Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

vendredi 23 décembre 2016

Décalé

On se tient à côté, c'est très simple, la vie coule et vous évite, on doit être marqué quelque part d'un mauvais signe, porter le mauvais œil et sans doute et qu'importe, pour ceux qui y croiraient le seul sort que je jette, c'est l'aile imbécile. La vie continue certes, il me faut l'imiter, mais je n'ai pas le cœur aux fêtes, si tu voyais maintenant à quel point on vous somme de fêter, cette injonction civique fait de moi mauvais citoyen, mauvaise tête. Je suis la toussaint à Noël, le vendredi saint en janvier, en deuil toute la sainte journée. Rien de si triste à ça, j'abêtis la machine, me plie aux rites dont j'espère apprendre comment faire sans toi, comment ne plus me dire si j'appelais maman pour la faire rire? dès que j'ai un moment, je fais les choses à vide, répète des routines, je marche à côté de moi.

jeudi 22 décembre 2016

Pierre de Vire

Je suis repassé par Honfleur, la nuit tombait, la nuit tombe tout le temps, c'est bien rare qu'à Honfleur il y ait si peu de monde, on aurait pu sans encombre longer le vieux bassin mais pourquoi faire? La Lieutenance est emballée pour travaux, je veille à ne faire que passer, je ne voulais pas être saisi là par le passé, cette ville plus morte que Bruges pour nous je la traverse, je l'ai traversée, Rue de la République, Cours Albert Manuel, après la caisse d'épargne, on ne peut pas se tromper c'est tout droit, j'entre avec la nuit au magasin des pompes funèbres, j'y viens demander qu'on grave le nom de maman sur le caveau de ses parents. Un petit homme rond et suant me demande leur nom, une croix moderne, de la pierre bleue de Vire, il connaît tous les caveaux par cœur, il connait mon oncle, qui voulait la même dalle, mais c'est très cher la pierre de Vire, surtout une telle épaisseur. Quel nom inscrire sur le caveau? c'est alors que je pense à toi, nom de jeune fille ou d'épouse, mettre les deux? N'en conserver qu'un? Le nom que je porte, qui n'est pas gravé sur ta pierre, le sera sur le caveau de Saint-Léonard, elle avait choisi maman de garder le nom après le départ du père, à tort ou à raison, va pour les deux noms sur la pierre bleue, et puis, tant qu'on y est, faire redorer celui des grands-parents. Le petit homme rond me promet une proposition, il doit retourner au cimetière prendre des photos, réfléchir à la place de l'inscription du nom sur le granit de Vire qui coûte si cher, oui ça demande réflexion. Le devis, pour après les fêtes, m'indique-t-il, et de fait, je repars sous les illuminations clignotantes qui bavent dans la nuit sur Honfleur l'endormie.

samedi 17 décembre 2016

Perdre le goût

Elle ne me l'a pas donnée, pas plus qu'à toi, la recette du pâté de lapin qu'elle préparait pour Noël, le pouvait-elle? La recette changeait chaque année, mais c'était toujours la même saveur et pour elle, la même crainte du raté. Il fallait de la gorge de porc, c'était difficile à trouver, les charcutiers rechignant à la vendre, ils préfèrent la garder pour leurs propres terrines, elle s'obstinait. Un lapin entier à désosser, faire mariner. Au cognac originel, elle substitua souvent du whisky, du brandy portugais, de la grappa, ce qu'il restait dans le placard en fait d'alcool et ça ne changeait rien. Deux feuilles de laurier, de la gelée au madère, ne pas trop mixer les morceaux, des terrines de terre, des bardes grasses et blanches, les proportions comme ci comme ça, la cuisson comme hasardée, dont une pointe de couteau au coeur du pâté sondait le degré, la pincée de sel cruciale, tout dans son geste tremblait d'incertitude, et ses scrupules recommencés nous faisaient sourire car nous savions toi et moi, qu'en dépit des variantes, et peut-être grâce à elles, maman nous servirait pour Noël ce pâté à la saveur exacte de l'enfance, et le goût nous le connaissions d'avance, et pour rien au monde nous n'y aurions renoncé.

mercredi 7 décembre 2016

Maman

La tristesse se fixe en de menus agacements. Dans la nuit qui tombe, la voix enregistrée d'une clerc de notaire me réclame des "informations pour le dossier de succession de votre maman". C'est le mot maman qui m'exaspère, ce mot la concernant nous appartient, et toi morte, moi seul suis à même de le prononcer. Ce mot doux comme un linge usé, à peine un mot, presque une onomatopée, le reste d'un balbutiement comme doublé d'un possessif, ce mot commun et singulier, cette voix n'a pas titre à le dire, pas accès à l'affectif car je suis l'affecté, et moi seul le droit de nommer ainsi ma mère, l'évoquant aux intimes qui la connurent et qui l'aimèrent. Maman c'est un nom propre, qui ne désigne qu'une mère à la fois, chacun en désigne sa mère, c'est le mot de l'appel, et qui l'emploie me rappelle que je ne puis plus appeler ma mère. Je ne dis jamais ma maman, ça sonne comme un pléonasme, des lèvres prises de tremblement. Maman, c'est une couverture posée sur l'enfant qui dort, sur l'enfant mort en moi, et nul ne peut s'en emparer sans mettre à nu la plaie, m'injurier dans mon dénuement.

vendredi 2 décembre 2016

N'y pouvoir mais

Maman nous l'avons vu mourir souvent, tomber bas, reprendre pied, nous appeler -vérifier que nous répondions- étouffer, se briser, avaler des quantités effarantes de médicaments, cortisone, antalgiques il n'y en avait jamais assez. Maman c'était Mater Dolorosa et la reine des trompe la mort, sept douleurs c'était peu pour elle, neuf vies ce n'était pas assez. La voir mourir encore cela nous accablait, dents cassées tuyauteries perfusions infirmières affairées, tu serais là tu approuverais, tu serais incrédule puisqu'à son tour la voici morte, pour de bon, à jamais, après toi et moi seul à n'y pouvoir mais. Maman c'était aussi la virtuose de la reverdie, un Phoenix en chemise de nuit, à peine morte, déjà rejaillie, la vie qui revenait toujours en elle, et ses rires sa fantaisie dans toutes les chambres d'hôpital, la joie de lire et de parler, s'écocaillant avec ses sœurs, je ne voudrais pas qu'on oublie ses yeux verts, les plis de sa malice, tu m'aiderais dans l'entreprise si toi aussi tu n'étais morte pour de vrai, si toi morte elle ne s'était déprise.

jeudi 1 décembre 2016

Hivernal

Faut-il qu'il ait venté, faut-il qu'il ait gelé pour qu'en si peu de temps plus une feuille aux arbres, mes cheveux blancs, cheveux tombés, peau décousue des plis du cou, faut-il que je sois nu sans vous mes mortes, faut-il que j'aie froid dans le vent qui vous emporte. Je reçois les courriers adressés à maman, les factures que je ne peux plus régler pour elle, les catalogues Damart, un stylo humanitaire, quelques lettres de condoléances en retard mais qu'importe il n'est dans ma saison que feuilles mortes, troncs noirs et nuits tombées. La banque m'adresse ce jour un "dossier succession", la photo d'une vieille dame un peu mélancolique, il faudrait que je l'ouvre, et je ne le peux pas, je compte sur le vent pour feuilleter ces pages, je compte sur le vent pour les disperser loin, dissiper le mirage, en vain: chaque jour me renvoie vos images, chaque soir vous rappelle et les soirées sont longues, et votre silence revient comme la houle contre la falaise, comme le givre sur l'herbe stupéfiée, et ces appels sont insensés. La lampe allumée ne produit que des ombres étirées dans la nuit, la lampe que je porte projette vos ombres de mortes sur la vie fuyante, la lampe dont la flamme me creuse n'éclaire rien qui vaille, la flamme est froide et la nuit bleue se perd dans le ciel vide de vous, au dessus des arbres grinçants.

vendredi 25 novembre 2016

Il faut

C'est à mon tour de glisser dans des enveloppes les actes de décès, les photocopies du livret de famille, les coordonnées du notaire. Chaque feuille pèse, chaque timbre détaché est un arrachement. Il faut répondre aux lettres de condoléances, il faut reprendre le travail, il faut se plier aux devoirs qui seuls me tiennent, il faut puisque je ne veux plus rien. Tu n'auras pas connu le deuil répété, les morts ne pleurent pas les morts, les morts manquent tu manques comme manque maman. Le diacre s'est trompé dans la sottise de sa foi, qui prétendait qu'Armelle avait rejoint Flavie là-haut, dans la lumière, c'est faux, s'il vous est un lieu commun, c'est l'absence en nous creusée par vous mes mortes, c'est ce trou sans fin qui me ronge, que je m'échine à cerner de la ronde insensée des souvenirs des images des visages et des peaux. Ton cou mince comme un cheveu, tes cils démesurés, la bouche ouverte de maman dans l'effort d'un autre souffle, la pluie qui nous trempa Laurent Philippe et moi dans la nuit de novembre, les ongles rongés de l'employé des pompes funèbres, le chant faux des vieilles bigotes, il faut faire avec ce magma, c'est à dire faire sans vous, vous survivre, reprendre la ronde, attendre mon tour.

vendredi 18 novembre 2016

L'autre côté de l'eau

Lundi matin, j'ai repris la vieille route, celle des fruits, qui passe par Ablon, par la Rivière-Saint-Sauveur. Ablon, enfants, nous en avions peur, on nous avait raconté l'histoire de l'usine Nobel, dynamite et nitroglycérine, les enfants aiment s'effrayer, je n'ai plus peur, l'enfance est morte avec toi. J'ai repris la vieille route jusqu'au cimetière Saint-Léonard, sous le ciel déchiré de l'estuaire, il ne pleuvait pas encore. Je n'ai pas retrouvé la tombe des grands parents, mais salué les amis qui m'y attendaient. C'est un beau cimetière, d'où l'on voit le grand pont et l'autre rive, presque un cimetière marin a dit François, un cimetière ancien, aux allées disjointes, tante Claire a trébuché. Son frère était déjà là, bouleversé par l'ouverture du caveau dont on avait ôté les cercueils pour y placer celui de maman. Aliette a téléphoné, elle serait un peu en retard, j'ai ordonné aux fossoyeurs d'attendre, rien ne presse m'ont-ils répondu et c'était juste. Nos tantes et oncle m'ont demandé la permission de dire un Je vous salue Marie après la lecture d'un poème et d'une page attribuée à Saint Augustin, j'ai accepté, lu le poème et me suis tu pour la prière: je pensais à toi, à l'autre côté de l'eau, aux rivages de Staël que tu avais admirés au musée du Havre, c'était ton dernier été. Il avait plu, il avait fait beau, nous avions franchi le grand pont pour diner sous les pommiers de Pierreffite. Le ciel s'est refermé, comme il se referme vite le ciel de l'estuaire. Il a commencé à pleuvoir, jusqu'à faire disparaître l'autre côté de l'eau et le cercueil de maman était au fond du caveau.

