Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

mercredi 29 décembre 2010

Retour de la poupée

Tu reviens par-delà les années. Tu avais peur de l’orage, mais nul ne dormait mieux que toi les nuits où des forêts d’éclairs incendiaient la côte. Tu venais d’Amérique, tu avais une grosse valise où l’on avait vidé des tiroirs. Les tantes soupiraient, tant de robes, tant de dentelles pour une si petite fille. Et rien de repassé. On ne savait pas, pour ton père. On ne savait pour aucun père. C’était un autre temps, où tu dormais dans la tempête. Le matin te réveillait dans tes robes froissées, tes cils interminables. Tu minaudais un peu, parfois tu souriais pour rien, certains s’en énervaient, à quoi ça rime de sourire pour rien, poupée, on blâmait ta mère, on la tenait pour responsable, poupée, ce murmure-là tu ne l’entendais pas, ni les commentaires sur ton français qui ne serait jamais ce qu’il aurait dû être, tu étais trop américaine, trop jolie les cils trop longs tu finirais mal, on incriminait ta mère, c’était le venin des familles, l’aveuglement du clan criminel, l’aigreur des boiteux roux, mais tu passais, lisse, innocente, sans rien comprendre de ces vacances où se renouaient les haines. Poupée, c’était ce qu’on disait, faute de fêler ce visage de porcelaine. On ne savait pas. Un accident de chasse avait coûté un orteil à ton père. C’étaient toujours les mêmes récits. Les cheveux longs de ton frère. Sa maladie. Ta mère qui n’a jamais tant titubé que dans le récit des tantes. Tout pour briser la poupée. Tu reviens par-delà les années, je te vois les cheveux mêlés, un rempart de cheveux au petit déjeuner, puis les rideaux s’écartent et ton sourire, lisse comme un masque. La poupée marche droit ; on dit que les tantes sont mortes, et le père tout comme.

lundi 27 décembre 2010

Pour votre bien

Dormez si vous le pouvez, couvrez de votre sommeil de juste les guerres sans honneur, les gestes infâmes des marchands, remerciez ceux qui ont coupé la tête des pavots, qui vous ont entêté d'opium, assoupissez vous, ils fourniront les rêves, puisqu'ils possèdent les images.
Pleurez sur ordre, prouvez qu'à vingt heures bat un cœur d'enfant puisqu'on vous infantilise, essorez vos mouchoirs de Cholet pendant la réclame, prouvez qu'à vingt-deux heures un samedi sur deux bande un sexe assuré qui rêve de dentelles telles qu'on vous les propose, blanches ou roses, aux pages lingeries de tous les catalogues. Ils ont toutes les tailles, dans toutes les matières.
Courez au matin dans la rue, jouez au ballon, enfilez vos maillots lycra, enfourchez vos vélos et roulez sans rien voir que les côtes, les pentes, les virages. Rentrez fatigués du dimanche. Couchez vous tôt, fermez les yeux. Dormez, on le veut.

mardi 21 décembre 2010

Mourmelon

Or c’est du bleu de ciel, et la voiture même qui attend au portail est de ce bleu de vieille carte postale, et la cagoule de l’enfant qui sort sur le perron. Il porte un anorak rouge, il reconnaît au pied les feuilles de fraisier. Rien d’autre du reste : la coccinelle qui vrombit, les feuilles jointes par trois sur la tige, qui ne devraient pas être, car tout de cette image kodachrome respire la diapositive, le vitrail, l’hiver.

lundi 20 décembre 2010

Tentative d'équilibre

Ceux qui marchent par deux sont si souvent tombés que j'ai peur quand le soir nos ombres grandissent sur la route, s'étirent d'un lampadaire à l'autre, bondissent, se dédoublent. Retiens-moi lorsque je trébuche, rétablis-moi si je m'empierge. Je te promets la pareille, m'engage à peser le poids qui compensera ta chute.
Marchons par deux, c'est notre choix; s'il faut tomber, plongeons, mais ensemble. Quelle eau choisirons nous pour notre nage indienne, qui donnera le coup de pied pour remonter, qu'importe! Nous renaîtrons des mares opaques qui nous guettent dans l'entre-deux de nos soleils. Et déjà nos rires sont guirlandes sur les arbres nus, et déjà sur ta peau c'est rosée de printemps. Marchons ensemble et mélangeons nos ombres. Amantes elles nous annoncent et nous les imitons.

