Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

dimanche 3 janvier 2016

Jardin-de-derrière, jardin-de-devant

Ta chambre au papier peint Crin blanc (enfants et chevaux de Camargue) donnait sur le jardin-de-derrière, comme la mienne où entraient des merles ivres: ils avaient picoré les baies sures du buisson ardent et moitié titubant s'envolaient vers la vitre. Il y eut des accidents d'oiseaux au-dessus du jardin-de-derrière. Jardin-de-devant non, un forsythia, un vegelia, un arbre de Judée, une haie de troènes, des hortensias un peu chlorotiques et voilà tout le jardin-de-devant, un jardin de façade, pas un jardin d'enfants, un jardin pour les gens, pour le qu'en-dira-t-on, bien tondu, bien taillé, bien traité par le père: un jardin impeccable, blason de probité. Dans le cellier tous les produits KB contre tous les parasites possibles, toutes les pulvérisations, tous les engrais, tous les pesticides et même les fumigations rien n'était inutile. On invitait les invités au tour du jardin-de-devant, c'était vite fait mais il leur fallait s'extasier et s'intoxiquer en humant les roses Meilland jaunes de poudre anti-pucerons, juste devant le salon.
Nous étions, nous, du jardin-de-derrière. Les jardins ne communiquaient pas, il fallait traverser ou cuisine ou cellier pour arriver aux corètes du Japon, au buisson ardent, aux cassis-fleurs, au parterre de fraisiers. Au centre de la pelouse du jardin-de-derrière, le portique jaune et vert aux deux balançoires qu'on nous offrit pour nous consoler de la mort du chat -de fait cela nous consola. Le père ce diviseur avait segmenté le jardin-de-derrière, le jardin caché, le jardin des enfants. A toi les fraisiers, à moi les cassis fleurs, question d'odeur peut-être, de stratégie sans doute: à toi la jouissance des fruits, à moi le rien des parfums d'avril. Il escomptait ton égoïsme, tu mangerais toutes les fraises, te ferais l'agent de ma frustration -c'est ce qu'il aurait fait- mais non tu partageas toujours les fruits innocents de l'Eden, et de cette enfance incorruptible nous vient je crois cette indifférence à la propriété, la certitude que tout ne s'achète pas. Tu fus toujours la généreuse, je demeure désintéressé.

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