lundi 14 novembre 2016

Son visage

J'ai repris la route pour Vannes, en espérant que maman soit encore vivante à mon arrivée. Je suis passé près de l'hôpital où tu es morte, j'ai pensé à toi, puis j'ai vu la tour Rouxel dont la fenêtre fascine tes enfants, et j'ai cru remonter le temps, mais j'ai contourné Rennes, car l'hôpital et la mort qui m'attendaient avaient changé de lieu. Maman vivait encore, mais elle ne m'a pas reconnu, tout à son réflexe de trouver le prochain souffle. Elle avait le visage de son père, et son sein débordait du drap bleu, qu'une infirmière a rajusté sans que j'aie à lui demander. Je lui en ai été reconnaissant, la chair de maman ressemblait trop à ces toiles de Hodler, et la lumière terrible du néon au dessus du lit lui donnait des teintes insoutenables. J'ai pris sa main aux ongles vernis par la coiffeuse de l'EPHAD, l'autre s'ankylosait sous sa tempe, et le tuyau d'oxygène tombait de ses narines dilatées. Philippe m'attendait dans le salon des familles avec François, nous avons un peu parlé, je suis retourné la voir, je ne lui ai rien dit, je me suis tenu au bord du vide où elle sombrait à son tour. Une aide soignante m'a appelé par mon prénom -maman nous avait réclamés la nuit précédente- l'a appelée par son prénom, Armelle, elle l'avait rassurée autant que faire se peut dans la nuit qui la gagnait. Un peu plus tard elle est morte dans les bras de deux infirmières qui redressaient son oreiller. Elle n'avait plus ni son visage ni celui de son père, son effort pour respirer semblait avoir donné au nez une place démesurée, au dessus de sa bouche démesurément ouverte, sa face simplifiée en quelques angles aigus, chélonienne, ne pouvait plus rien me dire sinon qu'elle n'était plus que le reste de notre mère, et de nouveau j'ai pensé à toi. Le diacre, le surlendemain, m'a dit qu'elle t'avait rejointe et j'ai trouvé cela stupide, on ne rejoint personne quand on n'est plus personne. Le diacre, le surlendemain, m'a dit qu'il irait à la chambre funéraire la voir, pour connaître son visage. J'ai trouvé cela obscène -je sais que tu aurais pensé de même- et j'ai fait visser le cercueil pour que chacun conserve en soi le souvenir de son visage et que nul ne puisse le confondre avec la face de sa mort, que nul ne puisse s'en emparer, car ce visage appartient à ceux qui l'aimèrent, à ceux qu'elle aima.

samedi 5 novembre 2016

Morphine

L'infirmière appelle ce matin à neuf heures, maman délire sous la morphine -une toute petite dose me disait-elle mercredi comme une vieille junkie, après avoir confondu Toussaint et Pentecôte- je pense à elle je pense à toi, ces jours sinistres de février à Rennes où toi aussi tu déliras sous la morphine, tu te voyais broyée par le piston d'une cafetière -ce sont tes mots. L'infirmière ne me raconte pas ce que dit maman qui hallucine, appelle sa famille -j'en déduis qu'elle m'appelle et te réclame. Pas la première fois, non, pas la première fois qu'elle délire, à Colpo, lors de son sevrage, elle hurlait nos noms, sa douleur et sa rage, et les soignants nous connaissaient avant de nous avoir vus.
L'infirmière est désemparée, maman est agressive, ce n'est pas son genre dit-elle, en effet pas son genre de crier, ce sont nos noms qu'elle crie, qu'on entend depuis le couloir, et bien-sûr je vais y répondre, reprendre la route dans quelques jours, qu'il n'y ait pas que ton silence pour répondre à sa nuit.

mardi 1 novembre 2016

Entre les jambes

Il nous a beaucoup appris, le père, pas les mêmes choses, pas en même temps, toujours à morceler, isoler, diviser, sa vieille obsession stratégique, sa perversité intrinsèque. Il m'apprit à lire selon la vieille méthode, la syllabique, il en était fier, réactionnaire le père, bien le produit de sa famille, mais qu'importait pour moi la méthode, je suis rentré dans les livres, les mots n'ont jamais manqué, mieux qu'une cabane au fond de la forêt, tous les récits du monde dans ma poche, un refuge, un nid d'aigle, hors d'atteinte à jamais et tant mieux, pour les cabanes je n'étais pas trop doué, il ne m'aida pas à en construire. Il nous fit reconnaître aussi les champignons, les oiseaux, les nids, les papillons, les poissons qu'on pêche, les traces que laissent les bêtes. Il te réserva tout le reste, le bricolage comme l'inceste. L'inceste c'est la vieille méthode de cette famille, c'est sa moelle et c'est son poison. Il t'apprit à conduire, cela ne surprit personne qu'à moi l'ainé il ne l'ait pas appris, on loua sa patience au bon père que c'était, on admira sa méthode: il te fit d'abord manier la boite de vitesse, assise à côté de lui, toucher le pommeau de bakélite, synchroniser ton geste avec l'embrayage qu'actionnait son pied, c'était un accord à construire, tout le monde trouvait cela parfait. Puis il t'assit entre ses jambes pour que tu tournes le volant en attendant que tu grandisses pour pouvoir atteindre les pédales, personne n'y voyait malice, à quinze ans tu savais conduire. Pour le sexe il en fut ainsi, ce prétexte pédagogique, t'apprendre la vie t'avait-il dit pour justifier le viol de ton enfance, pour pouvoir recommencer, afin que sa pulsion incarne, dans son imaginaire d'ordure, et le beau, et le bien, et le vrai.

lundi 31 octobre 2016

La hutte des kangourous

Je ne sais si, de Branféré, tu avais gardé le souvenir, j'entends, la visite avec l'oncle Jean, nous n'étions pas bien grands, toi probablement toute petite, et l'oncle Jean petit breton râblé lui-même, je m'en souviens à peine de la visite à Branféré mais quand même, il m'est resté l'image étrange de nous deux entrant dans une hutte pour kangourous -les kangourous n'étaient pas dans l'enclos, on nous avait ouvert, c'était un privilège, l'entregent de l'oncle Jean- il faisait sombre dedans, ça sentait mauvais, c'était donc ça que ça sentait le kangourou, on est sortis un peu déçus, puis ce fut tout. Tu as bien dû y retourner avec tes propres enfants, c'est un beau parc animalier, avec des enfants on visite bien des zoos, forcément tu y es retournée, peut-être t'es-tu souvenue de la hutte des kangourous. Maman est allée à Branféré en septembre, les infirmières de l'EPHAD avaient tout organisé, la bouteille d'oxygène, un tricycle électrique. Une photo la montre souriante, un oiseau perché sur la tête. Je lui parle de la hutte des kangourous, elle ne s'en souvient pas du tout.

dimanche 16 octobre 2016

Rêvé de toi

L'autre nuit j'ai rêvé de toi, c'est bizarre, moi qui ne rêve pas, ou si peu, et plus étrange encore que je m'en souvienne, mais je m'en souviens, tu n'étais plus morte, c'était très normal que tu ne le sois plus, tu l'avais été, tu ne l'étais plus, cela coulait de source, tu ne revenais pas, tu étais là de nouveau et la vie reprenait son cours et nul n'était surpris, ni joyeux, ni bouleversé, tu n'étais plus morte il fallait en profiter, nous avons fait comme si c'était l'été, sur la plage que tu aimais étendu des draps de bain tremblants de lumière et nous avons nagé dans une vague ni chaude ni froide et quand nous sommes ressortis tes enfants nous attendaient qui n'avaient pas mis la table et Thibaud portait le pyjama de Bastien, ce qui t'a surpris mais pas moi, rien ne me surprenait jusqu'à ce que prenne fin le rêve et ta présence, encore que toute la matinée ait persisté l'ombre d'un doute, le vertige de Sigismond.

dimanche 9 octobre 2016

Flavie

Je te parle et te nomme peu, ne t'appelle pas: je te parle dans ton absence, je ne fais pas tourner les tables, j'écris sur celle du bureau des mots que je sais sans réponse. Ton nom manque donc, me manque car il t'allait si bien, tu aimais ton nom, fière de sa rareté, dépitée quand voici quinze ans fleurirent des petites filles le portant. Une célébrité de la télévision s'appelait alors comme toi. Tu aimais ton nom, son histoire aussi, le fait qu'il soit ancien, gens Flavia, patriciens romains plus que la sainte martyre doublure pâlotte de Blandine, qu'il ait été surtout celui d'une marraine aimée de jadis, que tu l'aies hérité de la tante Flavie -son nom de famille je l'ai oublié, Tortebatte me revient, je cherche, c'est un nom ardennais, possible donc, probable même. Ce nom t'ancrait dans le lignage des mères, la nôtre, sa mère, et plus que la mère de sa mère, sa marraine, des femmes fortes et droites, intelligentes, généreuses. Ce nom t'allait comme un gant, ce gant tu l'emportes avec toi, ce nom manque, je te nomme peu, je ne t'appelle pas.

mercredi 28 septembre 2016

Ton rire

Tu fus une petite fille sage, sérieuse, grave, on ne savait pas pourquoi, quel poids suscitait ta réserve, on sait désormais. Je riais plus que toi, je parlais plus que toi, tu as parlé tard, pour parler tu t'en remettais à moi, le bavard, l'énervant, mais je ne t'énervais pas. J'aimais ton rire, l'entendre fêler ton quant à soi, mais toujours dans ton rire un je ne sais quoi de retenu, un rire raisonnable, qu'on rapprochait à tort des sourires rares de l'aïeule: la mère du père, parangon de vertu janséniste, était chiche en joie, pas toi. J'ai toujours su te faire rire, je peux me vanter de ça, jusqu'au bout t'avoir fait rire, cette légèreté-là, ce que je pouvais donner que tu n'avais pas, quitte à chanter du Céline Dion, chanter "Parler à mon père", quelle ironie pour nous cette chanson, danser tous contre toute raison, toi, Philippe, les enfants, rire en dansant, vivre encore.

