Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

mercredi 27 janvier 2016

L'eau des mares

En ce jour gris de courte vue, de pauvre lumière, je m'en retourne vers l'eau des mares au reflux, sous les grands rochers au granit un peu taché de goudron, à Port-lin, après le club Mickey, en contrebas de la belle villa, la seule qui soit du côté mer de la route. Nous plongions le regard plus encore que nos épuisettes dans ces petits mondes clos dont nous étions les dieux patauds: les coquillages se refermaient sous nos doigts, crabes verts, crevettes translucides se cachaient sous les algues brunes et rouges, dans ces volumes illusoires qu'elles développaient sous la loupe de l'eau. Entre les pierres d'autres crabes, des bigorneaux, des anémones renfrognées dans l'attente de la marée. C'était un âge d'abondance, où les enfants qui s'ennuyaient pouvaient ramasser des pleins seaux de bigorneaux qu'on méprisait à la cuisine, tout comme Maria soupirait lorsque nous rapportions du port plus d'éperlans qu'il n'était attendu de notre maladresse et qu'il fallait bien frire, nous en étions si fiers. Dans ces rochers, plus loin, nous étions un peu plus âgés, lors des pêches à pied des grandes marées, coefficient 95 ou plus, nous connaissions toutes les failles où les bouquets se réfugiaient et les trous où déjà il n'y avait plus de homards, mais des étrilles aux carapaces d'un velours taupe et parfois une araignée qui se confondait en camouflage. Dans ces rochers-là -car on disait dans les rochers, un dormeur sournois que j'avais crocheté sortit sa pince du sac de nos trophées et s'en prit à ta cuisse en brute invertébrée, j'eus du mal à le décramponner et je me souviens que tu pleuras de douleur. Sur ces rochers, un peu plus loin, j'ai glissé, et je me suis luxé le coude, et tu étais là, et tu m'as aidé à rentrer. La lumière, l'eau des mares c'était avec toi, c'était.

mardi 19 janvier 2016

Aux jours d'école

Nous avons aimé l'école, les maîtres, les billes, la balle au prisonnier, et dans la cour de l'école Jean Rostand devenue mixte (Jean Rostand vint je crois l'inaugurer), tu t'emberlificotas des heures avec tes copines dans ces mystérieux jeux d'élastique auxquels les garçons n'ont jamais pris part, tant leur étaient indéchiffrables les figures qui s'y composaient, tressauts entrechats de gamines maigres tendues comme des ressorts de joie. Nous fûmes des enfants sages, des bons élèves, et c'était naturel, cela allait de soi dans ce monde homogène où le dimanche à la messe on pouvait compter les portugais -on les trouvait honnêtes et travailleurs, c'était acquis dans ce monde d'essences, mais jamais on n'eût pensé que leurs enfants dussent être studieux. Nous l'étions, et nos amis étaient fils d'officiers pareils au père -du moins le croyait-on- ou les filles de nos instituteurs-de-gauche-mais-des-gens-bien-quand-même. Je vous nomme, amis de la première enfance, Jean-François, Laurent, Anne, et vous nommer c'est comme un vœu d'hiver, un souhait de longue vie pour les images heureuses que vous suscitez ce soir, et je vous nomme aussi Maryse et Edouard Fabre-Garrus, nos instituteurs bien aimés, la petite brune et le grand distrait que toi comme moi avons écouté avec tant de plaisir, qui nous apprirent tant, qui nous firent chanter, apprendre des poèmes un peu communistes, et nous emmenaient, les après-midi de printemps, marcher chemin de la Comtesse, lorsqu'il faisait soleil sur les digitales à faire tiédir les gourdes de Fanta orange.

dimanche 17 janvier 2016

T'écrire

T'écrire est difficile, j'entends, savoir que faire pour ne pas trop trahir. J'y pense toutes les nuits, au fond c'est impossible -impossible mais nécessaire. Je ne puis te prêter vie -je ne suis pas cet hystérique ce démiurge, ce mystique, je n'ai pas volé le feu ni contraint les dieux à m'entendre, je ne projette ni ne délire je te sais morte et nonobstant je te parle je t'écris ce sont des actes insensés dont je ne saurais faire l'impasse, pas des actes impensés je peux faire pleurer les pierres mais pas non plus l'horreur terrifiante des tombeaux. J'essaye moi qui ai choisi la lame qui te recouvre, de ne pas écrire de pierre, que t'écrire soit toujours de l'élan du vivant et non -sous le mauvais prétexte que tu ne saurais me répondre- un monument qui te fige: l'abominable ce serait que te parlant je te statufie. Chaque mot tremble d'encre bleue, chaque mot je te le lance, chaque mot danse avec ton ombre qui s'enfuit.