samedi 18 décembre 2010

Quant au vieil âge de ma mère, 2

C’est alors qu’elle frappe à ma porte, qu’elle entre, qu’elle dit qu’elle n’en peut plus, qu’il faut qu’elle rentre, qu’elle vient de vomir, qu’elle a peur. Je regarde ce visage aux traits brouillés, j’y vois la promesse de jours atroces, je lui dis oui, je referme la copie à demi-corrigée, je l’aide à préparer son sac, elle pleure assise sur le lit elle dit « j’en ai marre » et elle pleure. Elle demande pardon, je n’ai rien à pardonner.
Je la reconduis chez elle, on ne dit rien dans la voiture, il n’y a rien à dire, je la reconduis c’est tout, elle ne comprendrait pas que je me mette en colère, si je lui disais, à chaque mois de juin c’est pareil, tu viens chez moi et puis tu meurs, et puis tu ressuscites pour aller chez ma sœur, en juillet ou en août, non, elle ne comprendrait pas. C’est deux heures de route pour aller chez elle, je la dépose, « tu ne veux pas rester un peu » me dit-elle ? Je ne veux pas. Elle dit qu’elle comprend, elle ne comprend pas. Elle n’a pas vu les champs de lin en fleurs, elle n’a pas terminé ces confitures qui encombrent ma cuisine, elle n’est même pas allée sur la tombe de ses parents. Elle va mieux chez elle, elle prend des rendez-vous, cardiologue, kiné, prise de sang, aliénée rassurée elle respire entre les salles d’attente.
Je ne suis pas parti qu’elle est déjà très loin.

mercredi 15 décembre 2010

Ratatouille d'exil

Il ne fera plus jamais chaud, plus jamais le soleil ne sera celui-là qui donnait le sens aux collines, qui blanchissait les terres sous le midi de son feu platiné, qui argentait comme un faussaire les branches des lentisques. Les plages de ce côté-ci ne sont pas de ce verre où l'on brûlait ses pieds dans la course éblouissante vers le baiser de la mer avant de remonter retrouver l'ombre parcimonieuse du cabanon où les amis parlaient fort le dimanche en buvant du rosé, de l'anisette Gras.

- Il n'y a pas d'été. Tu ne sais pas ce qu'est l'été. Tu ne connais rien du goût des fruits puisque ici les fruits n'ont pas de goût. Dans la cuisine on renversait de pleins seaux d'eau sur le carrelage. Un peu de fraîcheur, et dans la fraîcheur même, des odeurs de légumes dont tu n'as pas idée. Ici les courgettes ont goût d'eau, ici les aubergines ont goût de courgettes, ici on trouve de la farine dans les tomates, ici je n'ai plus goût à rien. Quand la voisine nous invite, je ressors malade de crème et de beurre, de ces graisses-là qui sentent le cadavre et les engelures de fermière. Je déteste ces femmes pâles qui ne rient jamais, elles ressemblent aux endives de leurs salades, aux bières que sifflent leurs maris. Mais tu sais, je finis par leur ressembler : l'hiver, j'ai la peau plus blanche que les plages d'avant.

lundi 13 décembre 2010

début de la fin 1

Ce ne pouvait continuer ni finir. Ils ne pouvaient se quitter, persuadés sans doute à raison que se quitter c’était se perdre. Ils connurent les larmes, la peur de faire mal et celle de souffrir et de fait ils souffrirent bien davantage des sacrifices qu’ils consentirent pour le spectre de leur amour mort.

dimanche 12 décembre 2010

Chronique 13

Ce couteau laguiole manche damasquiné
j'en plie la lame acier sur le fil de cuivre
je renonce pour l'heure à crever le soleil
l'abcès mélancolique.

Je l'ouvrirai demain pluie d'étain la rue triste
je m'ouvrirai la main j'offrirai paume ouverte
à l'averse d'étain quelques gouttes de sang
à diluer dans l'ornière
fraternité d'enfant.