dimanche 25 septembre 2016

Sages comme des images

Ces photos prises en classe, photos de classes, portraits de fratries aux couleurs passées depuis longtemps, et mon souvenir encore plus flou du banc où je posais à califourchon -position d'aîné- tandis qu'assise tu faisais face, ces photos objectives, comme telles, disent peu de nous, enfants des années 70, enfants dociles et patients. Tu es si sérieuse, je suis un peu absent, nous attendons que ça passe et seul ton épi se rebelle qui jaillit de tes cheveux courts. Tes yeux presque verts regardent droit devant, les miens ne fixent rien. Les parents tous les ans achètent un tirage, qu'ils envoient à leurs parents, comme ils sont beaux, comme ils sont sages comme des images. Les photos mentent évidemment qui figent les enfants, les bras croisés sur les tables d'école trouées sur la droite pour l'encrier de verre ou de porcelaine. Sur l'une d'entre elles, on reconnaît Laurent l'ami d'enfance et de toujours, qui était dans ta classe et qui raconte encore comment juste avant la sortie de quatre heures et demie, tu te tenais, bras croisés, le doigt sur les lèvres, si parfaitement calme que tu étais la première à sortir de la classe, exemplaire, énervante dit-il aussi. Nos tabliers d'écoliers propres, nos cahiers bien tenus -surtout le tien, gaucher moi je fais des pâtés- nos kabigs de feutre, tout cela si parfaitement lisse, tout cela sans doute un peu faux.

dimanche 18 septembre 2016

Recueillir

Ils sont allés, tes beaux-parents, le jour de ton anniversaire, fleurir ta tombe, se recueillir comme on dit, ta tombe je ne vais jamais la voir, en cela semblable à Philippe, ta tombe nous est insupportable, elle est le lieu du monde où tu n'es pas. Tu es à Conleau, tu es dans chaque pièce de la maison de Vannes, tu es à Honfleur où tu naquis, tu seras rue des coquillages quand le courage me revenant je retournerai au Croisic. Tu prends part aux visages de tes enfants, j'y retrouve tes expressions, je ne leur dis pas, ne pas peser sur leur bel effort d'être eux-mêmes, d'être heureux après toi. Je ne me recueille pas, je recueille, je te retrouve par instants, telle saveur, telle lumière, celle du musée du Havre où nous avions vu les rivages de Staël lors de ton dernier été. Et, les jours gris comme ce dimanche, c'est vers l'enfance que je me penche, ton enfance toujours vivante en moi.

dimanche 11 septembre 2016

Du matin

Tu n'étais pas trop du matin -ni du soir- tu aimais les belles journées, tu aurais aimé, j'en suis sûr, cet été prolongé que nous offre septembre, diner dehors dans la nuit tiède, cette chaleur qui résiste, les raisins précoces. C'est matin, je me suis levé plus tard, mais si tu étais là, tu dormirais encore, et comme c'est dimanche, tu prendrais ton temps, et même levée, tu te déprendrais doucement du sommeil, comme on hésite à se changer, quitter le peignoir, s'habiller. Comme il tient de toi Bastien, lorsque les jours de vacances il reste en pyjama, comme si pour lui rien n'était plus doux que de garder sur soi les odeurs de la nuit, l'étoffe amollie, rester au lit, la chambre en désordre. Je me suis levé plus tard, un peu raide, un peu douloureux, plus l'habitude de veiller, un peu bu, beaucoup ri. Sylvie nous avait raconté ses déboires, l'agonie d'un chevreuil sous son établi, raconté comme elle sait le faire -que faire d'un chevreuil mort sous un établi? Tu aurais ri toi aussi, tu aimais rire, et ce souvenir de ton rire qui me revient t'imaginant ainsi me fait songer qu'il faut aimer vieillir, les raideurs les douleurs c'est encore la vie, qu'il faut aimer les cheveux gris la peau qui se plisse, tu aurais tant aimé vieillir, voir Bastien grandir -comme il a grandi!-tu me l'avais dit, j'y pense ce matin en étirant ma jambe raide, et dans ce matin où chante le coq, je souris au chevreuil mort d'hier, et j'aimerais, comme jadis, attendre que tu te réveilles.

samedi 3 septembre 2016

C'est encore l'été

La douceur du matin, rouler vers le marché sur les feuilles grillées des châtaigniers surpris par la chaleur, penser à toi: tu aurais acheté à nouveau des melons, je n'aime pas trop ça. On serait tombé d'accord sur la courge spaghetti, après s'être demandé si ce n'était pas un peu tôt, c'est encore l'été, n'est-ce pas? Le ciel me répond oui, puisque tu ne réponds pas. Je l'ai pourtant prise, la courge spaghetti, je la cuisinerai comme tu aimes, avec un peu de crème, une pincée de muscade, beaucoup de parmesan. Avec qui la mangerai-je? Je ne sais pas, rien ne presse, la courge spaghetti se conserve longtemps. J'ai cherché des crevettes, je n'en ai pas trouvé, la poissonnière au bras tatoué m'a dit qu'il avait fait trop chaud, pas de beurre fermier non plus, pour les mêmes raisons: il n'y a plus d'herbe dans les prés, les vaches donnent moins de lait, la Normandie est stupéfiée par le soleil, la Normandie attend la pluie qui se fait désirer. Me revient alors le souvenir de la canicule, celle qui avait tué tant de vieux, un souvenir de septembre où l'eau était tiède à Houlgate, et les pelouses comme un tapis jaune entre Cancale et Saint-Malo, où nous nous étions retrouvés un week-end. C'était l'année où des enfants pataugeaient, bronzés comme des caramels, dans ce qu'il restait de la Vérone, près du petit pont sous les noisetiers, entre Saint Martin-Saint Firmin et Saint Etienne l'Allier, nous allions nous y promener quand vous veniez, il y a longtemps déjà, tu ne viendras plus. Sans toi les saisons se dérèglent, peu de fruits cette année mais du raisin précoce. Je suis rentré avec la courge, des prunes de Jumièges, les premières pommes qui moussent quand on les compote, pour retrouver le goût des fruits.

mardi 23 août 2016

Désert de Retz

Nous aimions, dans les forêts du dimanche, passer le mur éboulé dans la domaniale, voir les ruines en ruines, marcher entre les ronciers et les lierres qui couvraient le désert de Retz. Les arbres du parc s'étaient ensauvagés, ce n'était pas le sous-bois commun, mais d'autres essences que nous connaissions mal. Surgissaient entre les houx la colonne brisée, la pyramide glacière, nous ignorions leurs noms, ce que nous savions c'était l'abandon, vanité de la vanité. Notre enfance se faufilait entre les monuments détruits, en elle s'insinuait l'intuition d'une mélancolie globale, que nous savions éloigner d'une course, d'un rire, d'une tige de chèvrefeuille. Marcher dans le désert de Retz, c'était explorer un monde perdu, le parc où vont les bêtes, comme le disait la chanson que nous fredonnions en marchant, et quelqu'un s'en souvient peut-être. C'était plus Hubert Robert que Rancé, plus aventure qu'ermitage. Je vois que tout depuis a été restauré, reconstruit, que les ruines sont proprettes, que la forêt a reculé, qu'il faut payer pour visiter, que tu n'es plus là pour chanter, et c'est en moi qu'est le désert.

lundi 22 août 2016

Vue sur les îles

Je suis retourné au Logeo avec Philippe et les enfants diner de coquillages sur le quai dans l'ombre, quand le soleil rase encore les îles du golfe. Marc était là qui s'extasiait, comme c'est beau disait-il à son fils, vois-tu comme c'est beau? On a toujours dit Le Logeo, or sur la carte, c'est Le Logéo, sur la carte le nom des îles où tu aimais à te baigner, les îles où l'on allait en bateau, les îles aux plages tranquilles, aux lapins familiers, pique-niques des soirs de juillet. Gohivan, Stibiden, tu choisissais selon le vent, l'heure, la marée, tu choisissais selon les gens lorsqu'à la saison venue, la côte débordait de vacanciers. Tu aimais diner au Logeo -tant pis pour l'accent, je reprends notre habitude- nous avons aimé y retourner, il faisait si bon ce soir là, nous avons repris pour retrouver la voiture le chemin de douaniers où nous avions marché la dernière fois d'avec toi. La nuit était plus sombre, on n'y voyait plus bien mais c'était doux de faire ces quelques pas, les belles maisons à panorama, contourner les bâtiments blancs de l'ostréiculteur, c'était comme si tu étais là. Nous vivons avec et sans toi, nous reprenons la ronde des plaisirs d'été, et dans la nuit tiède, nous préservons ta place.

jeudi 11 août 2016

Retour d'été

Je reviens de Porto où tu n'iras jamais, il y faisait très chaud, des forêts ont brûlé. On a cherché la fraîcheur, on étouffait un peu dans le vieux quartier juif, c'était dur de dormir dans les cris des goélands perchés sur les vieux toits orange et le clocher de granit. Nous avons pris le bus vers les plages de Foz do Douro, j'aime les villes où les bus vous mènent à la mer, et là en quelques pas l'air du large, la digue où se brise la houle, et les rochers partout, des rochers d'Atlantique qu'expliquent des panneaux savants sur la promenade entre les cafés, granit et gneiss est-il écrit, d'autres noms que j'ai oubliés. Regardant les criques entre les rochers où s'étalaient les taches acides des parasols, les mares où trempaient les enfants, les laminaires qu’agitaient les bouillons blancs d'une écume forcée, me sont revenus d'autres criques, d'autres rochers et d'autres draps de bain, Le Croisic en somme, l'air humide d'embruns, la peau caramel des gosses pataugeant dans les vagues, et bien sûr c'est toi qui m'est revenue. Ce n'étaient pas les mêmes arbres, mais il y avait des tamaris et ces plantes de bords de mer qui n'aiment rien tant que le sel, dont les feuilles charnues rougissent. On en avait planté au pied du muret de la maison blanche, on en replantait parfois des pourpiers après les gels de l'hiver -c'était rare mais il gelait parfois. Jusqu'au sable grossier qui m'évoquait Port-Lin, la jeune fille assise devant nous dans le bus du retour en gardait incrustés quelques grains sur l'épaule. Et c'était encore toi, tes grains de beauté, et le sable qu'on rapportait dans nos sandales jusqu'à l'entrée de la grande villa.

