Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

samedi 26 janvier 2013

La vue basse

Qui ne le sent pas monter, à lui seul il est trois petits singes et l'étoupé. Qui n'entend pas sa mère étouffer sous son masque, qui ne se lève pas pour apaiser l'angoisse et desserrer l'étau ne mérite pas le sommeil. Qui ne voit pas son ombre progresser sous ses pas ne peut marcher sous le soleil. Qui ne la sent pas s'étirer au fil des heures pour se fondre dans la nuit, s'ignore et nous insulte.

jeudi 24 janvier 2013

John est mort

Mick m'écrit que John est mort, je le crois, je m'y attendais. John sidéen depuis vingt ans, a trompé la mort trente fois au moins mais le voilà mort, qui n'est pas mort du SIDA... Crises cardiaques répétées, son cœur à bout, angioplastie, ses artères ravagées par les trithérapies. Vingt ans de molécules incertaines, raisons de sa survie, ont causé sa mort. Mick m'écrit que tout fut digne. J'espère que la mort fut douce. Je ne sais ce que ça signifie, je comprends même que ça ne veut rien dire, espérer quand tout est accompli. La douceur de la mort, fantasme de vivant. John est mort. Je réponds à Mick trois lignes dans un mauvais anglais, je peine à dire, je suis triste comme un vendredi saint, je suis con comme un vendredi treize. John est mort, mardi dix. Je l'apprends ce matin sous un ciel hébété.

Lenteur des steppes

La moto fumait plus bleu que les gitanes de ma mère, et qui l’aurait volée ne serait pas allé loin. Elle leur restait donc, on la leur rapportait même, les soirs où le père était trop bourré pour rentrer avec, trop bourré même pour se rappeler où il l’avait laissée. Ils traversaient sans regarder le passage à niveau, mais aucun risque, aucun vertige : les trains étaient rares par la plaine, un seul s’arrêtait à la gare, les vieilles elles préféraient prendre le car cacochyme qui fumait plus noir que la moto ne fumait bleu. Elles l’avaient attendu des heures, c’était un temps où tout prenait des heures, ce n’était pas la fin de l’histoire, non, puisque rien, jamais, n’avait commencé, on savait bien qu’au delà de l’horizon, c’était encore la plaine, on avait la sagesse de ne pas aller vérifier. Tout était patience, jusqu’au cours de la rivière, au sourire des filles. Ce n’était pas l’ennui non plus : le désir trouvait sa solution. Allongés la nuit sur le bord du chemin ils écoutaient les peupliers bruisser, le long de la rivière ils regardaient l’eau fuir comme l’amour. Mélancolie kirghize.

mardi 15 janvier 2013

Serre-livres

Il fut un temps quelque temps pas longtemps temps de jeunesse, moment d'enfance où nous espérions. Il fut un temps quelque temps pas longtemps dans l'allégresse de l'ignorance, fous nous avions confiance. Qu'avons-nous perdu dans le temps gaspillé et la lumière éteinte? Cette photographie déteinte et nos souvenirs détrempés Voilà ce qui demeure et qu'il faudrait chérir pour le temps qu'il nous reste. Ce temps qui fut, ce temps fut, oh qu'il fut bon ce temps qui fut, il y a longtemps de cela et plus une photo qui reste, il a plu sur le carton du temps perdu. Gestes ensoleillés et maillot de bain rouge - ce qu'il reste il faut fouiller, les sables des plages différents sous le pied, le gros grain de Port-Lin je m'en souviens dans les sandales, ce qu'il reste il faut l'arracher aux sables (sable plus fin à Valentin, les enfants y font des pâtés). Ce temps qui fut qui a fui oh qu'il fut bon ce temps le temps de l'innocence, de la confiance, des confidences. J'avais une photo mais elle fut inondée lors d'un dégât des eaux pour parler assurances, pleurer le temps perdu. Peaux de cuivre tannées, brûlées peaux pelantes, tignasses blondies par la mer, dentelles de sel sur le maillot de bain rouge sur la peau rouge et les yeux rouges après la nage, des écorchures sur les rochers, glissades estafilades éclaboussures, ce qu'il reste il faut l'arracher.