samedi 16 janvier 2016

Première neige

Tu n'as pas oublié mon anniversaire, oublier, tu ne peux plus, oublier c'est encore être. Maman non plus, elle s'est souvenue, m’a appelé, c'est rare qu'elle appelle, très rare que ce soit le jour dit de ma naissance, je suis comme elle, moi aussi j'ai l'anniversaire approximatif. En cela nous différions: tu tenais à ton anniversaire, je fuyais plutôt le mien, tu souffrais enfant de prendre un an de plus le jour de la rentrée des classes, et je me souviens que tes quarante ans te furent pénibles, et je me souviens surtout que l'année dernière tu fis tout pour survivre à celui du père, je ne peux pas mourir aujourd'hui m'as-tu dit crânement -moi j'avais oublié la date et si je la sais à présent c'est pour ta rage à survivre à ce jour-là. Non, je n'aime pas les anniversaires, trop absorbé par la guirlande de l'après qui se tresse quoi qu'on en ait: hier c'était la première neige sans toi, cette première neige me pèse plus que mes cinquante trois ans -que vaut cet âge que tu n'atteindras pas?

mardi 12 janvier 2016

Lettre morte

Philippe a retrouvé le brouillon de tes lettres, il me le dit au téléphone, sa stupeur, ces brouillons au milieu des cours d'internat qu'il allait jeter, la douleur de te lire écrivant au père, à tante Marie aussi, écrivant pour dire ce qui fut. Je n'ai pas lu ces lettres, tu m'en avais parlé. Ce que je sais, tu y nommais l'inceste, sommais le père de le reconnaître, de s'excuser. Restée lettre morte la lettre, le père ne sait pas dire pardon, le père s'absout d'avance, le père n'a jamais répondu de rien, le père nie devant l'évidence, le père persiste et va très bien, merci.
Quant à nous qui te portons nous avons cœurs et poings serrés.

dimanche 3 janvier 2016

Jardin-de-derrière, jardin-de-devant

Ta chambre au papier peint Crin blanc (enfants et chevaux de Camargue) donnait sur le jardin-de-derrière, comme la mienne où entraient des merles ivres: ils avaient picoré les baies sures du buisson ardent et moitié titubant s'envolaient vers la vitre. Il y eut des accidents d'oiseaux au-dessus du jardin-de-derrière. Jardin-de-devant non, un forsythia, un vegelia, un arbre de Judée, une haie de troènes, des hortensias un peu chlorotiques et voilà tout le jardin-de-devant, un jardin de façade, pas un jardin d'enfants, un jardin pour les gens, pour le qu'en-dira-t-on, bien tondu, bien taillé, bien traité par le père: un jardin impeccable, blason de probité. Dans le cellier tous les produits KB contre tous les parasites possibles, toutes les pulvérisations, tous les engrais, tous les pesticides et même les fumigations rien n'était inutile. On invitait les invités au tour du jardin-de-devant, c'était vite fait mais il leur fallait s'extasier et s'intoxiquer en humant les roses Meilland jaunes de poudre anti-pucerons, juste devant le salon.
Nous étions, nous, du jardin-de-derrière. Les jardins ne communiquaient pas, il fallait traverser ou cuisine ou cellier pour arriver aux corètes du Japon, au buisson ardent, aux cassis-fleurs, au parterre de fraisiers. Au centre de la pelouse du jardin-de-derrière, le portique jaune et vert aux deux balançoires qu'on nous offrit pour nous consoler de la mort du chat -de fait cela nous consola. Le père ce diviseur avait segmenté le jardin-de-derrière, le jardin caché, le jardin des enfants. A toi les fraisiers, à moi les cassis fleurs, question d'odeur peut-être, de stratégie sans doute: à toi la jouissance des fruits, à moi le rien des parfums d'avril. Il escomptait ton égoïsme, tu mangerais toutes les fraises, te ferais l'agent de ma frustration -c'est ce qu'il aurait fait- mais non tu partageas toujours les fruits innocents de l'Eden, et de cette enfance incorruptible nous vient je crois cette indifférence à la propriété, la certitude que tout ne s'achète pas. Tu fus toujours la généreuse, je demeure désintéressé.