lundi 1 août 2016

Canapé rouge

Catherine a rapporté à maman des photos de nous, enfants, des photos en noir et blanc, des photos que je connaissais, que j'avais oubliées, nous deux sur le canapé, toi encore presque un bébé, ronde encore, pas encore déliée, moi déjà le menton tendu, nous deux en pyjamas -des pyjamas à pieds- sur le canapé cramoisi qui servirait de lit d'appoint à Villepreux dans la chambre d'amis, mais la photo date de Mulhouse et nous y sommes tout petits. Une autre photo de moi seul où je ne me reconnais pas, maman et Maryelle assurent que si, si c'est bien moi, sans doute ont-elles raison, les vieilles dames sont impérieuses pour les choses du passé, c'est donc, à les en croire, il faut les croire, ce qu'il reste de nous, des sourires d'enfants joyeux sur un canapé sombre où nous montions sur l'accoudoir pour mieux nous y laisser tomber, je ne me reconnais pas mais me souviens du canapé dont l'assise était dure, je me souviens de nos galipettes et de tes poupées alignées, sages, et de mes voitures parcourant les coussins du canapé-monde, tombant dans des ravins sombres où je les oubliais. C'est sur ce canapé rouge que nous avons attendu que le père règle notre première télévision, que nous avons été déçus: pas de manège enchanté, mais la mire grise, d'interminables interludes. Nous avons repris les poupées, les voitures dinky toys, et nous avons joué sur le canapé.

dimanche 24 juillet 2016

Des bêtises et des baisers

Les gens me disent ce qu'il en est, ce qu'ils retrouvent. Ils me surprennent les gens, qu'ils t'aient connue ou non, ils se retrouvent ou pas et me le disent gentiment. De Villepreux, de Chavenay, de Feucherolles où vivait Sheila, leur enfance croisa la nôtre, et parfois ils sont restés là, ceux des lotissements, et ceux des vieux villages, et ils me rassurent sur les marronniers de l'avenue du mail, sur la statue de la mère et l'enfant au bout du chemin de Rambouillet et ils m'attristent en m'informant que la piscine du Prieuré où nous apprîmes à nager est détruite dès longtemps, idem, je crois, du Théâtre-MJC où tu appris l'art des émaux -tu n'étais pas très douée. Le collège Léon Blum n'est plus sous la voie ferrée mais à la place de la pépinière où il ne fallait pas aller, on y fumait de la drogue cancanaient les mères inquiètes, et comme moi -enfants obéissants et sages- tu n'y allais pas. De fait, ils me disent les gens que ce n'était pas ça, mais le lieu caché des bêtises et des baisers. Nous le soupçonnions je crois, mais nous n'y allions pas, les baisers nous n'aimions pas ça. Ils me rapportent des noms des lieux les gens, ils me font mesurer combien j'ai oublié. Cela revient pourtant, dans ce retour un peu de toi, grâce à ceux qui gentiment précisent, nomment corrigent, grâce à eux je me souviens mieux du Beffroi, de l'église laide, du Nova, de la boulangerie Gouin aux colliers de bonbons et coquillages collants. Je nomme à mon tour les gens qui nomment, les gens qui m'aident, Patrick, Elise, Catherine, Nicole, chacun rapporte ce qu'il peut, j’accueille tout, tout m'est précieux.

vendredi 22 juillet 2016

Tombé pour la France

Notre adolescence, une chanson d'Etienne Daho, tu chantais faux cela n'avait pas d'importance, j'aimerais t'entendre fredonner un air léger comme la jeunesse, reprendre le "n'importe quoi" de Tombé pour la France. Tu dansais un peu raide, nous n'étions pas doués pour la danse. Je me lève ankylosé, songe à la jeunesse envolée, je m'assois dans la lumière d'été et comme chaque matin je pense à toi, je fredonne le "n'importe quoi" de Tombé pour la France. Tes enfants chantent d'autres chansons mais c'est la même légèreté, puissent-ils chanter longtemps des refrains abscons, puisse la chanson durer, qu'importe qu'elle n'ait pas de sens, pourvu qu'elle étincelle dans les poussières d'été.

jeudi 7 juillet 2016

Le tour de la Pointe

Je tourne autour du tour de la Pointe, un tour de rien de tout, sept kilomètres sur mon compteur de vélo, c'était le tour et c'était tout, notre balade à bicyclette les jours où il faisait beau. Quand il pleuvait c'était en auto que les gens trompaient l'ennui en cherchant une crêperie, en regardant les flots gercés par la pluie. C'était la honte aussi, lorsque le père qui buvait trop décidait d'un tour en auto, avec nous, les cousins de passage, les jeunes comme il disait -quand il buvait il prétendait avoir dix-huit ans. Il prenait le volant bourré, roulait lentement pour observer les gens qui marchaient sur le port, le long de la côte, et désinhibé, s'épanchait en saillies sur les filles qui passaient, les décolletés, les robes courtes d'été. On aurait tant voulu être ailleurs, on avait envie de demander pardon à toutes les filles insultées, on priait pour qu'elles n'entendent pas ce qu'il disait d'elles, il parlait haut et fort. Nous étions les enfants d'un porc, qui jouissait de notre honte, nous regardant par le rétroviseur. Qu'il était long, alors, le tour de la Pointe, qu'elle était lourde l'existence, impérieuse l'évidence: il faudrait, pour survivre, rompre le cercle, et ne rien reproduire qui puisse lui ressembler.

dimanche 3 juillet 2016

Lorsque Chéreau est mort

Le lendemain de la mort de Chéreau, qui nous avait tant dit du monde et du désir, tu as pris la voiture et tu es retournée voir la maison blanche où le père n'était pas. C'était octobre après l'été d'Elektra, jamais je n'avais pleuré comme cela, de ce que Chéreau savait du frère et de la sœur, du sang des familles. Tu es partie ce lundi-là d'octobre, jour de lumière sur la presqu'ile, tu es passée devant la maison blanche et vide, tu as fait le tour de la Pointe, tu as reconnu sans reconnaître les lieux qui nous ont faits, qui nous ont défaits, et tu as pris la rue des coquillages, jusqu'à la petite plage d'où jadis nous partions sur le Traict en planche à voile surprendre les oiseaux près des marais salants et nous émerveiller de la rouille des salicornes, de l'améthyste des statices et du bleu des chardons de sable. Tu m'as dit plus tard, que ce lieu était celui où tout retrouver, lorsque je voudrai, à mon tour, me retourner. Tu étais déjà malade, et toi aussi, tu allais mourir, et lorsque tu as appris la mort de Chéreau, du cancer lui aussi, tu es partie et tu es passée à Port-Lin, et tu as longé la villa de granit où le grand-père tâcha d'avoir une pelouse qui grillait à chaque tempête, tu as longé la plage, dépassé le Club Mickey où nous avons fait de la gymnastique, la plage où Chéreau –le savais-tu ?– a tourné Son frère que je n'avais pas voulu voir. Tu as dû repenser à La solitude des champs de coton, dans cet hiver glacial à la manufacture des œillets d'Ivry, il jouait brutalement et dansait comme un ours sur un morceau de Massive Attack, nous étions ressortis altérés, jamais nous n'avions vu plus fort que ce théâtre-là, cette vérité des corps. Le lendemain de la mort de Chéreau, tu as fait le tour du passé, pour vérifier que tu vivais encore.

lundi 27 juin 2016

Au pied du chêne

Un samedi d'hiver, forêt de Saint-Germain le père nous promena, le père avait besoin d'air, le père nous faisait prendre l'air, qu'il fasse chaud ou froid. Un samedi d'hiver, dans la forêt grise, nous marchions dans le sous-bois, reprenant les sentiers sans rien chercher qui vaille -rien ne pousse en janvier, les arbres sont nus, les herbes rares, les ronciers comme rouillés, le lierre sombre semble noir et la nuit près de tomber sitôt le jour levé. C'est un début d'après-midi, nous marchons vite contre le froid, l'haleine se fige en de drôles de fumées, nous prenons l'air il est glacé. Qui de nous deux le trouva assis au pied du chêne, je ne me souviens pas. Prudents nous avons contourné le dormeur sous le chêne, rejoints par le père qui l’apercevant nous prit par la main, nous entraîna vite, nous avions peine à suivre, nous ne comprenions pas mais nous n'osions rien dire. C'est à la voiture qu'il nous expliqua, le dormeur ne dormait pas, le dormeur était mort, le dormeur était froid, puis repartit le voir, vérifier ce qu'il savait déjà. A l'arrière de la 504 nous avons verrouillé les portes, attendu son retour. Ce mort entrevu, vêtu de marron, ce mort à la peau grise, ce mort sans visage -le père dira, après, qu'il avait été tué, je ne saurai jamais ni comment ni pourquoi- ce premier mort dans nos vies nous terrifia, et longtemps revint dans nos rêves. Dans la 504 garée près du commissariat où le père déposait, tu m'as dit: Entends-tu mon cœur qui bat? et en effet je l'entendais, et ces mots-là plus encore que le mort me frappent aujourd'hui où comme chaque jour je pense à toi vivante.

dimanche 26 juin 2016

Enfants sous la pluie

Reste qu'il pleut, comme souvent à l'ouest, et que la pluie qui tombe tombe pareillement sans toi, que tu sois morte ou non, mais sous la pluie je voudrais voir ton ciré jaune de petite fille ou ton Kway des années soixante-dix, et bien plus encore, tes mèches salées sortir de la capuche. C'était le temps où les enfants jouaient dehors, un temps de joues rouges et de jambes nues, de culottes courtes et de kilts, de pulls marins aux boutons sur l'épaule, de bottes de caoutchouc et de sandales trempées dans lesquelles glissaient nos pieds sales. Nous visions les flaques, ce n'était pas permis. Où courrions-nous, enfants de l'averse? Vers le fort de l'île Dumet, où nous rêvions au Club des cinq? Vers la maison de Denise, en haut du verger? Les enfants courent gratuitement, tout à la joie des flaques, à l'odeur de goudron rafraîchi. Les enfants ont les pieds sableux, les bottes boueuses, dans un bonheur d'éclaboussures. Les enfants sous la pluie sont des enfants heureux.

