Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

jeudi 22 janvier 2015

Ombres de nous-mêmes

Et personne, alors, pour nous dire ce que nous allions faire, comment nous allions rire, quand il fut bien clair que ce bélître de dieu gisait, mort de ses prétentions. L'homme qui nous l'apprit l'avait lu dans le regard perdu d'un cheval fouetté, à Turin, l'homme y avait vu que libérés de dieu nous nous vengerions sur les bêtes, et bêtes enragées nous vomirions le vivant, nous le ferions saigner d'une haine vile. Nous furent refusés et l'espoir et la paix, et c'est à nous-mêmes qu'il fallut se vouer, de nous mêmes qu'il fallut désespérer.
Sans dieu pour enchanter le ventre creux des pauvres, sans dieu pour justifier les appétits des grands, sans dieu pour sacrer la sueur de nos amours, sans dieu pour éclairer le jour, accepter la nuit, sans dieu pour pardonner les fautes prétendues, sans dieu pour sonder nos reins douloureux, nos coeurs écoeurés, serrer les dents sans dieu, et sans dieu se tenir debout dans un deuil joyeux.

mardi 20 janvier 2015

Promesse de neige

Les enfants attendaient la neige. Les enfants sont sans patience. Ils criaient pour crever les nuages, dessinaient sur leurs cahiers des canons pointés vers le ciel bas, faisaient cercle dans la cour, païens sous les arbres dépouillés, défiant de toutes leurs forces l'équilibre des nues. Qu'ils tombent, les flocons sur les paumes rouges de nos mains dégantées, qu'ils couvrent la route de l'école, qu'on ne la retrouve jamais, qu'y disparaisse l'auge gelée des boeufs et la voiture du père, qu'ils figent dans le silence l'élan terrible de la vie, qu'ils soient la vie même avant de recouvrir la vie. Ils sont énervés disaient les maîtresses qui les voyaient tendus vers les fenêtres, jusqu'à ce que la cloche de quatre heures et demi les libère dans la nuit tombante, la boue, la pluie, puis les premiers flocons qu'ils faisaient fondre sur la langue avec de petits gloussements transis.

samedi 17 janvier 2015

Sages comme des images

La saison de mélancolie, jours bornés, vue raccourcie, gués en crue dans la vallée ronde, semble devoir durer, pesant sur nos vies blêmes. La boue s'épand des champs, verse sur les pentes des ruisseaux café au lait. On peut courir de la place à la boulangerie, c'est trempés qu'on rentre, le pain sous le manteau, le bon pain d'ici qu'on sauve de la pluie. Dans les arbres nus des oiseaux blottis, sous les haies d'épines des troupeaux accablés. Au creux des nuages amassés, le visage haineux des dieux morts.Les enfants laissent au garage les ballons et les bicyclettes, les enfants sages dans leurs chambres préparent sur leurs écrans les crimes de demain, nous tiennent pour comptables des poisons du siècle, occultent leurs fenêtres, se moquent du jardin miteux où nous guettons les premiers bourgeons. Ils s'éraillent les yeux à chercher d'autres signes, s'inventent un idéal plein de fautes d'orthographe. Que dévoreront-ils sinon nous qui avons déjà tout mangé? Quelle lumière, quel sens à leurs jours sous les nuées roses des poussières de nos feux? Prévenant leur colère, nous leur donnons des images aux enfants sages de la caverne moderne. Nous leur bandons les yeux d'étoffes chatoyantes et les menons mélancoliques sur le chemin dont l'horizon s'effondre.

mercredi 14 janvier 2015

Ce n'est pas mon pays

Et, s'arrêtant soudain, passée la porte de la ville où s’érigeait le pilori, devant les rangs de la milice qui beuglait un Te Deum de patronage, elle se figea la vieille Tessa, cracha par terre et dit: "Ce n'est pas mon pays". Puis elle se retourna, reprit le chemin, franchit la poterne et s'éloigna dans l'écho de la marche martiale et ridicule qu'entonnaient de jeunes gens ivres.

mardi 13 janvier 2015

Règne des morts

Alors ce furent de grands cris par la plaine. On porta les corps, on les lava, les plaies furent recousues et les sutures masquées à la cire. Assis sur le trône, les morts régnèrent tout un jour, et leurs noms furent inscrits sur les stèles des carrefours, leurs portraits brandis parmi les reliques et les bannières. On vint en procession les saluer et les enfants chantaient leur gloire. Enfin on leur soumit les vaincus qui furent agenouillés et le boucher passa derrière chacun d'entre eux, les égorgeant de son meilleur couteau et chaque jaillissement de sang sur l'arène fit retentir des hourras. Il fallut toute l'énergie des gardes pour empêcher la foule de les démembrer et jeter leurs restes aux pourceaux.
Il y eut des fleurs brandies par des bras tremblant de haine et des prières remâchées. Les dépouilles des martyrs furent promenées par la ville, que suivait le prince sanglotant à bouillons pendant que dans les faubourgs brûlaient les maisons des maudits. On y avait enchaîné leurs épouses, leurs pères, les enfants et les domestiques. On brûla jusqu'à leur bétail, et les hurlements des incendiés causèrent la joie d'un très grand nombre. Je me trouvai bien seul à m'effarer des promesses atroces d'un temps où l'on s'efforçait d'enrager la rage.