Je suis du peuple des nuages.

samedi 11 décembre 2010

Confiture d'abricots

Elle vient toujours en juin, elle reste trop longtemps, elle rangerait bien mes placards, elle n'éteint jamais la radio, elle devient la radio puisqu'elle parle sa langue : parfois à l'entendre je voudrais débrancher le poste, la séparer de France Inter. Je renonce. De toute façon que lui dire ? Je ne dis rien. Je la regarde vieillir, je l'entends rétrécir. Son monde palpite de vieilles cousines que je n'ai jamais vues, de querelles familiales de la première importance. Ce que j'en pense ? Rien. Je n'en pense rien. Et nous préparons des confitures dans la bassine de cuivre. Elle trouve toujours les fruits trop cher, toujours moins beaux que l'an passé. Elle aime par dessus tout la confiture d'abricots. En épluchant les fruits, elle parle de sa mère. Sa mère avait toujours raison. Nous irons fleurir sa tombe. Elle me rappellera qu'elle y a sa place, qu'elle a hérité de la concession. Elle est incapable de la retrouver dans le cimetière, elle la voit toujours plus haut, la tombe, il faut toujours redescendre d'au moins trois rangées de fleurs de plastique, d'anges en faux bronze et de photos vitrifiées. Malade, malade d'elle-même, elle souffre, dit-elle, à en crier, ne crie pas. Elle m'attend le matin au petit déjeuner, me parle France Inter, les dernières hécatombes dont elle est très émue. Je ne réponds rien, je bois mon thé, je me demande comment je vais l'occuper - quand elle s'occupe, elle souffre moins. Je la regarde et j'ai pitié. Je déteste cette pitié.

vendredi 10 décembre 2010

Le sens de la marche

Ici, glaise et silex, le pas blesse le pas pèse, mais nous marchons sous la futaie tremblante, verte encore de cette pluie douce qui retarde le gel. Vertes les gerçures qui lézardent nos jeans. Ocres de glaise, nos bottes alourdies. Nous n'oublions rien dans la marche, nous ne voulons rien oublier, nous continuons de marcher ensemble. Nos couteaux lestent nos poches de velours. Ouvertes, nos paupières pourtant ne nous sont pas blessures. Nous regardons entre nous et les choses ce qui, indéfiniment, sépare et relie dans le même mouvement de cils. Renonçant à trancher, nos couteaux pliés dans les poches, nulle inscription sur l'arbre, nul amer gravé dans l'écorce, nous marchons, nous regardons.
Ce que nous voulons comprendre est infime, nous échappe, et nul doute qu'il se briserait si nous le touchions de nos doigts gourds, mais nous ne voulons pas toucher. Ce que nous aimons, c'est l'échappement même. Cet élan-là nous mène et c'est ainsi que nous marchons.

mercredi 8 décembre 2010

Pereira (je crois)

Je n'ai jamais vu Pereira, des ouï-dire, des anecdotes, mon père intarissable s'en amusait. Il venait des champignonnières où il travaillait sans papiers, il y dormait à même la terre, dans la carrière sous Poissy. Mon père presque patron social quand il parlait de Pereira, mon père presque ému quand il fut seul à l'enterrer. Pereira faisait des conneries poétiques, Pereira était un pauvre attendrissant, Pereira parlait mal français mais était si touchant quand il disait patroun à la place de patron. Pereira travailleur comme tous les Portugais, plus catholique que les Arabes sur qui, sans tarir, mon père dégueulait des ordures.
Pereira, viré de son meublé par une taulière de feuilleton, Pereira squattant dans les chiottes de l'usine – je me souviens de leur carrelage jaune-marron – Pereira qui peint au minium la tôle oxycoupée , Pereira qui réchauffe sa conserve et la fait exploser – des haricots rouges sur le carrelage jaune – Pereira se douche au diluant pour se détacher du minium.
Un été c'est retour au pays. Sa femme ne le reconnaît pas, sa femme vit avec un homme. Pereira se rend au café, offre une tournée puis une autre, depuis la veste en cuir, il tire les billets, un an d'économies, trois jours à boire, à puiser dans la veste en cuir. Il rentre le quatrième, il veut retravailler.
Pereira, je crois que c'était son nom. Pereira qu'un jour mon père a viré, comme il en a viré beaucoup. Pereira bientôt mort que nul ne connaissait, que mon père a dû reconnaître, dont il a suivi le cercueil, c'était l'hiver sur la plaine de Mantes. Pereira, je crois qu'il s'appelait comme ça. Même pas sûr de retrouver le nom de Pereira.

dimanche 5 décembre 2010

Chronique I

Fatigués par tant de voyages
que laissons-nous tomber avec le sac
de notre peau quand
pèsent nos muscles alourdis,
paupières plombées sur des fenêtres ternes?