vendredi 24 juin 2016

Trappeur

Il y avait Marly, il y avait Saint-Germain, c'étaient les domaniales, les grandes forêts où nous menait le père aux joies dégoûtantes, évitant les clairières et les larges allées où jouaient les autres enfants pour préférer les broussailles où dénichant la grive ou le merle, il nous montrait comment percer l’œuf bleu turquoise, souffler dedans pour en extraire la glaire d'albumine et l’embryon sanglant. S'en souvenir, c'est rester incrédule, mais notre écœurement je le revois, et la collection d’œufs soigneusement classés dont tu avais la garde, je m'en souviens, des cases de plastique, du coton de couleur, les mouchetis étranges sur le calcaire translucide des coquilles vidées. De même, au Croisic, en été, des papillons épinglés, les plus beaux, les plus rares à nos yeux, le paon du jour, le machaon, la grande tortue et le vulcain. A Marly, à Saint-Germain, il fut bien à sa manière un petit ogre flairant champignons et lapins, comme au fond des jardins de famille il piégeait les petites filles. Marly ou Saint-Germain, même forêt au fond, mais le père divisait au gré des saisons, des cueillettes, de ses pulsions, c'était Marly ou Saint-Germain, c'était son territoire qu'il arpentait en forestier, nous stoppant d'un regard lorsqu'un chevreuil apparaissait, humant le terrier d'un renard. Passages de bêtes herbes couchées, collets, bauges de sangliers, poils laissés dans les ronces, empruntes dans la glaise auprès des mares vertes, il inventoriait en trappeur haletant les traces, il poursuivait sa guerre dans un monde de signes dont il tirait jouissance.

dimanche 19 juin 2016

Sous le vent

Avec des os de seiche, avec du bois flotté, avec des bâtons d'esquimaux Frigécrème, nous avons construit des bateaux qui chaviraient toujours, on ne comprenait pas pourquoi. Des voiles de papier, des mâts toujours penchés, l'odeur de la colle Seccotine, en avons-nous fabriqué des jonques, des sinagots… On les ménageait pourtant, on choisissait des mares à l'abri des vents, en vain: ça n'existait pas les mares à l'abri, nos esquifs ils versaient toujours, faute de dérive, de quille, d'équilibre. Parfois nos voiliers trop légers s'envolaient, ce n'était pas le but, cela nous étonnait, et nous courions sur les rochers les chercher où ils avaient chu -ils ne volaient jamais bien loin. Nous avons appris-là, bien plus qu'en planche à voile, la leçon des vents qu'on ne maîtrise pas. Les vacances au Croisic, ce furent aussi des ballons perdus, des cerfs-volants empêtrés dans les fils électriques, des avions de balsa, des avions en plastique aux hélices mues par un élastique qui trop vrillé rompait, des hélicoptères fracassés sur le toit. Le vent nous prenait tout, le vent nous échappait.

dimanche 12 juin 2016

Se méfier du soleil

Retourner à Vannes, ne pas t'y retrouver, c'est frapper le lieu d'irréalité. Ta chambre, le jardin, les rues aux murs de pierres tremblants de polypodes, les lézards gris les lézards verts, le port en contrebas les échos du bagad, Philippe, les enfants, tout te survit, le golfe indifférent, je te survis je ne sais pas comment. Les saveurs sont inchangées, la lumière semble éternelle qui ruisselle sur les îles où nous aimions marcher, les plages bien cachées où tu aimais tant nager, où te méfiant du soleil -il faut se méfier du soleil- tu ne demeurais jamais longtemps. J'arpente l'inchangé, je vérifie, incrédule, ton absence, et ce sentiment insensé que ce n'est pas toi qui est morte, mais que le monde te cache et me ment, comme il me ment le monde en te cachant, comme le soleil t'efface, comme ils sont cruels les rires des enfants sous les remparts de Vannes où tu manques absolument.

samedi 4 juin 2016

Occidentés

Nous quittons la maison blanche, il vient de pleuvoir et sur le chemin, l'odeur du goudron chaud, nous allons à la plage où la mer semblera tiède, nous allons mouiller nos pieds dans les herbes des marais, nous partons au cinéma qui ne passe que de vieux films pas de notre âge, peu importe, nous allons, c'est ce qui compte ces mois d'été, qu'il pleuve ou non, à vélo ou à pied, nous connaissons toutes les routes, tous les sentiers de la presqu’île, toutes les crêperies quand nous avons l'argent. Ce furent vacances éternelles, recommencées pendant vingt ans, à ne pas comprendre qu'on puisse aller ailleurs, à tout ignorer et du Nord et du Sud, nous poussions jusqu'à la Pointe, plein ouest, notre finistère minuscule. Un espace occidenté, où nous avons couru, nagé, bondi plongé, et la terre était encore du sable grossier, et les rochers saillaient dans les champs comme ils fendaient la mer. Tu m'apparais avec ton seau, petits crabes verts, crevettes, bigorneaux, tu portes un bob rouge dont l'envers est fleuri, tu sautes d'une mare à l'autre, tu cries quand te saisit la vague, la première, celle qui transit, tu as des grains de beauté sur le dos, des grains de sable collés aux pieds, des éclats de mica mieux qu'un bijou pour scintiller, des traces de sel lorsqu'au soleil revenu tu t'offres à sécher. Nous revenons à la maison blanche, affamés, fatigués, minceur d'enfants heureux d'un bonheur élémentaire.

dimanche 29 mai 2016

Denise aux crevettes grises

Dans la cuisine de Denise, l'ennui n’existait pas, elle faisait mille choses à la fois, préparait les repas, épluchait des tonnes de pommes -dans la cuisine de Denise, une éternelle odeur de compote- nous inventait des jeux, jurait de tous les mots interdits au salon, et de bien d'autres encore que nous ne connaissions pas, mais qui nous enchantaient, et de sa blouse rayée bleue sortaient des doigts meurtris par le travail et les engelures, des ongles fendus sur toute leur longueur. Elle avait connu la misère, disait maman, et ce mot seul nous faisait peur puisqu'il avait fendu les ongles de Denise qui n'en parlait jamais, nous plantant là quand nous voulions savoir, courant au cri de la marchande de crevettes grises -la marchande disait coeurvette c'était un temps d'accents normands- pour marchander comme si sa vie en dépendait. Ton goût pour ces crevettes ne t'a jamais quitté, il fallait les acheter vivantes et les faire cuire quelques minutes à l'eau salée, les laisser refroidir entre deux torchons bien pliés, elle y était experte, Denise, et tu observais comme moi ce rituel, et l'odeur qui couvrait pour un temps celle de la compote nous ouvrait l'appétit comme rien, depuis, n'a jamais su l'ouvrir, ni les étrilles du Croisic, ni les bouquets de Penerf. Même lorsque malade les odeurs de cuisine t’écœurèrent, même lorsque les aphtes te privèrent de fromage, jamais tu ne perdis le goût pour ces crevettes, et j'ai fait bien des kilomètres pour pouvoir t'en rapporter, tressautantes entre deux feuilles de papier noir. Tu n'as jamais aimé que je prétende changer la recette, les faire sauter avec un peu d'huile d'olive et d'ail, en cela tu restas fidèle au rituel de Denise, quelques minutes à l'eau salée, et les torchons étendus sur la table de la cuisine sur laquelle elle les étalait, rosies par le bouillon, de ses ongles fendus.

jeudi 26 mai 2016

L'aérienne

Tu reprends ta course. Tu as tout le temps de l'enfance et ce sont marelles, balle au prisonnier, tu t'élances, je te vois t’élancer de toutes tes jambes maigres de sauterelle de huit ans, dans la cour de l'école, sur la place, et je te pousse sur la balançoire jaune et verte, et nous nous penchons au passant guetter les carrioles du marché dont les chevaux rares nous émeuvent. Cours, que ton cœur batte encore dans le cœur de l'enfance, le temps ne saurait te rattraper, chante faux les chansons que nous aimions enfants, lance la balle ou le volant dans le vent du Croisic, ton souffle défie le cancer, tu cours en moi dans le pré voir Denise, elle a pour ces occasions, des bonbons collants en forme de coquelicot rouge. Prends ma main, le père s'éloigne et nous allons vers la mer bleue, grise ou verte, et grisés nous sommes du présent de nos muscles frêles, et légers nous flottons dans ces maisons bourgeoises où les secrets menacent les corps des petites filles. Tu reprends ta course, jusqu'aux haies de fusains, de troènes tu t'y caches et nul ne te trouvera blottie, et jamais je ne trahirai ta présence. Cours contre le vent, contre la pente et la marée, rien ne te retient plus, tu lances le frisbee qui te revient biaisé par la rafale, tu te balances sur le trapèze du Club Mickey la tête en bas, tu t'envoles sur le trampoline, tu rebondis sur le gros ballon bleu où s'affiche la réclame pour Milky-Way (la barre de chocolat mousse), tu échappes à l'érection hagarde du père et tu respires, dans la poussière d'été, délivrée de la pesanteur.

mardi 17 mai 2016

Guetter les signes

Je rentrais du travail ce soir, à la radio une chronique: le festival de Cannes, Julieta d'Almodovar, puis un autre film, sur la perte dit la critique. J'en ai oublié le titre, je ne sais rien du cinéaste. L'argument simple dit ceci: un frère, une sœur, un serment: le premier mort fait signe à l'autre. Le frère meurt, sa sœur guette les signes.
Ce serment que nous n'avons pas prononcé me bouleverse au volant au point que je m'arrête. Quels signes, d'où viendraient-ils, quel tremblement dans l'air, quelle couleur pour les feuilles tendres du printemps trop vert? Dieu m'est plus mort que toi que je sais morte, dont je n'attends pas le retour, le printemps revient mais pas toi. Quels signes, quel frisson sur les bords de Seine, quelle palpitation d'oiseau? Ta mort certes, mais tu m'habites, tu me hantes, et je revois ton cou frêle dans la chemise de nuit bleue. Dieu non, foutaise de résurrection, mais ta présence certes, et désormais je crois aux fantômes, je les accueille, ils le savent qui viennent sans que je les guette.

