Mais en 76, on croyait encore à l'accident, à l'anomalie, on accueillit canicule et sécheresse comme on regarde une comète ou une pluie de grenouilles, et Giscard en fit un impôt, dit-on. Nous, l'enfance inconséquente, cette chaleur nous l'aimions -cette année-là nous avons cuit dans une maison de location mal isolée qui jouxtait un entrepôt de cercueils dont le menuisier faisait l'article aux familles éplorées. On nous autorisait à veiller jusqu'à la fraîche, et la fraîche tardait jusqu'à minuit parfois, nos premiers minuits sans la messe, et les étoiles s'offraient sans un frisson de vent, parfois même la fraîche ne venait pas vraiment. Tu l'avais aimé, cet été là, tout particulièrement, car Franz, le grand cousin, -ton préféré je crois- était venu de Suisse, il était joyeux, drôle, on riait tout le temps dans la canicule. Il vient d'avoir soixante ans me dit sa vieille mère, les canicules ne font plus rire personne et c'en est fini des peaux bronzées, de l'insouciance.

dimanche 13 août 2017

Campagne et jardin

Nous ne fûmes pas vraiment des enfants des champs, pas des petits paysans non, mais nous aimions le calme des jardins des maisons forcément bourgeoises. C'était le père qui jouait le rustique parce qu'enfant de la guerre il avait gardé quelques vaches dans les prés, ça nous embarrassait cette posture, ce rapport à la nature si clairement de droite, où "la terre ne ment pas" mais pue toujours un peu, où l'on se ment en paysan alors qu'on est le fils du médecin de campagne, où l'on croit connaitre les bêtes parce qu'on les chasse, comme on se déguise en pêcheur sur le quai du port du Croisic au point de tromper les touristes, ce serait trop long l'inventaire des paravents du père, peut-être y croyait-il vraiment? Le puits sans fond de ses mensonges, je ne m'y penche jamais trop, tu approuverais: trop longtemps qu'il s'y est noyé. J'aime la campagne, j'y vis depuis longtemps, sans me prendre pour un paysan, juste parce que j'aime le calme -mais je n'ai pas de jardin, je ne sais pas m'en occuper. Tu as toujours vécu en ville, et très vite avec un jardin, un petit jardin pour les enfants, des enfants urbains, pas du tout des enfants des champs.

jeudi 10 août 2017

Pierres lave lauze

Dans la maison de pierres de lave, de lauze, au jardin bruissant d'insectes, je lis Sister de Savitzkaya, j'aime le texte, pas le titre, et bien-sûr je pense à toi, sans raison véritable et tant mieux: il ne dit rien de nous ce texte terrible, il dessine un possible de la sœur / du frère et du schizophrène, du lien brisé que je n'avais jamais imaginé, tant il est vrai qu'on imagine depuis soi, il ne dit rien sur nous tant mieux, ou alors en creux, la chance d'avoir été comme deux doigts de la main, différents, solidaires et confiants, deux doigts, trois adjectifs, je m'arrête là. Je t'avais fait lire Savitzkaya, ses petits livres aux noms d'enfants, Exquise Louise, Marin mon cœur, tu avais aimé, c'est si dur d'écrire les enfants, chez lui rien de gnan-gnan, du sensuel, du sensible à hauteur de trois pommes, confitures, parquets craquant, je ne sais plus de quoi je parle, de Savitzkaya, de la maison de pierres, lave, lauze, aux lambris qui craquent ? Depuis la fenêtre je vois les forêts, les sucs et les désastres de basalte. Tu n'es jamais venue par ici. C'est un pays qui a connu la fin du monde quand un autre monde a poussé, il y a douze millions d'années. Les pentes en sont encore secouées, le pays s'en est remis, pas d'aplomb mais remis. Tu aurais aimé la maison que j'ai louée, il y a de bons livres, de vieux CD et des vues sur les pierres aux colères adoucies, des bois qui doivent être sombres en hiver et rappeler la peur du loup. C'est une maison de famille, il reste dans la bibliothèque des albums que je n'ouvrirai pas, pas besoin pour comprendre ça, une maison de famille, de secrets et de friandises, avec un baby-foot pour les enfants, si jamais il pleuvait, comme jadis, dans la grande villa du bord de mer, Jean-René s'énervait quand il jouait jusqu'à suer du front, cela nous étonnait, tu t'en souviendrais.
C'est une maison où tu manques, tu manques à toutes les maisons, c'est une maison de famille, j'entends par-là une maison d'où je regarde par la fenêtre, pour le cas où -c'est vain, je sais- pour le cas où tu reviendrais.