Les paysages abusés s'étendent
et notre regard n'y est plus le semeur de sens
qu'il prétendait naguère quand des haies
familières lui dessinaient des perspectives nous
ombrant le front de noisetiers et d'aubépines

Nous passons le gué sans étonnement
comme si tout, connu de si longtemps
s'était tanné dans la vallée dont nous voyons crouler
les moulins de briques le torchis des remises
s'écailler le toit de l'église

Fatigués nous rentrons dans la vieille maison
les bottes pleines - il y a bonheur à les ôter,
comme si le poids du monde restait collé à leurs semelles.
La rue retentit de chevaux obsolètes.
Nous n'y faisons plus attention.

Demeurent
notre sommeil sans nostalgie
nos mains solidaires.

samedi 4 décembre 2010

Etat des lieux

Je sais décrire les lits mieux que personne, les draps mordus et les marnières des oreillers. Où je m’enfonce je ne sais pas, un chaos de fibres et de tissus, et ce matelas si dur que tu n’y trouves pas le sommeil.

Je me suis réveillé je n’étais plus chez moi. De vieux chanteurs célébraient un tout petit Prince.

Je regarde et je ne comprends rien, je n’ai plus d’idée sur grand’ chose, ou très confusément. En moi la spirale absurde de l’escalier d’un phare dont la lentille brisée divise la lumière.

Un vendeur de chaussettes au parapluie ouvert avait pris le pouvoir. Le tout petit orgasme du bonimenteur. Le bonneteau. Les badauds. On allait voir ce qu’on allait voir. On a vu. Des chaussettes. Par lots.

Les feux à l’aine des nations, les feux dans les chiffons des pauvres, la bouche en feu des Justes dont je ne suis pas, la colère qui s’épuise à crier sur les toits, rage qui se disperse sur le plasma des écrans plats, les feux bleus ne nous réchauffent pas.

Je me lève. J’ai dormi trois ans. Je ne reconnais rien. Le Président fait exprès de mal parler français. Je me lève, j’ai dormi trois ans, rien n’a changé vraiment. On scotche avec constance des noirs sur les sièges d’Air France, les sièges du fond, de préférence, après les avoir frappés au ventre.

Trois pierres sur le chemin, trois éclats de silex qui ne signifient rien.

Des bouquets de plastique accrochés aux pieux des champs. Il pleut sur nos morts, sur nos enfants stupides.

A quinze ans, Dimitri, gueule d’ange, se la fracasse au calva, jusqu’au coma. Il est huit heures du matin, un jour de semaine.

Et la pluie dans ma bière, ce soir au vieux marché.

Un ministre dit d’un centenaire qu’il ne va pas passer l’hiver. Depuis janvier je paye pour alzheimer. Un gros ministre à la peau lisse et la frange sage nous félicite d’être solidaires.

Je regarde de toutes mes forces, je te jure que je regarde à n’en pas croire mes yeux.

J’ignore comment tu peux dormir mais si tu veux de moi, je t’écouterai respirer.

Le journal je n’y comprends rien la radio ce n’est pas ma langue.

Ces cris-là qui nous stupéfient, ces cris-là qui nous annihilent, absolu l’autre nous laisse sans voix, et nos douleurs médiocres nous les ravalons, honteux.

Les ombres montent, les ombres montent, qui mouchent nos chandelles.

Automne, alors, et les jours brefs comme nos vies, les nuits s’étirant à la mesure de nos terreurs d’enfants gâtés.

vendredi 3 décembre 2010

Quatorzième nocturne à l'ange

Tu sais quel tueur sommeille
en moi quand tu me veilles
mon gardien d’ange
tu sais le rêve qui me ronge
et quel anneau mon doigt désire
lorsqu’assommé je dors dans la paix de ta geôle
Un assassin hante ma gorge
un cri, un seul, et je libère
un étrangleur d’oiseau le regard flou d’opium
beau comme un enfant désolé
devant le jouet par lui brisé
Connais-tu l’anneau dont je parle
Que la pie vola machinale ?
Il scelle nos serments
Et la grille carnée de mon jeune haschichin
Dont le poing serré tient la tête décolée
De la pie des mensonges.