lundi 16 mai 2016

La barre au front

La mémoire est trouée tu sais, j'ai la pente à l'oubli, mais je persiste et dans la nuit reviennent des images. On m'y aide on m'écrit, telle cousine se signale et m'encourage loin des chuchotis pitoyables de ceux que la lâcheté disqualifia. Maman se souvient, elle aussi, et me rappelle, incidemment, comment le père se trahissait quand il avait la barre au front. J'avais oublié cette barre, qui lui venait sur le visage, entre les deux sourcils, le souci disait-on, la honte à fleur de peau, c'est ce que j'aimerais croire, mais pas de honte pour le père obscène qui fit valoir ta lettre pour s'ériger en victime dans le marécage des complaisances écœurantes où tant se sont vautrés. Tu n'imaginais pas le destin de ta lettre, tu es morte persuadée qu'elle resta lettre morte, qu'il l'avait déchirée, mais c'était encore optimiste et faire peu de cas de son malin génie. Ce père, c'est toujours pire. L'imaginer drapé dans son mensonge, se targuer de ta lettre comme d'une infâmie, nier ce qui fut avec la dernière énergie, comme à ce qu'il paraît il nia pour Lili, jouir de piétiner l'innocence et cacher dans ses rides la barre rouge de son front plissé par l'effort, lutter contre le stigmate et se rêver en saint, cela me donne la nausée, cela réveille mes souvenirs et la colère j'en ai pour deux.

samedi 7 mai 2016

Ce qui fait retour

Je reviens à ces jours, au coup de téléphone, ton dernier, où tu m'as demandé d'écrire ce qui avait fait notre enfance, l'ombre et la lumière as-tu dit. J'ai répondu que j'avais déjà quelques textes, je te les ai apportés le surlendemain au CHU, ils t'ont plu mais tu ne t'y es pas retrouvée, tu ne me l'as pas dit ainsi, tu as parlé de Honfleur et du Croisic, pour toi l'enfance était bien davantage du côté du soleil et des murs blancs de la presqu'île, et pour moi ce n'était pas si net, aujourd'hui encore je nous revois sur la luge à Mulhouse, dans les greniers de Honfleur -il y avait au plancher un trou d'où l'on voyait la Simca de grand-père- à Provins sur la pelouse où nous dressions des tentes faites de tabourets, de manches à balais et de couvertures militaires, à Villepreux dont tu parlais peu, mais où nous étions repassés un jour où nous allions acheter des étagères Ikea, et rien n'avait changé mais le monde s'était rétréci à voir la place minuscule et ses acacias rue du ruisseau Saint-Prix. Mais pour toi le Croisic l'emportait, terre d'enfance, et les dernières semaines Laurent notre frère de vacances était venu souvent te voir, et il avait su faire renaître ce monde qui m'évoque aujourd'hui les sandales en plastique obligatoires sur les rochers, ses allergies au soleil qui le tachetaient d'orange, les pêches au haveneau, les courses à vélo, les tables à rallonges où venaient s'asseoir une myriade de cousins, d'amis et d'oncles -mère et tantes cuisinaient, ce n'était pas vacances pour tout le monde, et nos appétits d'enfants étaient infinis, et nous avions pour nous le temps éternel des semaines d'été. 
Je n'ai plus le temps mais je le prends pour toi, je lance mes filets dans ce passé où je peine à me pencher, ce que j'en ramène c'est peu, j'en fais ce que j'en peux, et je pense aux tableaux de feutrine où le père du père collait à la Sécotine des coquillages avec rigueur, à la façon des vitrines des vieux musées d'histoire naturelle.

jeudi 5 mai 2016

Fenêtre ouverte avec chants d'oiseaux

Le tueur de tourterelles se levait tôt, buvait son café au lait, y trempait ses tartines dans la fraîcheur des murs blancs de l'été. En juillet il chassait les canards à Saint Philbert, et revenait déposer les proies sur la table de la cuisine et bientôt dans la maison blanche, une odeur de plumes brûlées. Nous nous levions tard dans ces lumières abruptes où dansaient les poussières, faisant scintiller les triangles des outeaux de nos deux chambres sous les toits. C'était avant qu'on leur bricole des volets de contreplaqué marine, qui prolongèrent nos nuits et firent cesser la danse. Si j'y pense ce matin, dans le bureau sous le toit de ma vieille maison, c'est qu'au loin j'entends les roucoulements d'une tourterelle, qui couvre par instants les merles et les pleurs de bébés des chats ensauvagés. Tu n'es pas dans la chambre à côté, tu n'es plus nulle part, nulle part pour te lever et brosser tes cheveux blonds. La tourterelle s'est tue, mais pépient des oiseaux indistincts et la poussière danse par la fenêtre ouverte. C'est le premier jour où il ne fait pas froid le matin. A mon tour j'ai l'âge de me lever tôt, tous les jours je déjeune seul et je me souviens des heures de l'enfance avec toi, de ce qui s'est refermé, de ce qui parfois s'entrouvre, dans un chant de tourterelle.

dimanche 1 mai 2016

Mieux que muguet

Fleurs de poiriers nacrées -les vieux poiriers sont taillés en hauteur, en poire disent les jardiniers d'ici- fleurs de pommiers qui neigent sur les prés après la pluie rose des cerisiers, c'est le temps lumineux des arbres en fleurs et sous le soleil encore froid du dimanche, l'illusion du cycle, du recommencement. Reviendrait le temps du bon vivre, reprendre le chemin du marché, acheter des fleurs de saison, on aurait nettoyé les vases. On se verrait bien refleurir, aller au marché avec toi choisir les renoncules, les ancolies, et des pivoines rouges et blanches qui ne tiennent jamais, quitte à les voir neiger penchées sur la console.

jeudi 21 avril 2016

"Dégommons ce connard de dieu"

Le matin qui suivit ta mort, je suis allé chercher des croissants à la boulangerie Porte Saint Vincent, suis remonté à la Garenne. Rentré chez toi je me suis assis dans la cuisine et j'ai attendu que tes enfants se lèvent pour leur apprendre ton décès, puisque plus rien alors n'était urgent, et que plus rien ne m'était plus précieux que leur sommeil. Thalie s'est levée la première, et je lui ai dit que tu étais morte et ce fut tout, puisqu'elle savait l'échéance imminente, et qu'elle s'est toujours tenue droite. Sont venus ensuite et Bastien et Thibaud, et je leur ai dit et là aussi ce fut tout. Philippe est rentré de l'hôpital avec le sac de tes affaires, et Thalie a cru pouvoir ranger et elle ne l'a pas pu et ce fut la seule fois où je l'ai vu pleurer. Quand j'ai écrit le texte à lire pour la cérémonie, ce memento qui ne regarde que ceux qui t'accompagnèrent, je l'ai lu à chacun d'entre nous. Je suis monté à l'étage où Thalie était dans sa chambre. Elle a écouté, puis approuvé. Placardée au-dessus de son bureau, une petite feuille où elle avait inscrit le seul vers que je lui connaisse: "Dégommons ce connard de dieu". 
A Noël, nous avons fui la maison pour Vienne, vu les musées, j'ai ronflé à les empêcher de dormir. Dans les toilettes d'un restaurant japonais, des cartes postales offertes ont retenu notre regard, il y était écrit: "Fuck 2015" et c'était tout. Nous n'avons rien dit mais en avons pris un stock. Et ce fut tout.

dimanche 17 avril 2016

Dimanches d'été

Notre patience au Croisic, lors de la messe du dimanche, tenait pour beaucoup, je crois, à l'attente de l'après. Nous chantions les niaiseries dominicales, la tête ailleurs, plus précisément à la bibliothèque populaire où maman nous menait au sortir de l'office. Plus que les romans -nous avions à la maison tout le nécessaire-, c'étaient les bandes dessinées qui nous faisaient rêver. On les y louait à l'unité, nous les prenions par douzaine. Tif et Tondu, le Génie des alpages, Bernard Prince, le vagabond des limbes, Philémon, Chlorophyle, Benoît Brisefer, Blueberry, Gaston Lagaffe, que n'avons-nous dévoré? Il fallait cependant patienter, subir l'interminable déjeuner chez la tante Annick, le melon au porto (pour nous c'était sans porto), le veau Orloff et les sorbets de la sorbetière SEB, toujours paillés de cristaux d'eau. Nous ne plongions dans l'aventure qu'au café des adultes, et il fallait nous arracher aux planches qui nous appelaient vers un autre monde sans ennui, où régnait la couleur, où l'on ne chantait pas comme Maria dans la cuisine "le Seigneur fit pour moi des merveilles" -quelles merveilles? on ne savait pas.

samedi 16 avril 2016

Santo Spirito

Tu connaissais Florence, c'est une ville que tu aimais, comment ne pas aimer Florence? Tu avais grimpé jusqu'en haut du dôme, c'était au temps de ton grand souffle, Philippe pris de vertige s'était arrêté. Je n'y ai pas grimpé, trop de monde et ma claustrophobie dans l'escalier étroit, mais j'ai gravi la colline de San Miniato jusqu'à la "belle paysanne" où tu n'es pas allée, et moi aussi, j'ai vu la vue, mais d'outre Arno. Avec Laurent nous avons pris le soleil sur les places, acheté des oronges séchées au marché central, comparé les jets de sang jaillissant du flanc du christ au couvent San Marco où Fra Angelico n'est plus frère mais bienheureux, moi toujours ton frère mais certainement pas saint. A cinq heures sous l'orage, place Santo Spirito, l'averse nous a figés sous un parasol de café, s'est abattue sur un estropié au plâtre bleu qui cuvait sur les marches de l'église. Un serveur est allé le secouer sans succès, un clochard s'est approché lentement sous l'averse, claudiquant sur les pavés, l'a couvert d'une courtepointe rose. D'autres personnes ont bravé la pluie, ont relevé le malheureux, l'ont installé sous le porche sans que le gardien de l'église esquisse le moindre geste, occupé à lisser ses gants de cuir pour les ranger dans sa poche à l'abri des gouttes. le clochard claudiquant est retourné sous les arbres qui ne protégeaient pas de la pluie, a quitté leur couvert, et a hurlé, du milieu de la place auprès de la fontaine: Vergogna! et c'était le mot juste. Nos verres de vino nobile de Montepulciano nous ont semblé amers, et le christ gracieux du jeune Michel-Ange installé dans la sacristie, indifférent.

