Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

jeudi 4 juillet 2013

Bâtard

Je sais tout cela. La bouche du père qui s'ouvre, d'où fleurissent par ombelles des tiges de sureau qui mûrissent trop vite et c'est jus noir de chique à tomber des grappes, vin sans ivresse, vin d'amertume, de faux raisin qui coule, lent comme une hémorragie, depuis ses lèvres lourdes, creusées d’un plissement que je ne sais pas lire. Le suc de ce bouquet, ce mot-là qui me tue et me délivre, je l'entends moi qui l'attendais depuis l'enfance comme un espoir honteux: "Bâtard!" dit-il. Je n'aurai pas assez de toute ma vie pour l'en remercier : cette liberté-là, à ce moment-là, que croule l'arbre de la famille, je peux tout briser, le portail du jardin, l'insert vitré de la cheminée, ôter les braises de l'âtre et brûler la moquette trop épaisse comme Attila la prairie, lui verser l'huile de la friteuse sur la tête, déclencher l'antivol, que tout hurle et s'embrase, et qu'avec toute l'emphase qu'autorise une maison de cadre supérieur de la banlieue ouest, j'assiste à l'apocalypse du lotissement. Mais rien de tel n'advient : je veux répondre que oui, oui, oui mille fois bâtard me va, me définit, que ce mot-là m'habille à la façon des princes, que pour la première fois mot du père ne ment pas mais dit d'une exactitude inouïe qui je suis, mieux encore, qui j'entends être ; que j'emporte avec moi les couilles du père en guise de scalp, que de toutes mes forces c'est guerre sur son territoire, j'en suis étranger, j'en suis autre ; que nous ne partageons rien qu'un nom, qu'il eut tort de me le donner, que je ne le lui rendrai pas, ou alors si altéré qu'il sera sans reconnaissance ; que nous ne partageons pas même de frontière, que tout ce qui n'est pas lui, n'est même pas forcément moi : grâce à ce jus noir de sureau sorti d'entre ses lèvres, ce mot de bâtard qui me donne enfin signature, c'est barbare que j'aimerais devenir, c'est la peur que j'aimerais lire dans ses yeux d'huître et parcourir le monde comme une traînée de poudre. Mais rien de tel n'advient : ma mère rentre d'Euromarché, demande à ce qu'on l'aide, et nous déchargeons le père et moi, des sacs de plastique orange pleins à craquer de viande en barquettes, de boites de biscuits, de bouteilles, de produits d'entretien. La supercinq refait du bruit, si le père allait voir ce que c'est? Il faut ranger dans le congélateur les brochettes et les esquimaux, faire immédiatement cuire les courgettes dans la cocotte minute. Je la regarde s'escrimer dans la cuisine, depuis l'encadrement de la porte. Je crois que je reste longtemps ainsi, rien qu'à la regarder, fasciné, comme j'avais pu l'être, enfant, devant les maquettes du voisin, qui fabriquait des machines à vapeur avec des rebuts de cuivre. Il n'y a aucun sentiment dans ce regard-là qui dure, il n'est qu'instrument à scruter, à comprendre. J'ai le regard froid comme un carrelage de salle de bain. Ce que je comprends, à scruter ma mère affairée qui tranche un concombre, va le faire dégorger, me demande par-dessus l'épaule si je préfère une sauce à la crème ou une vinaigrette à la ciboulette (je préfère à la crème, avec de la ciboulette), c'est qu'avec une mère pareille, il est impossible que je sois un bâtard. Tous ses gestes disent l'évidence : fils du père, je proviens d'eux qui me vouent à cette répétition de leur race, dont, de toutes mes fibres, j’entends m’affranchir.

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