lundi 4 avril 2016

Y regarder à deux fois

Toutes les couleurs du printemps, de nouveau, sans toi de nouveau: Point le jaune vulgaire du colza, celui des genêts partout s'épand sur les rochers, maman s'émerveille du tapis de violettes sous sa fenêtre, ton fils, amoureux, rayonne et cuisine pour sa jolie brune. Boire un verre pointe d'Arradon, guetter Bastien qui ne voit rien sans ses lunettes, il remonte un catamaran sur la cale sèche du club de voile, il fait bon. Des enfants lancent des pierres dans la mer, des jeunes filles font des selfies en pouffant et se les envoient, tout cela sans toi. Philippe me parle du chantier qu'il relance, de la maison qu'il faudra quitter pour des mois, qui a bien besoin de travaux: il y a des trous dans le sol de la cuisine, la fenêtre ne s'ouvre ou ne se ferme plus, on ne sait pas très bien. Ces travaux sans toi, c'est avec toi qu'ils furent conçus, tu n'en verras pas le résultat, mais la maison ressemblera à ce que tu aurais voulu. Je lis Mémoire de fille d'Annie Ernaux, je le lis pour toi aussi, tu aurais aimé ce livre exact et cru. Je me dis qu'elle aurait su mieux que moi dire qui tu fus, comment naquit la femme de la petite fille que je m'échine à susciter. Mais de notre enfance il ne reste que ce que j'en garde, et je me garde des photos au soleil menteur, au bonheur obligé, où tu figures, où tu souris, je ne me plonge pas dans les papiers qui font mal, je n'interroge pas maman. Je contemple nos paysages après le malheur, ils n'en portent pas trace, je ne leur en veux pas, leur temps n'est pas le nôtre et leur temps connaît ses propres catastrophes. Je les regarde, deux fois, une pour moi, une pour toi.

samedi 19 mars 2016

Présence sensible

C'est donc aujourd'hui. Mais non rien ne se boucle, et autant te le dire, parler du jour de ta mort comme d'un anniversaire m'est impossible, pas plus que je ne considère la formule convenue qu'on m'assène parfois: non je ne fais pas mon deuil. T'écrire c'est maintenir un lien vivant, les couleurs acides de l'enfance passées par le filtre des diapositives, c'est saisir à l'occasion un retour qui fait mouche, saisir ce qui me saisit dans l'air et me ramène à toi, ta façon bien particulière d'affirmer c'est n'importe quoi, ton sourire fêlé de fossettes, tes cheveux, cet épi qui blondissait l'été, la couleur indécise de tes yeux noisette un peu verte, tu demeures inscrite dans le monde sensible, j'entends par-là qu'à chaque instant le moindre coup de vent, la fleur courbée vers le talus, l'odeur du poisson frais, le soleil qui perce l'averse, le reflet d'un nuage sur une mare, les Litanies de la Vierge de Charpentier, un morceau de pain trempé dans une fondue fribourgeoise, la chair sanglante d'une pêche de vigne, la guitare de George Harrison, une toile de Veira da Silva ou un verre d'Irancy, à chaque instant, dis-je, une sensation peut surgir, se déployer, se déplier, te faire revenir, et moi reconnaissant, te reconnaissant, de t'accueillir.

dimanche 13 mars 2016

Nos maîtres d'école

Ils sont revenus du passé, tu en aurais été heureuse, Philippe me le confirme, tu aimais, comme moi, les évoquer. Ils m'ont écrit après avoir lu les lignes qui parlaient d'eux, nos maîtres d'école, et lisant les autres textes, ils ont appris ta mort, alors ils m'ont écrit, nos maîtres d'école, et j'aurais tant aimé que tu partages ma joie de ce retour d'enfance, je sais que tu l'aurais partagée, je sais quels souvenirs nous aurions fait surgir, la classe bien sûr, le plaisir des leçons, les promenades Chemin de la Comtesse, mais pas seulement: ils étaient les parents d'Anne, ta meilleure amie, et nous avons souvent passé nos mercredis chez eux. Aux mots que je lis d'eux, je les retrouve, je me souviens de leur maison à Villepreux, au Prieuré, des gâteaux de Maryse, du sourire bagué d'Anne (toi aussi, tu as porté autour des dents ces appareils qui firent la fortune des dentistes). C'est Laure leur cadette qui tapant le nom de ses parents sur Google, les a trouvé nommés ici. Elle était timide Laure, jusque dans son sourire. Reviennent alors les sorties de fin d'année au zoo de Vincennes, le rocher aux singes, les odeurs des fauves, et les animaux de verre filé que tu achetais là pour en orner ta chambre. Revient leur 4L et une journée à la Mer de sable d'Ermenonville, Anne écoutant des disques de Serge Lama, tout une enfance, notre enfance en sa lumière, et la chaleur intacte de ces gens de bien, nos maîtres d'école.

dimanche 6 mars 2016

Écrivant mars

Se boucle, ce mois-ci, la première année sans toi, pas besoin de calendrier: les fleurs le disent sous la gelée, c'en est fini de février, mais nous sommes dans ces temps où l'hiver est plus doux que le printemps qui cingle, et mars, en dépit des jonquilles, m'est une Toussaint violente. Les fleurs sont en avance, on ne peut pas comparer disent les jardiniers, une année ne fait pas l'autre, mais l'an dernier, tu me l'avais dit, si attentive à la vie qui te quittait, l'an dernier déjà, les fleurs avaient anticipé l'appel. Je vois par la fenêtre les derniers perce-neige, les narcisses, les primevères. Lorsque pour la dernière fois, nous sommes sortis de l'hôpital pour prendre le soleil, je me souviens que fanaient les crocus et qu'explosaient d'un rouge invraisemblable les massifs de tulipes, et ce fut très joyeux de pousser ton fauteuil, de se laisser porter par l'allégresse des plantes. Ce mois-ci boucle, un vieil oncle est mort et à l'enterrement revoir certains de ceux qui étaient venus au tien. Moins de fleurs pour le vieil oncle, plein de robes d'avocats et quelques vieux chantres ânonnant le rite latin. Je suis rentré glacé, et je pense, t'écrivant, aux premières tulipes, et je te rêve un paradis païen.

mardi 23 février 2016

Un autre temps

J'aurais aimé te raconter cela, ce retour d'enfance impromptu dimanche. Celui qui me parle je ne le connais pas, mais très vite il évoque les Yvelines, Villepreux, Chavenay où il habitait, comme c'est étrange ce que les lieux reviennent. Dans une haie, à Chavenay, coulait une source claire où nous rêvions de boire, mais le père nous le refusait, à raison sans doute. Il me rappelle que le collège s'appelait Léon Blum, qu'un garçon avec qui je suis allé en classe à l'école Jean Rostand habitait chemin de Rambouillet, ils étaient scouts ensemble, et le nom revient, Philippe Gautier. En vieux professeur de français, je me demande si Gautier souffrait un "h" ou non, je ne sais plus, mais je revois son visage tout en longueur, et plus tard je me demande si je n'ai pas confondu avec Frédéric Leclerc, c'est bien possible, les retours sont si incertains. Resurgissent les noms des voisins, des copains, Yann Delpech, Ronan Kérodren, et le chemin de Rambouillet pris chaque jour pour aller au collège, lentement, car Laurent interdit de vélo par sa mère déposait son cartable sur mon porte-bagage. Lui évoque d'autres lieux, la piscine où l'on m'a poussé à l'eau pour m'apprendre à nager, le lotissement du Prieuré, le théâtre du Val de Gally, et à ce nom tu m'apparais concentrée un jeudi après midi à fabriquer des émaux à l'atelier de travaux manuels qu'animaient des réfugiés chiliens -c'était un autre temps, les réfugiés on les accueillait dans les municipalités socialistes, socialistes ça voulait dire de gauche, et Villepreux était de gauche, même le curé disait la messe en pull-over rouge devant grand-père indigné. C'était un autre temps où les familles de droite comme la nôtre envoyaient sans crainte leurs petites filles fabriquer des émaux avec des réfugiés chiliens. Au théâtre du Val de Gally, j'ai vu Le malade imaginaire joué par une troupe africaine, et cela m'a beaucoup surpris, j'avais dix ans, et je n'ai pas ri. Dans la même salle plus tard, au ciné club, nous avons vu plein de films pas de notre âge -c'était un autre temps où une mère catholique qui faisait le catéchisme aux enfants ne voyait nul inconvénient à ce que les siens voient des films ardents, Bergman à quatorze ou quinze ans, Sonate d'automne et toi pleurant à mon grand étonnement.

mercredi 17 février 2016

poisson grillé 2

Il aurait fallu dire la part du père dans la pêche, sa marinière délavée, le pull dont sa mère avait honte, pull bleu raccommodé. Ce serait justice de rappeler qu'il fut source de ces joies-là, qu'il fut patient à nous apprendre les gestes qu'il faut pour ne pas affoler les bêtes, comment savoir faire silence et se mouvoir lentement, sur l'eau comme dans la forêt. Nous lui devons le nom des arbres, des oiseaux, des poissons et des crustacés, nous lui devons de ne pas écraser les champignons, de cueillir les bons. Les poissons grillés, c'était lui qui les préparait. Au père l'art du feu, le barbecue rituel. Mais voilà je suis seul à me souvenir, et injustement, parce qu'il fut injuste, je décide ici que le bonheur ce fut sans lui, malgré lui, contre lui. il disparaît du bateau qu'il pilotait, il ne plonge plus, il ne pêche plus, ses mains sont sans effet sur les braises. Les cèpes, c'est sans lui que je les trouve, les poissons je ne les grille pas. Il te survit, mais en moi pour toi toute la place toute l'enfance et pour toi toute la lumière, et limpide tu l'annihiles, et morte tu lui survis dans ce territoire dont moi seul j'ai la clé.

Poisson grillé

Il faudrait revenir aux îles, retrouver les criques où nous avons pêché, prendre le bateau pour Hoëdic, et marcher sur la lande aux odeurs d'anis et d'asperge sauvage. Les îles ne protègent de rien, mais Dumet, Houat, le plateau découvert lors des grandes marées autour du phare du Four, la joie des laminaires en dessous du bateau, tu aurais aimé j'en suis sûr les revoir un été où, moins souples sur les rochers, nous aurions cependant crocheté des dormeurs et d'une main retrouvant les gestes de l'enfance, capturé des étrilles en évitant leurs pinces. Au retour, nous aurions laissé filer les lignes, et pris quelques maquereaux goulus, une orphie à la chair verte, celle-là aurait serpenté un instant à la surface des vagues, avant de se tordre au fond du zodiac, et nous aurions été bien déçus, car c'était toujours le bar dont nous rêvions et que nous ne ferrions jamais. Tu aurais bronzé, j'aurais rougi en dépit des crèmes, et nous serions rentrés fatigués, heureux d'un bonheur dont l'été fut prodigue. Le soir, nous aurions mis sur le poisson grillé du beurre fondu, du gros sel gris et un jus de citron.

mardi 2 février 2016

Ta part du monde

Le jour rallonge un peu, c'est l'heure des lumières rases. Voilà dans la vitre de la chambre un reflet rose orange, et sous cet éclairage l'hiver semble une fiction d'où sourd l'envie de ne pas perdre l’occasion d'une joie. C'est toi qui m'a appris cela, moi je serais du genre à laisser couler l'eau. Tes dernières années t'ont changée, saisir le temps te fut un art, et la lumière sur le Golfe, certains jours décida de tout. Il n'était plus question de rater l'occasion, et de mois en mois, virtuose du kairos tu fus là si absolument, comme ce midi tardif à Conleau, où nous avons pris le soleil, de ce qui s'appelle prendre, avec Philippe, comme des petits vieux sur un banc, dans un décembre irréel de transparence, et pour la dernière fois tu sus prendre ta part du monde dans ce jeu d'îles et de reflets, et une fois encore il fit bon vivre à côté de toi.

mercredi 27 janvier 2016

L'eau des mares

En ce jour gris de courte vue, de pauvre lumière, je m'en retourne vers l'eau des mares au reflux, sous les grands rochers au granit un peu taché de goudron, à Port-lin, après le club Mickey, en contrebas de la belle villa, la seule qui soit du côté mer de la route. Nous plongions le regard plus encore que nos épuisettes dans ces petits mondes clos dont nous étions les dieux patauds: les coquillages se refermaient sous nos doigts, crabes verts, crevettes translucides se cachaient sous les algues brunes et rouges, dans ces volumes illusoires qu'elles développaient sous la loupe de l'eau. Entre les pierres d'autres crabes, des bigorneaux, des anémones renfrognées dans l'attente de la marée. C'était un âge d'abondance, où les enfants qui s'ennuyaient pouvaient ramasser des pleins seaux de bigorneaux qu'on méprisait à la cuisine, tout comme Maria soupirait lorsque nous rapportions du port plus d'éperlans qu'il n'était attendu de notre maladresse et qu'il fallait bien frire, nous en étions si fiers. Dans ces rochers, plus loin, nous étions un peu plus âgés, lors des pêches à pied des grandes marées, coefficient 95 ou plus, nous connaissions toutes les failles où les bouquets se réfugiaient et les trous où déjà il n'y avait plus de homards, mais des étrilles aux carapaces d'un velours taupe et parfois une araignée qui se confondait en camouflage. Dans ces rochers-là -car on disait dans les rochers, un dormeur sournois que j'avais crocheté sortit sa pince du sac de nos trophées et s'en prit à ta cuisse en brute invertébrée, j'eus du mal à le décramponner et je me souviens que tu pleuras de douleur. Sur ces rochers, un peu plus loin, j'ai glissé, et je me suis luxé le coude, et tu étais là, et tu m'as aidé à rentrer. La lumière, l'eau des mares c'était avec toi, c'était.

mardi 19 janvier 2016

Aux jours d'école

Nous avons aimé l'école, les maîtres, les billes, la balle au prisonnier, et dans la cour de l'école Jean Rostand devenue mixte (Jean Rostand vint je crois l'inaugurer), tu t'emberlificotas des heures avec tes copines dans ces mystérieux jeux d'élastique auxquels les garçons n'ont jamais pris part, tant leur étaient indéchiffrables les figures qui s'y composaient, tressauts entrechats de gamines maigres tendues comme des ressorts de joie. Nous fûmes des enfants sages, des bons élèves, et c'était naturel, cela allait de soi dans ce monde homogène où le dimanche à la messe on pouvait compter les portugais -on les trouvait honnêtes et travailleurs, c'était acquis dans ce monde d'essences, mais jamais on n'eût pensé que leurs enfants dussent être studieux. Nous l'étions, et nos amis étaient fils d'officiers pareils au père -du moins le croyait-on- ou les filles de nos instituteurs-de-gauche-mais-des-gens-bien-quand-même. Je vous nomme, amis de la première enfance, Jean-François, Laurent, Anne, et vous nommer c'est comme un vœu d'hiver, un souhait de longue vie pour les images heureuses que vous suscitez ce soir, et je vous nomme aussi Maryse et Edouard Fabre-Garrus, nos instituteurs bien aimés, la petite brune et le grand distrait que toi comme moi avons écouté avec tant de plaisir, qui nous apprirent tant, qui nous firent chanter, apprendre des poèmes un peu communistes, et nous emmenaient, les après-midi de printemps, marcher chemin de la Comtesse, lorsqu'il faisait soleil sur les digitales à faire tiédir les gourdes de Fanta orange.

dimanche 17 janvier 2016

T'écrire

T'écrire est difficile, j'entends, savoir que faire pour ne pas trop trahir. J'y pense toutes les nuits, au fond c'est impossible -impossible mais nécessaire. Je ne puis te prêter vie -je ne suis pas cet hystérique ce démiurge, ce mystique, je n'ai pas volé le feu ni contraint les dieux à m'entendre, je ne projette ni ne délire je te sais morte et nonobstant je te parle je t'écris ce sont des actes insensés dont je ne saurais faire l'impasse, pas des actes impensés je peux faire pleurer les pierres mais pas non plus l'horreur terrifiante des tombeaux. J'essaye moi qui ai choisi la lame qui te recouvre, de ne pas écrire de pierre, que t'écrire soit toujours de l'élan du vivant et non -sous le mauvais prétexte que tu ne saurais me répondre- un monument qui te fige: l'abominable ce serait que te parlant je te statufie. Chaque mot tremble d'encre bleue, chaque mot je te le lance, chaque mot danse avec ton ombre qui s'enfuit.

samedi 16 janvier 2016

Première neige

Tu n'as pas oublié mon anniversaire, oublier, tu ne peux plus, oublier c'est encore être. Maman non plus, elle s'est souvenue, m’a appelé, c'est rare qu'elle appelle, très rare que ce soit le jour dit de ma naissance, je suis comme elle, moi aussi j'ai l'anniversaire approximatif. En cela nous différions: tu tenais à ton anniversaire, je fuyais plutôt le mien, tu souffrais enfant de prendre un an de plus le jour de la rentrée des classes, et je me souviens que tes quarante ans te furent pénibles, et je me souviens surtout que l'année dernière tu fis tout pour survivre à celui du père, je ne peux pas mourir aujourd'hui m'as-tu dit crânement -moi j'avais oublié la date et si je la sais à présent c'est pour ta rage à survivre à ce jour-là. Non, je n'aime pas les anniversaires, trop absorbé par la guirlande de l'après qui se tresse quoi qu'on en ait: hier c'était la première neige sans toi, cette première neige me pèse plus que mes cinquante trois ans -que vaut cet âge que tu n'atteindras pas?

mardi 12 janvier 2016

Lettre morte

Philippe a retrouvé le brouillon de tes lettres, il me le dit au téléphone, sa stupeur, ces brouillons au milieu des cours d'internat qu'il allait jeter, la douleur de te lire écrivant au père, à tante Marie aussi, écrivant pour dire ce qui fut. Je n'ai pas lu ces lettres, tu m'en avais parlé. Ce que je sais, tu y nommais l'inceste, sommais le père de le reconnaître, de s'excuser. Restée lettre morte la lettre, le père ne sait pas dire pardon, le père s'absout d'avance, le père n'a jamais répondu de rien, le père nie devant l'évidence, le père persiste et va très bien, merci.
Quant à nous qui te portons nous avons cœurs et poings serrés.

dimanche 3 janvier 2016

Jardin-de-derrière, jardin-de-devant

Ta chambre au papier peint Crin blanc (enfants et chevaux de Camargue) donnait sur le jardin-de-derrière, comme la mienne où entraient des merles ivres: ils avaient picoré les baies sures du buisson ardent et moitié titubant s'envolaient vers la vitre. Il y eut des accidents d'oiseaux au-dessus du jardin-de-derrière. Jardin-de-devant non, un forsythia, un vegelia, un arbre de Judée, une haie de troènes, des hortensias un peu chlorotiques et voilà tout le jardin-de-devant, un jardin de façade, pas un jardin d'enfants, un jardin pour les gens, pour le qu'en-dira-t-on, bien tondu, bien taillé, bien traité par le père: un jardin impeccable, blason de probité. Dans le cellier tous les produits KB contre tous les parasites possibles, toutes les pulvérisations, tous les engrais, tous les pesticides et même les fumigations rien n'était inutile. On invitait les invités au tour du jardin-de-devant, c'était vite fait mais il leur fallait s'extasier et s'intoxiquer en humant les roses Meilland jaunes de poudre anti-pucerons, juste devant le salon.
Nous étions, nous, du jardin-de-derrière. Les jardins ne communiquaient pas, il fallait traverser ou cuisine ou cellier pour arriver aux corètes du Japon, au buisson ardent, aux cassis-fleurs, au parterre de fraisiers. Au centre de la pelouse du jardin-de-derrière, le portique jaune et vert aux deux balançoires qu'on nous offrit pour nous consoler de la mort du chat -de fait cela nous consola. Le père ce diviseur avait segmenté le jardin-de-derrière, le jardin caché, le jardin des enfants. A toi les fraisiers, à moi les cassis fleurs, question d'odeur peut-être, de stratégie sans doute: à toi la jouissance des fruits, à moi le rien des parfums d'avril. Il escomptait ton égoïsme, tu mangerais toutes les fraises, te ferais l'agent de ma frustration -c'est ce qu'il aurait fait- mais non tu partageas toujours les fruits innocents de l'Eden, et de cette enfance incorruptible nous vient je crois cette indifférence à la propriété, la certitude que tout ne s'achète pas. Tu fus toujours la généreuse, je demeure désintéressé.